Marcof-Le-Malouin

Chapitre 16LES TORTURES.

Carfor sauta à terre et amarra soigneusementle canot à un gros piquet enfoncé sur la plage.

– Je le ramènerai cette nuit à Penmarckh,murmura-t-il, et je dirai à Keinec que j’en ai eu besoin… Le garsne se doutera de rien.

En parlant ainsi, Carfor se dirigeait vers lagrotte, lorsqu’il s’arrêta tout à coup. La branche de résine dontKeinec s’était servi pour pénétrer dans la grotte avec Marcof, etque le jeune marin avait jetée à terre sans prendre soin de laremettre dans le brasier, venait de frapper les regards de Carfor.Son intelligence, toujours prompte à soupçonner, lui dit qu’ilfallait que quelqu’un fût venu, pour que cette branche aux troisquarts brûlée fût éloignée de plus de cent pas du feu qu’il avaitlaissé allumé toute la nuit pour faire croire à sa présence.

– Qui donc est venu ? sedemanda-t-il. Le comte et le chevalier, Billaud-Varenne et Keinec,sont les seuls qui eussent osé, à dix lieues à la ronde,s’aventurer la nuit dans la baie des Trépassés ! Or, je quitteà l’instant le comte et le chevalier ; Billaud-Varenne est àBrest. Keinec n’avait pas son canot ! Qui doncserait-ce ?

Carfor réfléchit longuement ; puis il sefrappa le front et pâlit.

– Marcof ! murmura-t-il ;Marcof, peut-être !

– Tu ne te trompes pas, répondit une voixrude.

Carfor se retourna vivement et tressaillit.Marcof était debout entre le berger et le canot.

– Que me veux-tu ? demandaCarfor.

– Te parler.

– À moi ?

– En personne.

– Pourquoi ?

– Tu le sauras.

– Je ne veux pas t’entendre.

– Tu n’en es pas le maître.

– Tu as donc résolu de mecontraindre.

– Certainement.

– Mais…

– Assez.

Et Marcof se retournant :

– Venez, dit-il.

Jahoua et Keinec parurent. En voyant Keinec,la physionomie de Carfor exprima une joie réelle.

– Ah ! pensa le berger, Keinec estici ; il est fort : tout n’est pas perdu.

Et s’adressant à Marcof :

– Encore une fois, dit-il, que meveux-tu ?

– Entrons dans la grotte, tu lesauras.

Carfor obéit, et marcha vers sa demeure danslaquelle il pénétra. Marcof et ses deux compagnons l’y suivirentpas à pas. Marcof prit pour siége un quartier de rocher. Keinec etJahoua se tinrent debout à l’entrée de la grotte. Carfor promenaitautour de lui un regard sombre et résolu ; il attendait queMarcof lui adressât la parole.

– D’où viens-tu ? lui dit lemarin.

– Que t’importe ?

– Je veux le savoir.

– De quel droitm’interroges-tu ?

– Du droit qu’il me plaît de prendre, et,si tu le veux, du droit du plus fort.

– Je ne te comprends pas !

– C’est ton dernier mot ?

– Oui.

– Réfléchis !

– Inutile !

– Très-bien ! dit froidementMarcof.

– Carfor ! s’écria Keinec ens’avançant, il faut que tu parles !

– Qu’as-tu fait d’Yvonne ? demandaJahoua en même temps.

Le jour qui naissait à peine n’avait pasjusqu’alors permis à Carfor de distinguer les traits du secondcompagnon de Marcof. Terrifié par la subite apparition du marinqu’il redoutait et savait son ennemi, le berger ne s’était remis deson trouble qu’en reconnaissant Keinec dont il espérait un secours.Mais, en voyant tout à coup Jahoua, qu’il croyait mort, car iln’avait pas douté un seul instant que Keinec ne l’eût tué, envoyant le fermier, disons-nous, ses yeux exprimèrent malgré lui cequi se passait dans son âme. Marcof sourit ironiquement.

– Tu ne t’attendais pas à les voirensemble, n’est-ce pas ? dit-il.

Carfor garda le silence. Alors Marcofs’adressant aux deux jeunes gens :

– Laissez-moi faire, continua-t-il, etgardez l’entrée de la grotte ; je vous l’ordonne.

Keinec et Jahoua se reculèrent, tandis queMarcof, se tournant vers Carfor, reprenait :

– Encore une fois, veux-tu répondre auxquestions que je vais t’adresser ?

– Non !

– Tonnerre ! tu parleras,cependant.

Marcof prit un bout de corde qui gisait àterre, et, sans ajouter un seul mot, il le coupa en deux à l’aided’un poignard qu’il tira de sa ceinture. Cela fait, il répandit unpeu de poudre sur un rocher, et roula dedans le bout de la cordequ’il convertit ainsi en mèche.

– Pour la troisième fois, fit-il encoreen s’adressant à Carfor, veux-tu répondre !

Le berger détourna la tâte.

– Garrottez-le ! ordonna lemarin.

Jahoua et Keinec se précipitèrent sur Carfor.Le misérable voulut opposer de la résistance, mais, terrassé en uneseconde, il fut bientôt mis dans l’impossibilité de faire un seulmouvement. Les deux hommes lui tinrent solidement les jambes et lesbras.

– Attachez-lui les mains, continua Marcofimpassible ; seulement, laissez-lui les pouces libres… Là,continua-t-il en voyant ses ordres exécutés. Maintenant, Keinec,prends ce bout de mèche et place-le entre ses pouces ; maisserre vigoureusement, que la corde entre bien dans les chairs.

Keinec s’empressa d’obéir. Lorsque les deuxpouces de Carfor furent liés ensemble, de façon que la mèche setrouvât prise entre eux et passât de quelques lignes, Marcof tiraun briquet de sa poche, fit du feu et approcha l’amadou allumé dubout de corde. Le feu se communiqua rapidement à la poudre dont lamèche était saupoudrée.

– Attendons un peu maintenant, repritMarcof d’une voix parfaitement calme. Le drôle va parler tout àl’heure, et il sera aussi bavard que nous le voudrons.

Carfor sourit avec incrédulité.

– De plus solides que toi ont demandégrâce à ce jeu-là !… continua le marin en reprenant sa place.Demande à Keinec, il connaît l’invention pour l’avoir vu pratiqueren Amérique parmi les peuplades sauvages. Tu souris, à présent,mais quand les chairs commenceront à griller lentement, tuparleras, et même tu crieras.

Keinec et Jahoua frémissaient d’impatience.Marcof les calma du geste. Les deux jeunes gens se rappelant leserment d’obéissance qu’ils avaient fait à leur compagnon,n’osaient exprimer toute leur pensée, mais ils trouvaient latorture trop longue, car tous deux songeaient à Yvonne et à ce quela pauvre enfant pouvait être devenue. Pendant quelques minutes, leplus profond silence régna dans la grotte. Puis Carfor ne putretenir un soupir.

– Cela commence ! fit observerMarcof. Je savais bien que le procédé était infaillible.

En effet, l’extrémité de la mèche s’étaitconsumée et la corde commençait à brûler plus lentement encore lespouces du berger. Suivant l’expression de Marcof, la chair grillaitsous l’action du feu. La peau se noircit et la chair vive se trouvaen contact avec la mèche enflammée. La souffrance devait êtrehorrible. La figure de Carfor, pâle comme un linceul, s’empourpraitpar moments, et les veines de son cou et de son front se gonflaientà faire croire qu’elles allaient éclater. Une sueur abondanteperlait à la racine des cheveux et inonda bientôt son visage. Sabouche se crispa ; ses membres se roidirent. Marcofcontemplait d’un œil froid les progrès de la douleur qui commençaità terrasser le sauvage Breton.

– Veux-tu parler ? dit-il.

Carfor le regarda avec des yeux ardents dehaine.

– Non ! répondit-il.

– À ton aise ! nous ne sommes paspressés.

– Si je le tuais ! s’écriaKeinec.

– Silence ! fit Marcof en écartantle jeune homme qui s’était avancé.

La douleur devint tellement vive que Carfor neput étouffer un cri.

– Au secours ! cria-t-il ; àmoi !… à l’aide !…

– Crois-tu donc que quelqu’un soit icipour t’entendre ? Tes amis les révolutionnaires ne sont paslà.

– À moi ! les âmes desTrépassés ! hurla le berger, Keinec et Jahoua tressaillirent.Marcof remarqua le mouvement.

– Nous ne croyons pas à tes jongleries,se hâta-t-il de dire. Inutile de jouer au sorcier,entends-tu ? Tes contes sont bons pour effrayer les enfants etles femmes, mais nous sommes ici trois hommes qui ne craignonsrien. N’est-ce pas, mes gars ?

– Dis-nous où est Yvonne ? fitKeinec en secouant le berger par le bras.

– Laisse-le ! il te le dira tout àl’heure, répondit Marcof.

Carfor, en proie à la douleur, se roulait parterre dans des convulsions effrayantes.

– Il ne parlera pas ! fitJahoua.

– Bah ! continua Marcof en haussantles épaules. J’ai vu des Indiens qui n’avaient la langue déliéequ’à la troisième mèche, et j’ai de quoi en faire deux autres.

– Déliez-moi ! déliez-moi !s’écria Carfor.

– Tu parleras ?

– Oui !

– Tu diras la vérité ?

– Oui !

– Détache la mèche, Jahoua.

Le fermier trancha les liens d’un coup decouteau. Carfor poussa un soupir et s’évanouit.

– Va chercher de l’eau, Keinec, continuafroidement Marcof.

Mais avant que le jeune homme ne fût revenu,le berger avait rouvert les yeux. Marcof alors procéda àl’interrogatoire.

– Tu sais qu’Yvonne a disparu ?dit-il à Carfor.

– Oui ! répondit le berger.

– On l’a enlevée ?

– Oui !

– Tu as aidé à l’enlèvement ?

Carfor hésita.

– La seconde mèche ! fit Marcof.

– Je dirai tout ! s’écria Carfor,dont les cheveux se hérissèrent à la pensée d’une torturenouvelle.

– Réfléchis avant de répondre ! Nedis que la vérité, ou tu mourras comme un chien que tu es.

– Je dirai ce que je sais ; je te lejure.

– Réponds : tu as aidé àl’enlèvement ?

– Oui.

– Tu n’étais pas seul ?

– Non.

– Qui t’accompagnait ?

– Deux hommes : le maître et levalet.

– Le nom du maître ?

– Je l’ignore !

– Le nom du maître !

– Je ne sais pas !

– Tonnerre ! s’écria Marcof enlaissant enfin éclater la colère qu’il s’efforçait de contenirdepuis si longtemps. Tonnerre ! le temps presse, et l’onmartyrise peut-être la jeune fille, tandis que les gendarmes vontrevenir à Fouesnan traquer le père. La seconde mèche !

– Grâce ! s’écria Carfor.

– La seconde mèche !

– Je parlerai !…

– Faites vite, mes gars ! continuale marin.

Keinec et Jahoua obéirent. Carfor, incapablede se défendre, poussait des cris déchirants. La seconde mèche, futattachée et allumée. Le malheureux devenait fou de douleur ;car les chairs se rongeaient au point de laisser l’os à nu.

– Le nom de cet homme ? demandaMarcof.

– Grâce ! pitié !

– Son nom ?

– Le chevalier de Tessy !

– Pourquoi a-t-il enlevéYvonne ?

– Il l’aimait !

– Combien t’a-t-il payé, misérableinfâme ?

Carfor ne put répondre. Marcof renouvela saquestion.

– Cinquante louis ! murmura leberger.

– Chien ! tu ne mérites pas depitié !

– Qu’il meure ! s’écria Jahoua.

– Plus tard, répondit Keinec. AprèsMarcof, c’est à moi qu’il appartient.

Carfor s’était évanoui de nouveau. Marcofdélia une seconde fois les cordes, et le berger revint à lui.

– Où est Yvonne ? demanda lemarin.

– Je l’ai laissée près d’Audierne.

– Mais où l’a-t-on emmenée ?

– Je ne sais pas.

– Réponds !

– Je ne sais pas.

Cette fois Carfor prononça ces paroles avec untel accent de vérité, que Marcof vit bien qu’il ignorait en effetce qu’était devenue la jeune fille.

– Partons ! s’écrièrent Jahoua etKeinec.

– Allez armer le canot !

Les jeunes gens s’élancèrent. Marcof serapprocha de Carfor et lui posa la pointe de son poignard sur lagorge.

– Le chevalier de Tessy a avec lui uncompagnon ? dit-il.

– Oui, répondit Carfor.

– Le nom de ce compagnon ?

– Le comte de Fougueray.

– Ce sont des agentsrévolutionnaires ?

Carfor leva sur le marin un œil où se peignaitla stupéfaction.

– Réponds ! ou je t’enfonce cepoignard dans la gorge ! continua Marcof en faisant sentir aumisérable la pointe de son arme.

– Tu as deviné.

– Quels sont les autres agents avec toiet eux deux ?

– Billaud-Varenne et Carrier.

– Où sont-ils ?

– À Brest.

– Les mots de passe et dereconnaissance ? Parle vite, et ne te trompe pas !

– Patrie et Brutus.

– Sont-ils bons pour toute laBretagne ?

– Non !

– Pour la Cornouailleseulement ?

– Oui !

– C’est bien.

En ce moment Keinec et Jahoua rentrèrent dansla grotte.

– L’embarcation est à flot, et la brisevient de terre, dit Keinec.

– Embarquons, alors.

– Un moment, continua le jeune homme ens’avançant vers Carfor.

– Que veux-tu faire ?

– M’assurer qu’il ne fuira pas.

Et Keinec, après avoir visité les liens quiretenaient Carfor, le bâillonna, et, le chargeant sur ses épaules,il le porta vers une crevasse de la falaise. Puis, aidé par Jahoua,il y introduisit le corps du berger et combla l’entrée avec unquartier de roc.

– Personne ne le découvrira là, et je leretrouverai ! murmura-t-il.

Alors les trois hommes entrèrent dans lecanot, et poussèrent au large.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer