Marcof-Le-Malouin

Chapitre 3KEINEC.

Marcof, reculant de quelques pas, laissaKeinec choisir en liberté une arme à sa convenance. Le jeune hommeprit une carabine à canon d’acier fondu, courte, légère, etadmirablement proportionnée.

– Voici douze balles de calibre, ditMarcof, et un moule pour en fondre de nouvelles. Décroche cettepoire à poudre placée à la tête de mon hamac. Elle contient unelivre et demie. Tu vois que je tiens religieusement maparole ?

– C’est vrai ! Tu ne me dois plusrien.

– Ne veux-tu donc pas de monamitié ?

– Est-elle franche ?

– Ne suis-je pas aussi bon Breton quetoi, Keinec ?

– Si. Marcof. Pardonne-moi et soyonsamis. Tu sais bien que je ne demande pas mieux…

– Et moi, tu sais aussi que je t’aimecomme mon matelot, et que j’estime comme il convient ton courage etton brave cœur ! C’est pour cela, vois-tu, mon gars, c’estpour cela que je suis fâché de ce que tu vas faire !…

– Et que vais-je donc faire ?

– Tu vas tuer Yvonne et Jahoua.

– Si je voulais la mort de ceux dont tuparles, je n’aurais eu qu’à rester à terre, et, à cette heure, ilsrouleraient noyés sous les vagues.

– Oui ! mais c’est la main de Dieuet non la tienne qui les aurait frappés ! Tu n’aurais pasassisté au spectacle de leur agonie ; tu n’aurais pas répandutoi-même ce sang dont ta haine est avide et dont ton amour estjaloux !…

– Tais-toi, Marcof, tais-toi !…murmura Keinec.

– Est-ce que je ne dis pas lavérité ?… Ai-je raison ?…

– C’est possible !

– Tu vois bien que, maintenant qu’ilssont à terre, maintenant qu’ils n’ont plus rien à craindre de latempête, tu vois bien que c’est toi qui les tueras !

– Que t’importe.

– J’aime Yvonne comme si elle était mafille !…

– C’est un malheur, Marcof, mais il fautqu’Yvonne meure ; il le faut !… Elle a trahi sesserments ! elle est parjure ! elle sera punie !répliqua Keinec d’une voix sombre et résolue.

Marcof se leva et fit quelques pas dans lacabine, puis, revenant brusquement à son interlocuteur :

– Keinec, dit-il, je te répète que j’aimeYvonne comme ma fille. Si tu dois la tuer, ne reparais jamaisdevant moi, jamais, tu m’entends ? Si, au contraire, tupardonnes, eh bien ! ta place est marquée dans cette cabine,et je te la garderai jusqu’au jour où tu voudras venir laprendre.

– Si tu aimes Yvonne comme tu le dis,murmura Keinec, pourquoi ne m’empêches-tu pas d’accomplir monprojet ?

– Parce qu’il faudrait te tuertoi-même ?

– Tue-moi donc ! tue-moi,Marcof ! au moins je ne souffrirai plus.

Marcof, ému par l’accent déchirant avec lequelle jeune homme avait prononcé ces mots, lui prit la main dans lessiennes.

– Ami, lui dit-il d’une voix plus douce,ne te rappelles-tu pas que c’est en voulant sauver le navire que jecommandais et qui a failli périr sur les côtes, que ton pauvre pèreest mort ? Toi-même ne viens-tu pas de te dévouer pour monlougre ? Va, pour ne pas te voir souffrir, je donnerais dixans de ma vie, et c’est pour t’éviter un désespoir sans fin, unremords éternel, que je te supplie encore de ne pas aller àterre !

Keinec courba la tête et ne répondit pas. Sestraits expressifs reflétaient le combat qui se livrait dans sonâme. Enfin, s’arrachant pour ainsi dire aux pensées qui letorturaient, il fit un brusque mouvement, serra les mains deMarcof, leva ses yeux vers le ciel, et s’élança au dehors enemportant sa carabine.

– Il va la tuer ! s’écria Marcof enbrisant d’un coup de poing une petite table qui se trouvait à saportée.

Marcof sortit de sa cabine, poussa la porteavec violence et s’élança sur le pont de son navire. Keinec n’yétait plus. Quelques marins, étendus çà et là, sommeillaientpaisiblement, se remettant de leurs fatigues de la soirée.

La falaise, descendant à pic dans la mer,avait permis au lougre de venir s’amarrer bord à bord avec elle.Une planche, posée d’un côté sur le rocher et de l’autre sur lebastingage de l’arrière, établissait la communication entre leJean-Louis et la terre ferme. Marcof se dirigea de ce côté. Aumoment où il allait poser le pied sur le pont-volant, un hommes’avança venant de l’extrémité opposée. Le marin se recula et livrapassage.

– Jocelyn ! fit-il vivement enreconnaissant le nouveau venu. – Vous avez à me parler ?

– De la part de monseigneur.

– Est-ce qu’il désire me voir ?

– Cette nuit même.

– Il a donc appris mon arrivée ?

– Oui ; un domestique à chevalattendait à Penmarckh pendant l’orage, et avait ordre de revenir auchâteau dès l’entrée du Jean-Louis dans la crique. – Vousviendrez n’est-ce pas ?

– Sans doute, Jocelyn ; aussitôt queles feux de la Saint-Jean seront éteints, je me rendrai au châteaude Loc-Ronan.

Jocelyn traversa la planche et disparut dansles ténèbres. Marcof réveilla Bervic, lui donna quelques ordres,puis, passant une paire de pistolets dans sa large ceinture, ildescendit à terre et s’enfonça dans un étroit sentier qui longeaitle pied des falaises.

*

**

Dès qu’Yvonne et Jahoua eurent senti le rocherimmobile sous leurs pieds, le jeune Breton poussa un soupir desatisfaction. Glissant son bras autour de la taille de sa fiancée,il entraîna rapidement la jeune fille vers l’intérieur du village.Ils firent ainsi deux cents pas environ sans échanger une parole.Jahoua, le premier, rompit le silence.

– Yvonne ! fit-il d’une voixlente.

– Jahoua ! répondit la jeune filleen levant sur son promis ses grands yeux expressifs tout chargés delangueur.

– Chère Yvonne ! je sens votre brastrembler sous le mien. Les coups de mer vous ont mouillée ;avez-vous froid ?

– Non, Jahoua, mais je me sensfaible.

– Voulez-vous que nous nous arrêtions unmoment ?

– Oh ! non, dit vivement la jolieBretonne ; marchons plus vite, au contraire.

Un court silence régna de nouveau.

– Ma chère âme ! reprit le jeunehomme, vous semblez triste et soucieuse. Est-ce que vous ne m’aimezplus ?

– Si fait, je vous aime toujours, Jahoua,répondit Yvonne avec un adorable accent de sincérité.

– La présence de Keinec vous a faitmal ? avouez-le…

– Oh ! oui.

– Vous avez eu peur, peut-être ?

– Oh ! oui, répéta Yvonne pour laseconde fois.

– Craignez-vous donc Keinec ?

– Je ne le devrais pas ; car, lui nem’a jamais fait mal ; bien au contraire, il m’a toujoursprodigué les soins affectueux d’un frère ; mais, depuis qu’ilest revenu au pays, depuis que nous sommes promis, Jahoua, je nem’explique pas pourquoi, le nom seul de Keinec me faittrembler.

– N’y pensez pas !

– Quand je le vois, sa vue me donne uncoup dans le cœur !

– Vous avez tort de vous troubler ainsi.Il ne nous a pas seulement regardés, lui !

– Keinec n’a rien à se reprocher enversmoi, tandis que moi, j’ai repris la parole que je lui avaisdonnée…

– Puisque vous ne l’aimiez pas.

– Mais il m’aime, lui !

– Eh bien ! qu’il vienne me trouver,nous réglerons la chose ensemble !…

– Ne dites pas cela, Jahoua, s’écriavivement la jeune fille.

– Calmez-vous, chère Yvonne ! jeferai ce que vous voudrez. Mais ne vous occupez plus de Keinec, pargrâce ! Songez plutôt à votre père, que la tempête aura sifort tourmenté ! Quelle sera sa joie en vous revoyant saine etsauve ! Dans une demi-heure nous serons près de lui.Tenez ! voici ma jument grise qui nous attend…

Les deux jeunes gens, en effet, étaientarrivés devant la porte d’une sorte de grange située au milieu duvillage. Un paysan bas-breton tenait les rênes d’une belle bête desPointes de la Coquille, achetée à la dernière foire de laMartyre.

Jahoua aida Yvonne à monter sur une grossepierre. Lui-même s’élança sur le cheval, et, contraignant l’animalà s’approcher de la pierre, il prit Yvonne en croupe. La jolieBretonne passa ses bras autour de la taille de son fiancé, et tousles deux gagnèrent rapidement la campagne. Ils se dirigeaient versle petit village de Fouesnan, qu’habitait le père d’Yvonne.

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