Marcof-Le-Malouin

Chapitre 18LE MOURANT.

Après avoir fourni une course rapide,accomplie dans le plus profond silence, Marcof Keinec et Jahouaatteignirent les genêts. De l’autre côté, on apercevait lesclochetons aigus, les tourelles gothiques et les toits auxcorniches sculptées de l’abbaye de Plogastel, qui, plus sombresencore que le ciel noir, se détachaient au milieu des ténèbres.

Marcof et ses deux compagnons entrèrent dansles genêts. Mettant tous trois pied à terre, ils attachèrentsolidement les brides de leur monture à un bouquet de vieux saulesqui se dressait à peu de distance de la route. Puis ilss’enfoncèrent dans la direction de l’abbaye, se frayant un cheminau milieu des hautes plantes dont les rameaux anguleux serejoignaient en arceaux au-dessus de leurs têtes bientôt ilsatteignirent le mur du jardin.

Ce mur très-élevé eût rendu l’escalade assezdifficile, si le temps et la négligence des employés de lacommunauté n’eussent laissé à la pluie le soin d’établir de petitesbrèches praticables pour des gens même moins agiles que les deuxmarins. Marcof et Keinec furent bientôt sur l’arête du mur etaidèrent Jahoua à les rejoindre. Tous trois sautèrent ensemble dansle jardin parfaitement désert, à l’extrémité duquel se dressait lafaçade noire du bâtiment.

Ils traversèrent le petit parc dans toute salongueur et examinèrent attentivement l’abbaye. Aucune lumièrerévélatrice ne brillait aux fenêtres de ce côté.

– L’abbaye est déserte ! murmuraJahoua.

– Allons dans la cour ! réponditMarcof.

Ils pénétrèrent dans le rez-de-chaussée ducouvent à l’aide d’une croisée entr’ouverte.

– Puis, traversant en silence lescellules et le corridor, ils se trouvèrent au pied del’escalier.

– Il y a de la lumière au premierétage ! fit Keinec à voix basse, en désignant de la main unefaible lueur qui rayonnait doucement au-dessus de sa tête.

– Montons, répondit Marcof.

– Je garde la porte ajouta Jahoua ;vous m’appellerez si besoin est.

Marcof et Keinec gravirent les marches depierre de l’escalier. Arrivés sur le palier du premier étage, ilss’arrêtèrent indécis et hésitants. Un long corridor se présentait àeux.

À droite une porte ouverte donnait accès dansune pièce éclairée. C’était la chambre d’Hermosa, que, dans leurprécipitation, les deux misérables n’avaient pas pris soin derefermer. Marcof s’avança vivement.

– Personne ! dit-il.

– Personne ! répéta Keinecétonné.

Ils ressortirent. À quelques pas plus loin,dans le corridor, se présenta une seconde porte, fermée cette fois,mais sous laquelle passait une traînée de lumière. Marcof et Keinecécoutèrent, lis entendirent un soupir, une sorte de plaintedouloureuse ressemblant au râle d’un agonisant.

– Cette chambre est habitée, murmura lejeune homme.

– Entrons ! répondit Marcof sanshésitation.

La porte résista.

– Elle est fermée en dedans ! repritKeinec.

– Mais, on dirait entendre les plaintesd’un mourant. Écoute !…

– C’est vrai !

– Eh bien ! enfonçons la porte.

– Frappe !

Keinec, d’un violent coup de hache, fit sauterla serrure. La porte s’ouvrit, mais ils demeurèrent tous deuximmobiles sur le seuil. Ils venaient d’apercevoir un horriblespectacle.

Cette cellule était celle dans laquelleexpirait le chevalier de Tessy. Diégo, on s’en souvient peut-être,avait renversé les candélabres. Raphaël, seul et se sentant mourir,s’était traîné sur les dalles et était parvenu à allumer unebougie. Mais sa main vacillante n’avait pu achever son œuvre. Labougie enflammée s’était renversée sur la table et avait communiquéle feu à la nappe. La flamme, brûlant lentement, avait gagné lesdraperies des fenêtres. Raphaël, en proie aux douleurs que luicausait le poison, se sentait étouffer par les tourbillons de fuméequi emplissaient la chambre. Dans les convulsions de son agonie, ilavait renversé la table et le feu avait atteint ses vêtements.Incapable de tenter un effort pour se relever, il subissait unetorture épouvantable. Ses jambes étaient couvertes d’horriblesbrûlures, et au moment où Marcof et Keinec pénétrèrent dans lapièce sur le plancher de laquelle il gisait, le feu gagnait sonhabit.

Marcof s’élança, brisa la fenêtre, arracha lesrideaux à demi consumés et les jeta au dehors. Keinec, pendant cetemps, avait saisi un seau d’argent dans lequel Jasmin avait faitfrapper du champagne, et en versait le contenu sur Raphaël. Puis,aidé par le marin, il transporta le mourant dans la chambred’Hermosa.

– Cet homme se meurt et est incapable denous donner aucun renseignement, dit Marcof après avoir déposéRaphaël sur un divan. Il y a eu un crime commis ici ; toutnous porte à le croire. Fouillons l’abbaye, Keinec, et peut-êtredécouvrirons-nous ce que nous cherchons.

Keinec pour toute réponse saisit un candélabrechargé de bougies et s’élança au dehors. Marcof redescendit près deJahoua.

Tous deux fermèrent soigneusement la ported’entrée, en retirèrent la clé, et, remontant au premier étage, ilsse séparèrent pour parcourir, chacun d’un côté différent, le dédaledes corridors et des cellules. Mais ce fut en vain qu’ilsfouillèrent le couvent depuis le premier étage jusqu’aux combles,ils ne découvrirent rien.

Jahoua, qui était redescendu et pénétraitsuccessivement dans les cellules, poussa tout à coup un criterrible. Keinec et Marcof accoururent. Ils trouvèrent le fermier àgenoux dans la chambre de l’abbesse et tenant entre ses mains unepetite croix d’or.

– Qu’y a-t-il ? s’écria Marcof.

– Cette croix ! répondit Jahoua.

– Eh bien !

– C’est celle d’Yvonne.

– En es-tu certain fit Keinec enbondissant.

– Oui ! c’est sur cette croixqu’Yvonne priait à bord du lougre pendant la tempête. Elle laportait toujours à son cou.

– Alors ! on l’avait conduiteici ? dit Marcof.

– Qu’est-elle devenue ?

– L’abbaye est déserte !

– On l’aura enlevée de nouveau.

– Mon Dieu ! où l’aura-t-onconduite ?

– L’homme que nous avons trouvé nous ledira ! s’écria Keinec.

Et tous trois se précipitèrent vers la chambred’Hermosa. Raphaël n’avait pas fait un seul mouvement ;seulement le râle était devenu plus sourd et bientôt même il cessatout à fait.

– Il est mort ! fit Jahoua.

Marcof lui posa la main sur le cœur.

– Pas encore, répondit-il ; mais iln’en vaut guère mieux.

– Comment le faire parler ?

– Fouille-le, Keinec ; peut-êtretrouverons-nous quelque indice.

Keinec arracha l’habit et la veste quicouvraient Raphaël. Il plongea ses mains frémissantes dans lespoches, et en retira un papier.

– Donne s’écria Marcof en le luiarrachant.

C’était une lettre. Le marin l’ouvritrapidement.

– L’écriture de Carfor ! fit-il.

– Lis ! dit Keinec.

– Adressée au chevalier de Tessy !continua Marcof.

– Celui qui a enlevé Yvonne !s’écrièrent les deux jeunes gens.

– Cet homme est le chevalier de Tessy,alors ?

– Je tiens donc l’un de cesmisérables ! murmura Marcof avec une joie féroce.

Tous trois d’un même mouvement soulevèrentRaphaël.

– Il faut lui donner la force deparler ! s’écria Jahoua ; que nous sachions ce qu’il afait d’Yvonne et ce qui s’est passé ici, dussions-nous pour celahâter sa mort.

Raphaël fit un mouvement. Il porta la main àsa poitrine et à sa gorge, et balbutia quelques mots qu’il futimpossible de comprendre.

– Il veut boire dit Marcof eninterprétant le geste dû mourant.

Jahoua descendit et remonta bientôt, apportantun vase plein d’eau fraîche qu’il approcha de la bouche duchevalier. Raphaël y trempa ses lèvres et parut éprouver un peu debien-être. Keinec le soutenait. Les lumières des bougies frappaienten plein sur la figure décomposée du misérable. Marcof porta lamain à son front.

– C’est étrange ! murmura-t-il.

– Qu’est-ce donc ? demandaKeinec.

Marcof ne lui répondit pas, mais, prenant unflambeau, il l’approcha du visage de Raphaël pour mieux en examinerles traits.

– C’est étrange ! répéta-t-il, il mesemble reconnaître cet homme ! et j’ai beau fouiller dans messouvenirs, je ne puis me rappeler positivement à quelle époque nidans quelles circonstances je l’ai rencontré.

– N’est-ce donc pas là le chevalier deTessy ? s’écria Jahoua.

– Je l’ignore, répondit Marcof, etcependant cette lettre porte bien ce nom et semble luiappartenir.

– Je crois qu’il a fait unmouvement ! dit Keinec.

– Alors nous allons savoir qui ilest.

Et tous trois se rapprochèrent du moribond,Marcof de plus en plus singulièrement préoccupé, Keinec et Jahouapoussés par l’unique désir d’apprendre de cet homme ce qu’étaitdevenue la jeune fille qu’ils aimaient tous deux.

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