Marcof-Le-Malouin

Chapitre 23DEUX CŒURS POUR UN AMOUR.

Comme on le pense, les recherches furentvaines. Marcof revint avec les paysans, et là, devant tous, Jahouaraconta sa rencontre avec Keinec, la lutte qui s’en était suivie,et l’apparition étrange qui les avait séparés. Il termina enajoutant que Keinec s’était mis à la poursuite du cavalier qui,selon toute probabilité, enlevait Yvonne.

– Mais Keinec est ici, interrompitMarcof.

– Il est revenu ? s’écriaJahoua.

– Me voici ! répondit la voix dumarin.

Et Keinec s’avança au milieu du cercle.

– Ma fille ? mon Yvonne ?demanda le vieillard avec désespoir.

– Je n’ai pu retrouver sa trace !répondit Keinec d’une voix sombre.

– N’importe ; raconte vite ce quiest arrivé, ce que tu as fait au moins ! dit vivementMarcof.

– C’est bien simple : comme la routedes Pierres-Noires n’aboutit qu’à Penmarckh, je me suis élancé surles falaises pour couper au plus court. J’entendais de loin legalop précipité du cheval. Arrivé au village, j’écoutai pour tâcherde deviner la direction prise, mais je n’entendis plus rien. Alorsl’idée me vint que l’on pouvait avoir gagné la mer. Je me laissaiglisser sur les pentes et je touchai promptement la plage. Elleétait déserte. J’écoutai de nouveau. Rien ! Cependant, enm’avançant sur les rochers, il me sembla voir au loin une barqueglisser sur les vagues. Je courus à mon canot. L’amarre avait étécoupée et la marée l’avait entraîné. Aucune autre embarcationn’était là. Aucune des chaloupes du Jean-Louis n’était àla mer. À bord, j’appris que Marcof et ses hommes étaient ici.Alors une sorte de folie étrange s’empara de moi. Je crus un momentque j’avais fait un mauvais rêve et que rien de ce que j’avais vuet entendu n’était vrai. Je me dis que personne n’avait intérêt àenlever Yvonne, et qu’elle devait être à Fouesnan. D’ailleurs, lafusillade que j’entendais m’attirait de ce côté. Convaincu que jeretrouverais la jeune fille au village, je repris la route desfalaises. Vous savez le reste.

Un profond silence suivit le récit de Keinec.Aucun des assistants ne pouvant deviner la vérité, se livraitintérieurement à mille conjectures. Marcof, surtout, réfléchissaitprofondément. Le vieil Yvon s’abandonnait sans réserve à toute sadouleur. Jahoua et Keinec s’étaient rapprochés du père d’Yvonne ets’efforçaient de le consoler. Leurs mains se touchaient presque, ettelle était la force de leur passion, qu’ils ne songeaient plus aucombat qu’ils s’étaient livré quelques heures auparavant, ni àcelui qui devait avoir lieu le lendemain. Marcof se leva, et,frappant du poing sur la table :

– Nous la retrouverons, mes gars !s’écria-t-il.

Tous se rapprochèrent de lui.

– Que faut-il faire ? demandèrent àla fois le fermier et le jeune marin.

– Cesser de vous haïr, d’abord, etm’aider loyalement tous deux.

Les deux hommes se regardèrent.

– Keinec, dit Jahoua après un courtsilence, nous aimons tous deux Yvonne, et nous étions prêts tout àl’heure à nous entretuer pour satisfaire notre amour et nousdébarrasser mutuellement d’un rival. Aujourd’hui Yvonne est endanger ; nous devons la sauver. Tu entends ce que dit Marcof.Quant à ce qui me concerne, je jure, jusqu’au moment où nous auronsrendu Yvonne à son père, de ne plus avoir de haine pour toi, etd’être même un allié sincère et loyal. Le veux-tu ?

– J’accepte ! répondit Keinec ;plus tard, nous verrons.

– Touchez-vous la main ! ordonnaMarcof.

Les deux jeunes gens firent un effort visible.Néanmoins ils obéirent.

– Bien, mes gars ! s’écria Yvon avecattendrissement, bien ! Vous êtes braves et vigoureux tousdeux ; aidez Marcof, et Dieu récompensera vosefforts !

Au moment où les paysans entouraient les deuxrivaux devenus alliés, le tailleur de Fouesnan se précipita dans lachambre. La physionomie du bossu reflétait tant de sensationsdiverses, que tous les yeux se fixèrent sur lui. Il était accourudroit à Yvon.

– Votre fille !… balbutia-t-il commequelqu’un qui cherche à reprendre haleine, votre fille, pèreYvon ?

– Sais-tu donc quelque chose surelle ? demanda vivement Marcof.

Le tailleur fit signe que oui.

– Parle ! parle vite !s’écrièrent les paysans.

– On l’a enlevée ce soir dans le chemindes Pierres-Noires !

– Comment sais-tu cela ?

– J’ai vu celui qui l’enlevait.

– Son nom ? s’écria Keinec en selevant avec violence.

– Je l’ignore ; mais vous vousrappelez les deux inconnus dont je vous ai parlé, et que j’avais vurôder autour du château ?

– Oui, oui, firent les paysans.

– Eh bien ! celui qui emportaitYvonne sur son cheval, est l’un de ces hommes.

– Tu en es sûr ? dit Marcof avecvivacité.

– Sans doute. Le jour de la mort de notreregretté seigneur, je les ai suivis tous les deux, et, caché dansles genêts d’abord, sur la corniche des falaises ensuite, j’aientendu leur conversation presque tout entière. Ils parlaientd’enlèvement ; mais je n’avais pas compris qu’il s’agissait devotre fille, père Yvon. Ce soir, en revenant de Penmarckh et aumoment où je longeais la grève pour regagner la route, j’aiparfaitement reconnu le plus jeune des deux hommes dont je vousparlais. Il portait une femme dans ses bras. Comme j’étais dansl’ombre, il ne m’a pas vu, et avant que j’aie eu le temps depousser un cri, il s’élançait dans une barque que montaient déjàdeux autres hommes, et ils ont poussé au large… C’est alors que, lalune se levant, il m’a semblé reconnaître Yvonne. Je n’en étais pascertain néanmoins, lorsque leur conversation m’est revenue à lamémoire tout à coup, et j’ai pris ma course vers le village. Enarrivant, les femmes m’ont appris qu’Yvonne avait disparu… Alors jen’ai plus douté.

– Et sur quel point de la côtesemblaient-ils mettre le cap ? demanda Yvon.

– Ils paraissaient vouloir prendre lahaute mer, mais j’ai dans l’idée qu’ils s’orientaient vers la baiedes Trépassés.

– Et moi j’en suis sûr ! ditbrusquement Marcof. Allons, mes gars, continua-t-il en s’adressantà Keinec et à Jahoua, en route et vivement. Je laisse ici meshommes pour la garde du village, Bervic les commandera. Nousreviendrons probablement au point du jour. D’ici là, mes enfants,cachez le recteur, car vous pouvez être certains que les gendarmesreviendront.

Puis, prenant le tailleur à part, ill’entraîna au dehors.

– Tu as entendu toute la conversation deces deux hommes ? dit-il à voix basse.

– Oui.

– N’a-t-il donc été question que de cetenlèvement ?…

– Oh non !

– Ils ont parlé du marquis, n’est-cepas ?

– Oui.

– Tu vas me raconter cela, et surtoutn’omets rien.

Le tailleur raconta alors minutieusement laconversation qui avait eu lieu entre le comte de Fougueray et lechevalier de Tessy. Seulement la brise de mer, en empêchant parfoisle tailleur de saisir tout ce que se communiquaient les cavaliers,avait mis obstacle à ce qu’il comprît qu’il s’agissait d’Yvonnedans la question de l’enlèvement. Le nom de Carfor, revenuplusieurs fois dans la conversation l’avait singulièrement frappé.En entendant prononcer ce nom, Marcof tressaillit.

– Carfor mêlé à toute cette infernaleintrigue ! murmura-t-il ; j’aurais dû le prévoir. C’estle mauvais génie du pays ! Merci, continua-t-il en s’adressantau tailleur ; viens demain à bord de mon lougre, et je teremettrai l’argent que le marquis de La Rouairie te fait passerpour tes services.

Un quart d’heure après, Marcof, Keinec etJahoua suivaient silencieusement la route des falaises, sedirigeant vers la crique où était amarré le Jean-Louis.Deux hommes seulement veillaient à bord, mais ils faisaient bonnegarde, car les arrivants ne les avaient pas encore pu distinguer,que le cri de « Qui vive ! » retentit à leursoreilles et qu’ils entendirent le bruit sec que fait la batteried’un fusil que l’on arme. Marcof, au lieu de répondre, porta lamain à sa bouche et imita le cri sauvage de la chouette. À cesignal, un second cri retentit à quelque distance.

– Qu’est-ce que cela ? fit Marcof ens’arrêtant. Ce cri vient de terre et je n’y ai laissé personne.

Puis, faisant signe de la main à ses deuxcompagnons de demeurer à la même place, il s’avança avec précautionen suivant le pied des falaises. Au bout d’une centaine de pas, ilrecommença le même cri quoique plus faiblement. Aussitôt un hommesortit d’une crevasse naturelle du rocher et s’avança vers lui.Marcof le regarda fixement, puis, lui tendant la main :

– C’est toi, Jean Chouan ? fit-ild’un air étonné. Que viens-tu faire en ce pays ?

– J’étais prévenu depuis huit jours del’arrêté que le département allait rendre, répondit le chef siconnu des rebelles de l’Ouest, et je suis venu seul dans laCornouaille pour savoir ce que les gars voudraient faire…

– Eh bien ! tu as vu que, pour lepremier jour, cela n’avait pas trop mal marché ?

– Oui. Ceux de Fouesnan ont agisolidement, et tu les as bien secondés.

– Par malheur je n’ai qu’une cinquantained’hommes ici.

– Demain il en arrivera cinq cents dansles bruyères de Bœnnalie. La Rouairie sera avec eux.

– Très-bien.

– Tu sais que les gendarmes reviendrontau point du jour et brûleront les fermes. Il faudrait faireprévenir les gars.

– Je m’en charge.

– Tu feras conduire le recteur dans lesbruyères et tu y amèneras tes hommes.

– Cela sera fait.

– C’est tout ce que j’avais à te dire,Marcof.

– Adieu, Jean Chouan.

Et le futur général de l’insurrection, dont lenom était alors presque inconnu, disparut en remontant vers levillage. Marcof revint à ses deux compagnons, et tous troiss’élancèrent à bord du lougre. Marcof leur donna des armes et desmunitions, puis ils mirent un canot à la mer, et, s’embarquant toustrois, ils poussèrent vigoureusement au large.

– Sur quel point de la côte mettons-nousle cap ? demanda Keinec en armant un aviron.

– Sur la baie des Trépassés, réponditMarcof.

– Nous allons à la grotte deCarfor ?

– Oui.

– Dans quel but ?

– Dans le but de forcer le sorcier à nousdire où on a conduit Yvonne, répondit Marcof ; et, par l’âmede mon père, il le dira. J’en réponds !

Keinec et Jahoua, se courbant sur les avirons,nageaient avec force pendant que Marcof tenait la barre.

*

**

En reconnaissant le chevalier de Tessy pourl’homme qui enlevait Yvonne, le tailleur de Fouesnan ne s’était pastrompé. Ainsi que cela avait été convenu entre lui et Carfor, lechevalier, accompagné d’un domestique, sorte de Frontin qui avaitdix fois mérité les galères, était venu se poster sur la route dePenmarckh. Carfor avait compté se glisser dans le village, et, sousun prétexte quelconque, isoler Yvonne, s’en faire suivre oul’enlever. Il pénétrait par le verger dans la maison d’Yvon,lorsqu’il entendit le vieillard donner à sa fille l’ordre d’allerau-devant de Jahoua. Le hasard servait donc le berger beaucoupmieux qu’il n’aurait pu l’espérer. En conséquence, il se retiravivement et courut dans les genêts prévenir le chevalier. Toustrois se tinrent prêts, et, ainsi qu’on l’a vu, ils accomplirentleur audacieux projet sans éprouver la moindre résistance.

À peine le chevalier fut-il à cheval, queCarfor et le valet gagnèrent la grève par le sentier des falaises.Pour première précaution ils coupèrent les amarres du canot deKeinec, le seul qui se trouvât sur la côte. Puis ils allèrent à lacrique et armèrent promptement une embarcation préparée d’avance.Cela fait, ils attendirent. Le chevalier ne tarda pas à arriveravec la jeune fille. Il sauta à terre. Le valet prit le cheval etle conduisit dans une grange dont la porte était ouverte. Ensuiteils s’embarquèrent. Carfor, assez bon pilote, dirigeal’embarcation, et ils franchirent les brisants. Yvonne s’étaitévanouie de nouveau, et cette circonstance, en empêchant la jeunefille de se débattre et de crier, facilitait singulièrement leurfuite. En moins d’une heure ils doublèrent la baie des Trépassés etmirent le cap sur l’île de Seint ; mais, arrivés à la hauteurd’Audierne, ils coururent une bordée vers la côte. Le vent lespoussait rapidement. Ils abordèrent dans une petite baie déserte.Le comte de Fougueray les y attendait avec des chevaux frais.

– Eh bien ? demanda-t-il auchevalier en lui voyant mettre le pied sur la plage.

– J’ai réussi, Diégo, réponditcelui-ci.

– Bravo ! À cheval, alors !

– À cheval !

– Et la belle Bretonne ?

– Elle est toujours évanouie.

– Viens ! Hermosa a tout préparépour la recevoir. Débarrasse-toi d’abord du berger.

– C’est juste.

Et le chevalier, emmenant Carfor à l’écart,lui remit une nouvelle bourse complétant la somme promise.

– Maintenant, lui dit-il, tu peuxpartir.

– Quand vous reverrai-je ? demandaCarfor.

– Bientôt : mais il ne serait pasprudent que nous ayons une conférence avant quelques jours.

– Vous m’écrirez ?

– Oui.

– La lettre toujours dans le tronc dugrand chêne ?

– Toujours.

– Bonne chance, alors, monsieur lechevalier.

– Merci.

Le chevalier et le comte se mirent en selle.Le chevalier prit Yvonne entre ses bras, et, suivis du valet, ilss’éloignèrent rapidement. Carfor les suivit des yeux un instant etse rembarqua. Il revint vers la baie des Trépassés…

La route qu’avaient prise le comte et lechevalier s’enfonçait dans l’intérieur des terres. Le chevalierpressait sa monture.

– Corbleu ! fit le comte enl’arrêtant du geste. Pas si vite, Raphaël, et songe que le chevalporte double poids.

– J’ai hâte d’arriver, répondit lechevalier.

– Nous ne courons aucun danger,très-cher, et nous avons devant nous une des plus belles routes dela Bretagne.

– Je voudrais être à même de donner dessoins à Yvonne. Voici près de trois heures qu’elle est sansconnaissance, et cet évanouissement prolongé m’effraye.

– Bah ! sans cette pâmoison venue sià propos, nous ne saurions qu’en faire.

– N’importe, hâtons-nous.

– Soit, galopons.

– Dis-moi, Diégo, reprit Raphaël après unmoment de silence, tu es content de l’asile que tu astrouvé ?

– Enchanté ! Personne ne viendranous chercher là.

– C’est un ancien couvent, jecrois ?

– Oui, très-cher. Les nonnes en ont étéexpulsées par ordre du département, et j’ai obtenu la permission dem’y installer à ma guise. Or, à dix lieues à la ronde, tout lemonde croit le cloître inhabité.

– N’y a-t-il pas dessouterrains ?

– Oui ; et de magnifiques.

– C’est là qu’il faudra nousinstaller.

– Sans doute ; et j’ai donné desordres en conséquence ?

– Est-ce que tu as commis l’imprudenced’amener nos gens avec toi ?

– Allons donc, Raphaël ; pour qui meprends-tu ? Emmener nos gens !… quelle folie !Hermosa est seule là-bas avec Henrique, et nous n’aurons avec nousque le fidèle Jasmin.

Et du geste le comte désignait le valet quisuivait.

– Très-bien, fit le chevalier.

– Jasmin ! appela le comte.

– Monseigneur ? répondit le laquaisen s’avançant au galop.

– Prends les devants, et préviens madamela baronne de notre arrivée.

Jasmin obéit ; et, piquant son cheval, ilpartit à fond de train.

– J’aperçois les clochetons de l’abbaye,dit alors le comte.

– Ah ! Yvonne revient à elle !s’écria le chevalier.

La jeune fille, en effet, venait de rouvrirses beaux yeux. Elle promena autour d’elle un regard étonné. Lanuit était sur son déclin, et l’aurore commençait à blanchirl’horizon. Yvonne poussa un soupir. Puis sa tête retomba sur sapoitrine, et elle parut succomber à un nouvel évanouissement. Maiscette sorte de torpeur dura peu. Elle se ranima insensiblement etfixa ses yeux sur l’homme qui la tenait entre ses bras. Alors ellese jeta en arrière, et, rassemblant toutes ses forces, elles’écria :

– Au secours ! au secours ?

– Qu’est-ce que je disais ? fit lecomte. Mieux la valait évanouie ; heureusement nous sommesarrivés.

Les cavaliers, en effet, entraient en cemoment dans la cour d’une vaste habitation, dont le style etl’architecture indiquaient la destination religieuse.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

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