Marcof-Le-Malouin

Chapitre 2L’ABBAYE DE PLOGASTEL

Le vieux Jocelyn s’empressa de placer sur lapetite table un frugal repas, bien différent de celui auquelavaient pris part les habitants de l’aile opposée du couvent. Lemarquis offrit la main à la religieuse, et tous deux s’assirent enface l’un de l’autre. Jocelyn demeura debout, appuyé contre lechambranle de la porte, et, aux éclairs de joie que lançaient sesyeux, il était facile de deviner tout le bonheur qu’éprouvait lefidèle et dévoué serviteur. Le marquis se pencha vers la religieuseet lui fit une question à voix basse.

– Mais sans doute, Philippe,répondit-elle vivement ; vous savez bien que vous n’avez pasbesoin de ma permission pour agir ainsi…

Le marquis se retourna.

– Jocelyn, dit-il, depuis trois jours tuas partagé ma table.

– Vous me l’avez ordonné,monseigneur.

– Et madame permet que je te l’ordonneencore, mon vieux Jocelyn. Viens donc prendre place à noscôtés…

– Mon bon maître, n’exigez pascela !…

– Comment, tu refuses dem’obéir ?

– Monseigneur, songez donc qui jesuis !…

– Jocelyn, dit vivement la jeune femme,c’est parce que M. le marquis se rappelle qui vous êtes, quenous vous prions tous deux de vous asseoir auprès de nous ;venez, mon ami, venez, et songez vous-même que vous faites partiede la famille… Vous n’êtes plus un serviteur, vous êtes un ami…

Et la religieuse, avec un geste d’une adorablebonté, tendit la main au vieillard. Jocelyn, les yeux pleins delarmes, s’agenouilla pour baiser cette main blanche et fine. Puis,comme un enfant qui n’ose résister aux volontés d’un maître qu’ilcraint et qu’il aime tout à la fois, il prit place timidement enface du marquis et de sa gracieuse compagne.

– Mon Dieu, Julie ! dit Philippeavec émotion, que vous êtes bonne et charmante !

– Je m’inspire de Dieu qui nous voit etde vous que j’aimerai toujours, mon Philippe ! répondit lareligieuse.

– Oh ! que je suis heureuxainsi ! Je vous jure que depuis dix ans, voici le premiermoment de bonheur que je goûte, et c’est à vous que je le dois…

– Il ne manque donc rien à ce bonheurdont vous parlez ?

– Hélas ! mon amie, le cœur del’homme est ainsi fait qu’il désire toujours ! Je seraisvéritablement heureux, je vous l’affirme, si devant moi je voyaisencore un ami…

– Qui donc ?

– Marcof.

– Marcof ?… En effet, Philippe,jadis déjà, lorsque nous habitions Rennes, ce nom vous échappaitparfois… c’est donc celui d’un homme que vous aimez bientendrement ?

– C’est celui d’un homme, chère Julie,envers lequel la destinée s’est montrée aussi cruelle qu’enversvous…

– Mais quel est-il, cet homme ?

– C’est mon frère !

– Votre frère, Philippe ! s’écria lareligieuse.

– Votre frère, monseigneur ! répétaJocelyn.

– Oui, mon frère, mes amis, etpardonnez-moi de vous avoir jusqu’ici caché ce secret qui n’étaitpas entièrement le mien ! Aujourd’hui, si je vous le révèle,c’est que les circonstances sont changées ; c’est que, passantpour mort vis-à-vis du reste du monde, je crois utile de ne paslaisser ensevelir à tout jamais ce mystère… Marcof, lui, ce noblecœur, ne voudra point déchirer le voile qui le couvre, et cependantil doit y avoir après moi des êtres qui soient à même de dire lavérité… la vérité tout entière !…

Un silence suivit ces paroles du marquis.

La religieuse attachait sur le marquis desregards investigateurs, n’osant pas exprimer à haute voix lacuriosité qu’elle ressentait. Quant à Jocelyn, qui avait été témoindes relations fréquentes de son maître avec Marcof, il n’avaitcependant jamais supposé qu’un lien de parenté aussi sérieux alliâtle noble seigneur à l’humble corsaire. Le marquis reprit :

– Ce secret, je vais vous le confier toutentier. Jocelyn, parmi les papiers que nous avons emportés duchâteau, il est un manuscrit relié en velours noir ?

– Oui, monseigneur.

– Va le chercher, mon ami, et apporte-lepromptement…

Jocelyn sortit aussitôt pour exécuter lesordres de son maître.

*

**

Avant d’aller plus loin, je crois utiled’expliquer brièvement comme il se fait que nous retrouvions dansles cellules souterraines du couvent de Plogastel, le marquis deLoc-Ronan, aux funérailles duquel nous avons assisté.

On se souvient sans doute de la conversationqui avait eu lieu entre le marquis et les deux frères de sapremière femme. On se rappelle les menaces de Diégo et de Raphaël,et la proposition qu’ils avaient osé faire au gentilhomme breton.Celui-ci se sentant pris dans les griffes de ces deux vautours,plus altérés de son or que de son sang, avait résolu de tenter uneffort suprême pour s’arracher à ces mains qui l’étreignaient sanspitié.

Le marquis de Loc-Ronan avait rapporté jadis,d’un voyage qu’il avait fait en Italie, un narcotiquetout-puissant, dû aux secrets travaux d’un chimiste habile,narcotique qui parvenait à simuler entièrement l’action destructivede la mort. Ne voyant pas d’autre moyen de reconquérir sa libertéindividuelle, il avait résolu depuis longtemps d’avoir recours à cebreuvage, à l’effet duquel il ajoutait une foi entière.

Le marquis était honnête homme, et hommed’honneur par excellence. À l’époque de son mariage avecmademoiselle de Fougueray, il n’avait pas tardé à s’apercevoir del’indigne conduite de celle à laquelle il avait eu la faiblesse deconfier l’honneur de son nom. Aussi, lorsqu’il anéantit son acte demariage, sa conscience ne lui reprocha-t-elle rien. Pour lui,c’était faire justice ; peut-être se trompait-il, mais à coupsûr, il était de bonne foi.

Marié une seconde fois et adorant sa femme, ilavait vu son bonheur se briser, grâce à l’adresse infernale ducomte de Fougueray et du chevalier de Tessy. À partir de ce moment,son existence était devenue celle des damnés. Mademoiselle deChâteau-Giron s’était réfugiée dans un cloître, et lui étaitdemeuré en butte aux extorsions continuelles de ses beaux-frères.Donc le marquis avait résolu d’en finir, coûte que coûte, aveccette domination intolérable. Ne confiant son dessein qu’à sonfidèle serviteur, et ne pouvant prévenir Marcof qui, on le sait,avait pris la mer à la suite de sa conférence avec son frère, lemarquis avait mis sans retard ses projets à exécution. Nous enconnaissons les résultats.

Dès que le corps avait été enfermé dans lesuaire, Jocelyn, faisant valoir deux ordres écrits de son maître,avait exigé qu’après la cérémonie funèbre lui seul procédât à lafermeture du cercueil. Tout le monde s’était donc éloigné de lachapelle. Jocelyn alors avait enlevé le soi-disant cadavre etl’avait déposé dans une chambre secrète réservée derrière lemaître-autel. Puis il avait enveloppé dans le linceul un énormelingot de cuivre préparé d’avance. Cela fait, et la bière refermée,on avait procédé à la descente du cercueil dans les caveaux duchâteau.

La nuit venue, le marquis était sorti de sonsommeil léthargique, et s’appuyant sur Jocelyn, avait quittémystérieusement sa demeure à l’heure à laquelle Marcof arrivait àPenmarckh. Le gentilhomme et son serviteur se dirigèrent à piedvers le couvent de Plogastel, dans lequel le marquis savait ques’était nouvellement retirée sa femme. Seulement il ignoraitl’expulsion récente des nonnes. Aussi, lorsqu’à l’aube du jour ilpénétra dans le cloître, grande fut sa stupéfaction en trouvantl’abbaye déserte.

Le marquis parcourut ce vaste bâtimentsolitaire. Désespéré, il prit la résolution de se cacher jusqu’à lanuit dans les souterrains. Alors il se mettrait en quête de lacause de cette solitude désolée. Jocelyn connaissait leshabitations mystérieuses pour y avoir autrefois pénétré. Son pèreavait été jardinier du couvent de Plogastel, et l’enfant avait jouébien souvent dans ces cellules obscures que se réservaient lesreligieuses les plus austères. Ils descendirent donc tous les deux,et cherchèrent à s’orienter au milieu de ce dédale de voûtes et decorridors sombres. Bref, Jocelyn, guidé par ses souvenirs, parvintà introduire son maître dans ces réduits inconnus de tous.

Au moment où ils y pénétraient, ils furentfrappés par la clarté d’une petite lampe dont les rayons filtraientsous la porte mal jointe d’une cellule. Convaincus que quelquegardien du couvent s’était retiré dans les souterrains, ilsavancèrent sans hésiter, espérant obtenir des renseignements sur cequ’étaient devenues les nonnes. Mais à peine eurent-ils franchi leseuil de la cellule, qu’un double cri de joie s’échappa de leurpoitrine. Dans la religieuse demeurée fidèle à son cloître, lemarquis et Jocelyn venaient de reconnaître mademoiselle Julie deChâteau-Giron, marquise de Loc-Ronan.

Cette rencontre avait eu lieu la veille dujour où nous avons nous-même introduit le lecteur près de la bellereligieuse. Le marquis passa les heures de cette première journée àraconter à sa femme et les événements survenus et la résolutionqu’il avait prise.

Julie avait conservé pour son mari le plustendre attachement. Si elle avait pris le voile lors de ladécouverte du fatal secret, cela avait été dans l’espoir d’assurerla tranquillité à venir du marquis. La courageuse femme, faisantabnégation de sa jeunesse et de sa beauté, s’était dévouée,s’offrant en holocauste pour apaiser la colère de Dieu.

Elle avait même obtenu la permission dechanger de cloître et de quitter celui de Rennes pour celui dePlogastel, dans le seul but de se rapprocher de l’endroit où vivaitle marquis de Loc-Ronan, et dans l’espoir d’entendre quelquefoisprononcer ce nom si connu dans la province.

La religieuse accueillit donc son mari, noncomme un époux dont elle était séparée depuis longtemps, mais commeun frère et comme un ami pour lequel elle eût volontiers donné savie entière. Elle approuva aveuglément ce qu’avait fait le marquis.Puis elle lui raconta que, lors de l’expulsion de la communauté,elle se trouvait seule dans les cellules souterraines. La craintel’avait empêchée de se montrer en présence des soldats, et, lesgendarmes une fois partis, ne sachant que faire, elle avait résolude conserver l’asile que la Providence lui avait ménagé ;seule, une vieille fermière des environs était dans le secret de saprésence et lui apportait chaque jour ses provisions qu’elledéposait à l’entrée des souterrains. Dès lors il fut convenu que lemarquis et Jocelyn habiteraient une cellule voisine et qu’ils nesortiraient que la nuit, revêtus tous deux du costume des paysansbretons, costume que la religieuse se chargeait de se procurer avecl’aide de la fermière. C’est donc à la seconde visite seulement dumarquis auprès de sa femme, que nous assistons en ce moment. Lesdeux époux, calmes et heureux, ignoraient qu’à quelques pas de leurretraite et dans le même corps de bâtiment, demeuraient ceux quileur avait fait tant de mal et avaient brisé à jamais leurs deuxexistences.

*

**

Après quelques minutes, Jocelyn revintapportant un in-folio relié en velours noir, rehaussé de garnituresen argent massif, et fermé à l’aide d’une double serrure dont laclef ne quittait jamais le gentilhomme. Le marquis ouvrit lemanuscrit, l’appuya sur la table, et s’adressant à safemme :

– Julie, lui dit-il, lorsque vous aurezpris connaissance de ce que contient ce volume, vous connaîtrezdans leur entier tous les secrets de ma famille. Écoutez-moi doncattentivement. Toi aussi, mon fidèle serviteur, continua-t-il en seretournant vers Jocelyn. Toi aussi, n’oublie jamais ce que tu vasentendre ; et, si Dieu me rappelle à lui avant que j’aieaccompli ce que je dois faire, jurez-moi que vous réunirez tousdeux vos efforts pour exécuter mes volontés suprêmes !Jurez-moi, Julie, que vous considérerez toujours, et quoi qu’ilarrive, Marcof le Malouin comme votre frère ! Jure-moi,Jocelyn, qu’en toutes circonstances tu lui obéiras comme à tonmaître.

– Je le jure, monseigneur ! s’écriaJocelyn.

– J’en fais serment sur ce Christ !dit la religieuse en étendant la main sur le crucifix cloué à lamuraille.

– Bien, Julie ! Merci,Jocelyn !

Et le marquis, après une légère pose, repritavant de commencer sa lecture :

– L’époque à laquelle nous allonsremonter est à peu près celle de ma naissance. Vous n’étiez pas aumonde, chère Julie ; vous n’étiez pas encore entrée dans cettevie qui devrait être si belle et si heureuse, et que j’ai rendue,moi, si tristement misérable…

– M’avez-vous donc entendue jamais meplaindre, pour que vous me parliez ainsi, Philippe ? réponditvivement la religieuse en saisissant la main du marquis.

– Vous plaindre, vous, Julie !Est-ce que les anges du Seigneur savent autre chose qu’aimer et quepardonner ?

– Ne me comparez pas aux anges, mon ami,répondit Julie avec un accent empreint d’une douce mélancolie.Leurs prières sont entendues de Dieu, et, hélas ! les miennesdemeurent stériles ; car, depuis dix années, j’implore lamiséricorde divine pour que votre âme soit calme et heureuse ;et vous le savez, Philippe, vous venez de l’avouer vous-même, vousn’avez fait que souffrir longuement, cruellement, sansrelâche !…

Le marquis baissa la tête et sembla se plongerdans de sombres réflexions. Enfin il se redressa, et prenant lamain de Julie :

– Qu’importe ce que j’ai souffert,dit-il, si maintenant je dois être heureux par vous et près devous…

– Un bonheur fugitif, mon ami. L’habitque je porte ne vous indique-t-il pas que j’appartiens à Dieuseul ?

– Ne pouvez-vous être relevée de vosvœux ?

– Et que deviendrions-nous,Philippe ?

– Nous fuirions loin, bien loin d’ici…Nous cacherions, dans une patrie nouvelle et ignorée, notre amouret notre bonheur !…

– Vous ne pouvez en ce moment abandonnerla cause royale !

– Cela est vrai.

– Puis, lors même que nous parviendrionsà fuir, en quel endroit de la terre trouverions-nous latranquillité ?

– Hélas !… Julie, ces misérablesnous poursuivraient sans trêve et sans pitié s’ils découvraient queje suis encore vivant ! C’est là ce que vous voulez dire,n’est-ce pas ?

Julie garda le silence.

– Oh ! murmura le marquis dontl’indignation douloureuse s’accroissait à chaque parole, oh !les infâmes. Ne pourrai-je donc jamais les écraser sous mes piedscomme de venimeux reptiles !…

– Taisez-vous, Philippe ! s’écria lajeune femme. N’oubliez pas que notre religion interdit toutevengeance !

Le marquis ne répondit pas ; mais illança un regard étincelant à Jocelyn, et tous deux sourirent, maisd’un sourire étrange.

– Oubliez ces rêves, Philippe ;oubliez cet avenir impossible ! continua Julie. Pour rompremes vœux, il faudrait un bref de Sa Sainteté ; et croyez-vousqu’un tel acte puisse s’accomplir dans le mystère ? Ons’informerait de la cause qui me fait agir, et on ne tarderait pasà découvrir la vérité.

– Peut-être ! répondit lentement lemarquis. Lorsque vous connaîtrez davantage l’homme dont je vaislire l’histoire, histoire tracée de sa propre main, vous changerezsans doute d’opinion, et vous penserez avec moi que celui qui futcapable de faire ce qu’il a fait, peut nous sauver tous deux, etassurer notre bonheur à venir…

– Lisez donc, mon ami. J’écoute.

Alors le marquis se pencha vers le manuscrit,et commença à voix haute sa lecture.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer