Marcof-Le-Malouin

Chapitre 5LA SAINT-JEAN.

La fête de la Saint-Jean, le 24 juin de chaqueannée, est une des solennités les plus remarquables et les plusreligieusement célébrées de la Bretagne. La veille, on voit destroupes de petits garçons et de petites filles, la plupart couvertsde haillons et de mauvaises peaux de moutons dont la clavée a rongéla laine, parcourir pieds nus les routes et les chemins creux. Uneassiette à la main, ils s’en vont quêter de porte en porte. Ce sontles pauvres qui, n’ayant pu économiser assez pour fairel’acquisition d’une fascine d’ajoncs, envoient leurs gars et leursfillettes mendier chez les paysans plus riches de quoi acheter lesquelques branches destinées à illuminer un feu en l’honneur demonsieur saint Jean.

Aussi, lorsque la nuit étend ses voiles sur lavieille Armorique, de l’orient au couchant, du sud au septentrion,sur la plage baignée par la mer, sur la montagne s’élevant vers leciel, dans la vallée où serpente la rivière, il n’est pas àl’horizon un seul point qui demeure plongé dans les ténèbres.Nombreux comme les étoiles de la voûte céleste, les feux de saintJean luttent de scintillement avec ces diamants que la main duCréateur a semés sur le manteau bleu du ciel. Partout la joie,l’espérance éclatent en rumeur confuse.

Les enfants qui, là comme ailleurs, fontconsister l’expression du bonheur dans le retentissement du bruit,les enfants, disons-nous, sentant leurs petites voix frêlesétouffées parmi les clameurs de leurs pères, ont imaginé un moyenaussi simple qu’ingénieux d’avoir une part active au tumulte. Ilsprennent une bassine de cuivre qu’ils emplissent d’eau et demorceaux de fer ; ils fixent un jonc aux deux parois opposées,puis ils passent le doigt sur cette chanterelle d’une nouvelleespèce, qui rend une vibration mixte tenant à la fois du tam-tamindien et de l’harmonica. Un pâtre du voisinage les accompagne avecson bigniou. C’est aux accords de cette musique étrange que jeunesgens et jeunes filles dansent autour du feu de saint Jean, surmontétoujours d’une belle couronne de fleurs d’ajoncs.

Les vieillards et les femmes entonnent desnoëls et des psaumes. Une superstition touchante fait disposer dessiéges autour du brasier ; ces siéges vides sont offerts auxâmes des morts qui, invisibles, viennent prendre part à la fêteannuelle. Il est de toute notoriété que les pennères(jeunes filles), qui peuvent visiter neuf feux avant minuit,trouvent un époux dans le cours de l’année qui commence, surtout sielles ont pris soin d’aller deux jours auparavant jeter une épinglede leur justin (corset en étoffe) dans la fontaine du boisde l’église. De temps à autre on interrompt la danse pour laisserpasser les troupeaux ; car il est également avéré que lesbêtes qui ont franchi le brasier sacré seront préservées de lamaladie.

À minuit les feux s’éteignent, et chacun seprécipite pour emporter un tison fumant que l’on place près du lit,entre un buis béni le dimanche des Rameaux, et un morceau du gâteaudes Rois.

Les heureux par excellence sont ceux quipeuvent obtenir des parcelles de la couronne roussie. Ces fleurssont des talismans contre les maux du corps et les peines de l’âme.Les jeunes filles les portent suspendues sur leur poitrine par unfil de laine rouge, tout-puissant, comme personne ne l’ignore, pourguérir instantanément les douleurs nerveuses.

Ce soir-là tous les habitants de Fouesnanavaient déserté leurs demeures pour accourir sur la placeprincipale du village, où s’élevait majestueusement une immensegerbe de flammes. L’entrée de Jahoua et d’Yvonne fut saluée par descris de joie. Nul n’ignorait que les promis étaient en mer, et quela tempête avait été rude.

Au moment où la jument grise s’arrêta sur laplace, un beau vieillard aux cheveux blancs et à la barbe égalementblanche, accourut appuyé sur son pen-bas.

– Béni soit le Seigneur Jésus-Christ etmadame la sainte Vierge de Groix ! s’écria-t-il en tendant sesbras vers Yvonne qui, plus légère qu’un oiseau, s’élança à terre etse jeta au cou du vieillard.

– Vous avez eu peur, mon père ?demanda-t-elle d’une voix émue.

– Non, mon enfant ; car je savaisbien que le ciel ne t’abandonnerait pas. Le lougre a-t-il eu desavaries ?

– Je ne crois pas ; mais nous avonscouru un grand danger…

– Lequel mon enfant ?

– Celui d’aller sombrer dans la baie desTrépassés, père Yvon !… dit Jahoua en serrant la main du vieuxBreton.

En entendant prononcer le nom de la baiefatale, tous les assistants se signèrent.

– Heureusement que Marcof est un bonmarin ! reprit Yvon après un moment de silence et enembrassant de nouveau sa fille.

– Oh ! je vous en réponds ! Ilcourait sur les rochers de Penmarckh sans plus s’en soucier ques’ils n’existaient pas…

– Il a donc manœuvré bienhabilement ?

– Mon père, dit Yvonne en courbant latête, ce n’est pas lui qui a sauvé le Jean-Louis…

– Et qui donc ? Le vieux Bervic,peut-être ?

– Non, mon père ; c’est…

– Qui ?

– Keinec.

– Keinec, répéta Yvon avecmécontentement. Il était donc à bord ?

– Il est venu quand le lougre dérivait.Sa barque s’est brisée contre les bordages au moment où elleaccostait.

– Ah ! c’est un brave gars et unfier matelot ! fit Yvon avec un soupir.

– Chère Yvonne, interrompit Jahoua encoupant court à la conversation, ne voulez-vous pas, vous aussi,fêter monsieur saint Jean ?

– Allez à la danse, mes enfants, réponditle vieillard en mettant la main de sa fille dans celle du fermier.Allez à la danse, et chantez des noëls pour remercier Dieu.

Yvonne embrassa encore son père, puis, prenantle bras de son fiancé, elle courut se mêler aux jeunes gens et auxjeunes filles qui s’empressèrent de leur faire place dans laronde.

Yvon retourna s’asseoir à côté des vieillards,en dehors du cercle des siéges consacrés aux défunts. Près de luise trouvait un personnage à la physionomie vénérable, à lachevelure argentée, et que sa longue soutane noire désignait à tousles regards comme un ministre du Seigneur. C’était le recteur deFouesnan.

Les Bretons donnent ce titre derecteur au curé de leur paroisse, n’employant cettedernière dénomination qu’à l’égard du prêtre qui remplit lesfonctions de vicaire.

Le pasteur qui, depuis quarante années,dirigeait les consciences du village, était le grand ami du père dela jolie Bretonne. Lui aussi s’était levé lors de l’arrivée despromis, et avait manifesté une joie franche et cordiale en lesrevoyant sains et saufs. Le mécontentement d’Yvon, en entendantparler de Keinec, ne lui avait pas échappé. Aussi, dès que lesvieillards eurent repris leur place, il examina attentivement lafigure de son ami. Elle était sombre et sévère.

– Yvon, dit-il en se penchant verslui.

Yvon ne parut pas l’avoir entendu. Le prêtrele toucha du bout du doigt.

– Yvon, reprit-il.

– Qu’y a-t-il ? demanda le vieillarden tressaillant comme si on l’arrachait à un songe pénible.

– Mon vieil ami, j’ai des reproches à tefaire. Tu gardes un chagrin, là au fond de ton cœur, et tu ne mepermets pas de le partager.

– C’est vrai, mon bon recteur ; maisque veux-tu ? chacun a ses peines ici-bas. J’ai les miennes.Que le Seigneur soit béni ! je ne me plains pas…

– Pourquoi me les cacher ? Tu n’asplus confiance en moi ?

– Ce n’est pas ta pensée ! ditvivement Yvon en saisissant la main du prêtre.

– Et bien ! alors, raconte-moi donctes chagrins !

– Tu le veux ?

– Je l’exige, au nom de notre amitié.Veux-tu, pendant que les jeunes gens dansent et que les hommes etles femmes chantent les louanges du Seigneur, veux-tu que nouscausions sans témoins ? Voici ta fille de retour. Jahoua ne tequittera guère jusqu’au jour de son mariage. Peut-êtren’aurons-nous que ce moment favorable ; car, si je devinebien, tes chagrins proviennent de l’union qui se prépare…

– Dieu fasse que je me trompe ! maistu as pensé juste.

– Viens donc alors, Dieu nouséclairera.

Les deux vieillards se levèrent et sedirigèrent vers la demeure d’Yvon, située précisément sur la placedu village. Yvon offrit un siége à son ami, approcha une table dela fenêtre, posa sur cette table un pichet plein et deux gobeletsen étain ; puis éclairés par les reflets rougeâtres du feu deSaint-Jean, le prêtre et le vieillard se disposèrent, l’un àécouter, l’autre à entamer la confidence demandée et attendue.

– Tu te rappelles, n’est-ce pas, demandaYvon, le jour où je conduisis en terre sainte le corps de ma pauvredéfunte ? Tu avais béni la fosse et prié pour l’âme de lamorte. Yvonne était bien jeune alors, et je demeurais veuf avec unenfant de cinq ans à élever et à nourrir. J’étais pauvre : mabarque de pêche avait été brisée par la mer ; mes filetsétaient en mauvais état ; il y avait peu de pain à la maison.La mort de ma femme m’avait porté un tel coup que ma raison étaitébranlée et mon courage affaibli…

« À cette époque, j’avais pour matelot unbrave homme de Penmarckh qui se nommait Maugueron. C’était le pèrede Keinec. Son fils, de quatre ans plus âgé qu’Yvonne, était déjàfort et vigoureux. Un matin que je demeurais sombre et désolé,contemplant d’un œil terne mes avirons devenus inutiles, Maugueronentra chez moi.

– Yvon, me dit-il, il y a longtemps quetu n’as pris la mer ; tu n’as plus de barque et tu as unefille à nourrir. Mon canot de pêche est à flot ; apporte tesfilets ; viens avec moi, nous partagerons l’argent que nousgagnerons.

– Comment veux-tu que je laisse Yvonneseule à la maison ? répondis-je. Tout le monde est aux champset la petite a besoin de soin.

« – Apporte ta fille sur tes bras.Keinec, mon gars, la gardera.

« J’acceptai. Depuis ce jour, Maugueronet moi, nous pêchâmes ensemble. Yvonne fut élevée par Keinec, quil’adorait comme une sœur. Les enfants grandirent. Entre Maugueronet moi, il était convenu que, dès qu’ils seraient en âge, lesjeunes gens seraient fiancés. Seulement, j’avais mis pour conditionqu’Yvonne aurait le droit de me délier de ma parole, car je nevoulais pas la forcer.

« Tu sais comment mourut mon ami ?En voulant aller secourir un brick en perdition sur les côtes, ilfut brisé sur les rochers. Keinec avait quatorze ans. Le gars atoujours été d’un caractère sombre et résolu. Un an après qu’ilétait orphelin et qu’il m’accompagnait en mer, il me prit à part unsoir en rentrant de la pêche.

« – Père, me dit-il, c’est ainsi quel’enfant m’appelait depuis qu’il avait perdu le sien, père, vousêtes pauvre, et je le suis aussi. Yvonne aime les beaux justins define laine et les croix d’or. Je veux la rendre heureuse. J’aitrouvé un engagement avec Marcof. Nous allons courir le mondedurant quelques années, et, Dieu aidant, je reviendrai riche… Alorsvous mettrez la main d’Yvonne dans la mienne et nous serons vosenfants.

« Je voulus le détourner de son projet,il fut inébranlable. Le jour où il partit, après avoir embrassé mafille qui pleurait à grosses larmes, je l’accompagnai jusqu’àAudierne, où il devait s’embarquer.

« – Mon gars, lui dis-je en le pressantsur ma poitrine, car je l’aime comme s’il était mon fils, mon gars,reviens vite ; mais rappelle-toi encore que ma parole n’engagepas Yvonne.

« – J’ai la sienne, me répondit-il. Et ilpartit.

« Nous restâmes deux ans sans avoir denouvelles. Au bout de ce temps Marcof revint ; mais il étaitseul. Il avait été faire la guerre là-bas, de l’autre côté de lamer, et il nous raconta que le pauvre Keinec était mort encombattant, dans un débarquement sur la terre ferme. Il le croyait,car il ne savait pas que Keinec, blessé seulement, avait étérecueilli par des mains charitables, qu’il était guéri et qu’ilattendait une occasion pour revenir en Bretagne. Cette occasion, ill’attendit cinq années. Deux fois il avait tenté de s’embarquer,deux fois, le navire, à bord duquel il était, avait faitnaufrage.

« Nous autres, nous ne savions rien, rienque ce que nous avait dit Marcof. Yvonne et moi nous l’avionspleuré, et tu sais combien tu as dit de messes pour lui.

– Sans doute, répondit le recteur ;et je savais aussi tout ce que tu viens de dire.

– N’importe ; il me fallait lerépéter pour arriver à la fin. Écoute encore : Yvonnegrandissait et devenait la plus belle fille du pays. Pendant quatreans passés elle ne voulut écouter aucun demandeur. Enfin, bienpersuadée que Keinec était mort, elle consentit, l’année dernière,à aller au Pardon de la Saint-Michel, où se rendent toujours lespennères. Là elle vit Jahoua, le plus riche fermier de laCornouaille. Jahoua l’aima. Il est jeune, riche et beau garçon.Jamais je n’avais pu rêver un gars plus fortuné pour lui donnerYvonne. Quand il vint me parler et me dire qu’il voulait m’appelerson père, je fis venir ma fille et l’interrogeai. Yvonne l’aimaitaussi. La pauvre enfant s’était aperçue que ce qu’elle avaitressenti jadis pour Keinec n’était qu’une affection toutefraternelle.

« Que devais-je faire ?… Pouvais-jehésiter à assurer le bonheur d’Yvonne et de Jahoua ? Ilsdevinrent promis : ils étaient heureux tous deux. Il y a deuxmois seulement, Keinec revint au pays. Le pauvre gars apprit pard’autres qu’Yvonne était fiancée. Il ne chercha pas à mevoir ; il n’adressa pas un reproche à Yvonne. Je le croyaisreparti de nouveau, lorsque, tout à l’heure, la petiote vient de medire que c’était lui qui avait sauvé le Jean-Louis. S’il asauvé le lougre, vois-tu, recteur, c’est qu’il savait bienqu’Yvonne était à bord, et c’est qu’il aime toujoursYvonne !…

« Maintenant, ma fille se marie dans septjours. J’estime Jahoua et mon Yvonne aime son promis. Voilà,recteur ce qui me fait souffrir et m’inquiète. J’ai peur que lepauvre Keinec ne soit malheureux et qu’il ne fasse un coup dedésespoir, car je l’aime, ce gars, et pourtant je ne peux pasforcer ma fille. Dis, à présent que tu sais tout, que dois-jefaire ? »

Le recteur réfléchit pendant quelquessecondes. Il allait parler, lorsqu’une ombre opaque vints’interposer entre la lueur jetée par le feu qui brûlait sur lagrande place et la petite fenêtre auprès de laquelle causaient lesdeux vieillards. Un homme, caché sous l’appui de cette fenêtre etqui avait tout entendu, s’était dressé brusquement. Le recteur fitun mouvement de surprise. Yvon, reconnaissant le nouveau venu pourun ami, lui tendit vivement la main.

– C’est toi, Marcof ! dit-il.Pourquoi n’entres-tu pas, mon gars ?

– Parce que au moment où j’allais entrerchez vous, j’ai aperçu Keinec qui rôdait au bout du village, et queje ne voulais pas le perdre de vue. Maintenant je vous dirai, Yvon,et à vous aussi, monsieur le recteur, que c’est dans la crainte quemon nom prononcé tout haut ne parvint à l’oreille de Keinec, que jeme suis blotti sous la fenêtre et que j’ai entendu toute votreconversation. Au reste, c’est le bon Dieu qui l’a voulu sans doute,car je venais vous parler à tous deux d’Yvonne et de Jahoua.

– Et Keinec ? demanda Yvon.

– Keinec a gagné la montagne, c’estpourquoi je me suis montré…

– Qu’avez-vous à nous dire, Marcof ?fit le recteur dès que le marin eut franchi le seuil de laporte.

– Des choses graves, très-graves.D’abord, j’ai peur que le pauvre Keinec ne soit fou !

– Comment cela ?

– Il aime toujours Yvonne ; et votrevieil ami ne s’est pas trompé en redoutant un coup dedésespoir.

– Keinec voudrait-il se tuer ?demanda le digne pasteur avec anxiété.

– Peut-être bien ; mais avant tout,il tuera Jahoua, c’est moi qui vous le dis !…

Marcof n’osa pas exprimer toute sa penséedevant le père de la jeune Bretonne, mais il ajouta à partlui :

– Et, bien sûr, il tueraYvonne !…

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