Marcof-Le-Malouin

Chapitre 10IAN CARFOR.

En voyant les deux étrangers s’avancer verslui, l’homme descendit à son tour sur la grève et se dirigea verseux. Quand ils furent à quelques pas seulement les uns des autres,ils s’arrêtèrent.

– Ian Carfor, dit le comte, mereconnais-tu ?

Le berger demeura pendant quelques secondesimmobile ; puis relevant la tête, il fixa sur les deuxétrangers un regard froid et investigateur.

– D’où viens-tu ? demanda-t-il d’unevoix lente.

– De la cité de l’oppression, réponditgravement le comte.

– Où vas-tu ?

– À la liberté.

– Pour qui est ta haine ?

– Pour les tyrans !

– Que portes-tu ?

– La mort !

– Suivez-moi tous deux.

Et Ian Carfor, marchant le premier, conduisitle comte et le chevalier vers l’entrée d’une petite grotte creuséedans le rocher, et que la mer devait envahir dans les hautesmarées. Il fit signe aux deux hommes de s’asseoir sur un banc demousse et de fougère. Lui-même s’installa sur une grosse pierre. Laconversation continua entre Ian et le comte. Le chevalierparaissait avoir accepté le rôle de témoin muet.

– Tu veux des nouvelles ? demandaIan Carfor.

– Sans doute. Le pays se remue ?

– Avant quinze jours il sera enarmes !

– Qui commande ici ?

– Le marquis de Loc-Ronan ; quicorrespond avec le marquis de la Rouairie.

– Ainsi, Marat avait dit vrai ! fitle comte en s’adressant cette fois au chevalier. Tu le vois, laBretagne va se soulever.

– Eh bien, qu’elle se soulève !répondit le chevalier avec indifférence ; cela nousservira.

– Mais cela ne servira pas la France,citoyens ! s’écria brusquement une voix venant du fond de lagrotte, où régnait une obscurité complète.

Le comte et son compagnon se levèrent vivementet avec une surprise mêlée d’effroi. Ian Carfor ne bougea pas.

– Qui donc nous écoute ? demanda lecomte avec hauteur.

– Quelqu’un qui en a le droit, réponditla voix.

Et un nouvel interlocuteur, sortant desténèbres, vint se placer en pleine lumière.

– Quelqu’un qui a le droit de t’entendre,citoyen Fougueray, continua-t-il, et qui trouve étrange la réponsede ton compagnon !

– Billaud-Varenne ! murmura le comteen reculant d’un pas.

– Eh ! pourquoi diable trouves-tu maréponse étrange ? demanda le chevalier, sans rien perdre deson aisance ordinaire.

– Parce qu’elle n’est pas d’un boncitoyen.

– Qu’en sais-tu ?

– Tu souhaites la rébellion de cepays.

– Je la souhaite pour qu’il nous soitplus facile de connaître les traîtres, et par conséquent de leschâtier.

– Bien répondu ! s’écria Ian Carfor.Celui-là est un bon !…

– C’est vrai, dit Billaud-Varenne. C’estle chevalier de Tessy, et je n’ignore pas les services qu’il nous adéjà rendus.

– Sans compter ceux qu’il peut rendreencore !

– Reprenez donc vos places, citoyens, etcausons donc sérieusement, car, ainsi que vous l’a dit Ian Carfor,la situation est grave, et la guerre civile imminente. Déjà laVendée se remue ; la Bretagne ne tardera pas à suivre sonexemple…

Alors les quatre personnages enfermés dansl’étroite demeure du berger entamèrent une de ces longuesconversations politiques, telles que pouvaient les avoir des amisde Marat et de Billaud-Varenne.

Le soleil était déjà haut sur l’horizonlorsque la séance fut levée. Au moment où les quatre hommesallaient se séparer, Billaud-Varenne s’adressa au berger.

– Ian Carfor, lui dit-il, tu nous aspromis de nous tenir au courant des messages qui seraient échangésentre La Rouairie et Loc-Ronan ?

– Oui, je l’ai promis et je le prometsencore, répondit le berger.

– Tu ne nous as pas expliqué par quelsmoyens tu parviendrais à te renseigner toi-même ?

– C’est bien simple. L’agent entre lesdeux marquis est Marcof.

– Oui ; mais Marcof n’est pas facileà exploiter…

– C’est possible, citoyen ; mais ila pour ami un garçon en qui il a une confiance absolue, et qui senomme Keinec. Or, Keinec me dira tout, j’en réponds. Je lesurveille à cet effet, et ce soir même il sera à moi.

– Très-bien ! Seconde-nous, soisfidèle, et la patrie se montrera reconnaissante, repritBillaud-Varenne.

Puis, s’adressant aux deux gentilshommes, ilajouta :

– Adieu, citoyens : je pars, je vouslaisse ; mais il est bien convenu que vous séjournerez encoretrois mois dans ce pays. J’ai dans l’idée que le mois de septembreprochain nous sera favorable, à nous et à nos amis ; et sinous frappons un grand coup à Paris, il est urgent que dans lesprovinces il y ait des têtes et des bras qui nous soutiennent.

En disant ces mots, qu’il accentua par ungeste énergique, le futur terroriste salua lestement les troishommes et s’éloigna. Il gravit, non sans quelque difficulté, unpetit sentier, moins escarpé cependant que celui par lequel étaientdescendus le comte et le chevalier, et situé au flanc opposé de labaie. Arrivé sur la falaise, il se retourna, salua de la main unedernière fois, et prit, selon toute apparence, la direction deQuimper. À peine eut-il disparu, que le chevalier, pressant le brasdu comte pour l’entraîner à l’écart, lui dit à voixbasse :

– Est-ce que tu comptes lui obéir, Diégo,et rester ici encore trois mois ?

– Allons donc ! quelleplaisanterie ! Nous agirons pour notre compte et non pour leleur et pour celui de leur patrie bien-aimée, qu’ils ne songentqu’à ensanglanter.

– Donc, nous resterons ici ?…

– Tant que nous le jugerons convenable ànos intérêts.

– Et ensuite ?

– Nous partirons.

– À merveille.

– Or çà, très-cher, continua le comte deFougueray, il me paraît que notre mission diplomatique est terminéeet que nous n’avons plus rien à faire ici. Le soleil descendrapidement vers la mer ; mon estomac est creux comme letonneau des Danaïdes, songeons un peu, s’il vous plaît, à regagnerl’endroit où nous avons laissé nos chevaux et à trouver pour cettenuit bonne table et bon gîte !…

– Un instant, j’ai quelques mots à dire àIan Carfor.

– Encore de la politique ?

– Non pas !

– Quoi donc ?

– Il s’agit d’amour, cette fois.

– Qu’est-ce que cette folie,chevalier ?

– Folie ou non, la petite Bretonne metient fort au cœur !

– La Bretonne de ce matin ?

– Oui !

– Une paysanne !… fi !

– Je ne fais jamais fi d’une charmantecréature ! Paysanne ou duchesse, je les estime autant l’uneque l’autre, et, pour les femmes seulement, j’admets l’égalitéabsolue.

– L’égalité comme la comprend si bien cebon M. de Robespierre ?…

– Précisément.

– Et tu crois que Carfor peut quelquechose pour toi ?

– Je n’en sais rien… Je vais le luidemander.

– Demande, cher, demande ! Pendantce temps, je vais admirer le paysage ; j’aime la belle nature,moi, voilà mes seules amours !

Et le comte de Fougueray, après avoir émiscette réflexion philosophique, commença une promenade sur la grèveles mains enfoncées dans les poches de sa veste de satin, la têtelégèrement inclinée sur l’épaule droite, dans une attitude toutegracieuse.

Le chevalier se rapprocha du berger.

– Carfor ! dit-il.

– Monsieur le chevalier ! réponditl’agent révolutionnaire avec plus de respect qu’il n’en avaitaffecté en présence de Billaud-Varenne.

– Tu habites ce pays depuislongtemps ?

– Depuis quinze ans.

– Tu connais tout le monde ?

– À dix lieues à la ronde, sansexception.

– Très-bien ! J’ai besoin de toi.Aimerais-tu gagner cinquante louis d’un seul coup ?

Les yeux de Ian Carfor lancèrent deséclairs ; mais éteignant soudain ces lueurs compromettantes,il répondit :

– On n’est jamais fâché de gagnerhonnêtement sa vie.

– Bien ! Nous nous entendrons…Connais-tu un paysan qui s’appelle Yvon et qui a pour fille unejolie enfant, aux yeux noirs et aux cheveux blonds ?

– Et qui est fiancée au fermierJahoua ?… ajouta Carfor. Je connais le père et lafille !… ils habitent Fouesnan.

– C’est cela même, je les ai rencontrésce matin ; la petite m’a plu, et je serais assez disposé àl’emmener à Paris avec moi.

– Vous voulez lui faire quitter lepays ?

– Oui.

– Eh bien ! cela peut se faire…

– Tu crois ?

– J’en réponds.

– Avant son mariage, s’entend ?

– Avant son mariage.

– Corbleu ! si nous réussissons, ily aura deux cents louis pour toi !

– Je les accepterai, monsieur ; maissi vous ne me donniez rien, je vous aiderais tout de même, foi deBreton !

– Bah ! Quel intérêt as-tu donc àtout cela, toi ?

– Celui de la vengeance.

– Contre Yvonne ?

– Ne m’interrogez pas ! Je nerépondrais rien ! Tout ce que je puis affirmer, c’est que labelle se marie le 1er juillet prochain, à dix heures dumatin. Eh bien ! ce même jour, vous entendez ? ce mêmejour, à la tombée de la nuit, elle sera en route avec vous…

– Et les moyens sur lesquels tu comptespour opérer ce miracle ?

– Je les ai, et je me charge de tout.

– Quand devrai-je te revoir ?

– Le 1er juillet, ici même, àquatre heures de relevée !

– Et voilà dix louis d’à-compte, monbrave !… fit le chevalier en jetant sa bourse dans la main deCarfor. Au 1er juillet je serai exact, je t’enpréviens !

Et le chevalier pirouettant vivement sur letalon, chiffonna son jabot d’une main assez élégante, et, tendantla pointe en homme qui croit à une victoire prochaine, il sedirigea vers le comte.

– Eh bien ? lui demandacelui-ci.

– Eh bien, cher, si Hermosa part avecnous, nous partirons quatre.

– Vraiment !

– D’honneur ! ce Carfor est un hommeprécieux ! Çà, mon excellent ami, je me sens maintenant tout àfait disposé à fêter un solide repas !… Si vous le trouvezbon, en route !

– Volontiers, répondit le comte.

Et les deux hommes, prenant congé de Carfor,regagnèrent le sentier périlleux qu’ils se mirent en devoird’escalader.

– Je préfère cent fois cela !…murmura Carfor en les suivant d’un œil distrait. Cette vengeancevaut mieux que toutes celles qu’aurait pu me procurer Keinec !Mais lui aussi me servira !

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