Marcof-Le-Malouin

Chapitre 5LES CALABRES

Quinze jours après, Marcof parcourait, lacarabine au poing et la cartouchière au côté, les routes rocheusesdes Abruzzes. Les bandits calabrais étaient alors en guerre ouverteavec les troupes régulières du roi de Naples. Douze heures sepassaient rarement sans voir livrer quelque combat plus ou moinsmeurtrier. Cette existence aventureuse ne déplaisait pas au marinqui trouvait constamment à faire preuve d’adresse, de courage etd’intrépidité. Bientôt ses compagnons reconnurent en lui un hommesupérieur. Il acquit ainsi une sorte de supériorité morale, et sonnom, répété avec éloges, était connu dans la montagne pour celuid’un combattant intrépide.

Piétro lui avait bien décidément voué uneamitié véritable. Il en faisait preuve en toutes circonstances. Aureste, cette amitié s’était encore accrue de ce que, dans deuxcombats successifs, Marcof avait arraché Piétro des mains descarabiniers royaux et des gardes suisses. Or, être prisonnier destroupes napolitaines, se résumait pour tout bandit dans une prompteet haute pendaison. Marcof, en réalité, avait donc deux fois sauvéla vie au jeune homme. Aussi l’amitié de Piétro s’était-elle peu àpeu transformée en véritable adoration. Marcof était son dieu.

Bientôt les troupes royales, lassées par cetteguerre dans laquelle elles trouvaient rarement un ennemi àcombattre mais où elles étaient sans cesse harcelées, se replièrentsur Naples. Puis elles rentrèrent dans la ville et laissèrent,comme par le passé, les Abruzzes et les Calabres sous lasouveraineté des brigands. Alors ceux-ci retournèrent à leursanciennes habitudes. Les embuscades, le pillage, le vol,l’assassinat devinrent le but de leurs travaux. Mais lorsqu’au lieude combattre vaillamment des hommes armés, il fallut attaquer,assassiner et voler des êtres sans défense, tuer lâchement desfemmes qui demandaient inutilement merci, égorger d’une main fermede faibles enfants qui tendaient leurs petits bras avec des cris etdes larmes, Marcof sentit tout ce qu’il y avait de noble dans sanature se révolter en lui.

À la première expédition de ce genre, il brisasa carabine contre un rocher. À la seconde, il refusa nettementd’accompagner les bandits. Cavaccioli, étonné, lui commandaimpérativement d’obéir. Marcof lui répondit qu’il n’était ni unlâche, ni un infâme, et que s’il allait avec les brigandss’embusquer sur le passage des chaises de poste et des mulets, ceserait, non pour attaquer les voyageurs, mais bien pour lesdéfendre.

– Rappelle-toi, ajouta-t-il avec énergie,que j’ai été corsaire et non pirate ; que je sais me battre etnon pas assassiner. J’ai honte et horreur de demeurer pluslongtemps parmi des êtres de l’espèce de ceux quim’entourent ; demain je partirai.

– Tu insultes tes amis ! s’écria lechef avec colère.

– Tu m’insultes toi-même en supposant queces hommes me soient quelque chose !

À ces mots, prononcés à voix haute, desrumeurs et des cris menaçants s’élevèrent de toute part.Quelques-uns des bandits portèrent la main à leur poignard. Marcofleva la tête, croisa ses bras nerveux sur sa vaste poitrine etmarcha droit vers le groupe le plus menaçant. En présence de cettecontenance froide et calme, les bandits se turent. Marcof revintvers le chef.

– Tu m’as entendu ? dit-il ;demain soir même je partirai. Jusque-là, je ne t’obéirai plus.

Puis il s’éloigna à pas lents, sans daignertourner la tête. Marcof avait l’habitude de se retirer vers le soirdans une sorte de petit jardin naturel situé au milieu des rochers.Une fontaine voisine, jaillissant d’un bloc de porphyre,entretenait dans ce lieu une fraîcheur agréable. La nature sauvagequi dominait ce site pittoresque en rehaussait encore la beauté.C’était là que, mollement étendu sur son manteau, le marin rêvait àla France, à ses compagnons, à ses combats passés, à son avenir dèsqu’il aurait quitté la Calabre.

Le jour où eut lieu la scène dont nous venonsde parler, Marcof, suivant sa coutume, s’était dirigé vers le lieuhabituel de ses rêveries solitaires. La nuit venue, il prépara sesarmes et se disposa à veiller, car il connaissait assez sescompagnons pour se défier d’une attaque.

Les premières heures se passèrent dans lecalme et dans le silence ; mais au moment où la lune sevoilait sous un nuage, il crut percevoir un léger bruit dans lefeuillage. Il écouta attentivement. Le bruit devint plusdistinct ; il résultait évidemment d’un corps rampant sur lesrochers. Était-ce un serpent ? était-ce un homme ? Marcofprit un pistolet et l’arma froidement.

Sans doute le froissement sec de la batterieavait été entendu de celui qui se glissait ainsi vers le marin, carle bruit cessa tout à coup. Marcof attendit néanmoins, toujoursprêt à faire feu. Enfin les branches s’entr’ouvrirent, et une voixamie fit entendre un appel. Marcof avait reconnu Piétro. Le jeunehomme s’élança vivement près du marin.

– Que me veux-tu donc ? demandaMarcof étonné des allures mystérieuses de son fidèle camarade.

– Silence ! fit Piétro à voix basseet en indiquant du geste à Marcof qu’il parlait trop haut.

– Que me veux-tu ? répéta lemarin.

– Te sauver d’une mort inévitable. Noscompagnons dorment ; j’étais de veille cette nuit, et j’aiabandonné mon poste pour te prévenir. Si Cavaccioli s’apercevait demon absence il me casserait la tête ; mais comme il s’agissaitde toi, j’ai tout bravé.

– Que se passe-t-il ?… Parlevite !

– Dès que tu fus parti, dit Piétro avecvolubilité et en baissant encore la voix, tous nos hommes serassemblèrent ; eux et Cavaccioli étaient furieux de lamanière dont tu les avais traités.

– Que m’importe ! interrompitMarcof.

– Laisse-moi achever ! Ilsrésolurent de te tuer.

– Bah ! vraiment ?… Et quidiable voudra se charger de la commission ? demanda le marinavec ironie.

– C’est précisément ce choix qui a causéun long débat.

– Et l’on a décidé ?…

– On a décidé que, connaissant ta forceet ton courage à toute épreuve, on aurait recours à la ruse.

– Les lâches ! murmura Marcof.Après ?

– On sait que tu viens tous les soirs àcet endroit, et il a été convenu que demain cinq de nous teprécéderaient, s’embusqueraient derrière ce rocher au pied duqueltu te couches, et lorsque tu serais sans défiance, cinq balles decarabine te frapperaient d’un même coup.

– Et quels sont ceux qui doivent prendrepart à cette ingénieuse expédition ?

– Je ne le sais pas encore ; demainon tirera au sort.

– Et tu as risqué ta vie pour venirm’avertir ?

– J’ai fait ce que je devais. Ne m’as-tupas deux fois sauvé de la corde en m’arrachant auxcarabiniers ?

– Tu as une bonne nature, Piétro, et situ veux, je t’emmènerai avec moi.

– Tu vas partir, n’est-ce pas ?

– La nuit prochaine.

– Quoi ! pas cette nuit ?

– J’aurais l’air de fuir.

– Mais ils te tueront demain !

– Ceci est mon affaire.

– Songe donc…

– J’ai songé, interrompit Marcof, et monplan est fait ; ne crains rien. Seulement sache bien que dansvingt-quatre heures je quitterai la bande de Cavaccioli, et je tepropose de venir avec moi.

– Je ne puis quitter la montagne.

– Pourquoi ?

– Je suis amoureux d’une jeune fille deLorenzana que je dois épouser dans quelques mois, puis mon père estinfirme et a besoin de moi.

– Alors quitte ce métier infâme.

– Et lequel veux-tu que je fasse ?Il n’y en a pas d’autre dans les Calabres.

– C’est vrai, répondit Marcof.

Puis après un moment de réflexion :

– Tu es bien décidé ? reprit-il.

– Oui, Marcof, répondit Piétro. Seulementje te conjure de partir cette nuit même.

– Encore une fois ne t’inquiète de rien,mon brave : j’ai mon projet. Maintenant regagne vite tonposte, et merci.

Marcof serra vivement la main du jeune homme.Piétro allait s’éloigner.

– Encore un mot, cependant, fit le marinen l’arrêtant. Quand et comment les assassins doivent-ils se rendreici ?

– Je te l’ai dit : quelques instantsavant l’heure où tu as l’habitude d’y venir.

– Et ils arriveront tous les cinqensemble ?

– Oh ! non pas ! Pour que tu nepuisses concevoir aucun soupçon, Cavaccioli leur donnerapubliquement un ordre différent à chacun ; puis ils arriverontici l’un par un sentier, l’autre par une autre voie, de manière àse trouver réunis à l’heure convenue.

– Merci. C’est tout ce que je voulaissavoir.

– Tu n’as plus rien à medemander ?

– Non.

– Alors je retourne à mon poste.

– Va, cher ami ; mais tâche que lesort ne tombe pas sur toi demain pour faire partie del’expédition.

– Je briserais ma carabine ! s’écriaPiétro vivement.

– Non ; mais tu t’arrangerais defaçon à arriver le dernier, voilà tout. Va donc maintenant, etmerci encore ! Puisque je n’ai rien à redouter pour cettenuit, je vais dormir.

Et Marcof, serra de nouveau la main de Piétro,s’étendit sur la terre, et s’endormit aussi profondément et aussitranquillement que lorsqu’il était balancé dans son hamac à bord dela Félicité.

Le lendemain, Marcof alla se promener dans lamontagne. Il rencontra Cavaccioli et échangea avec lui quelquesphrases banales, annonçant, comme toujours, pour la nuit même, ledépart dont il avait parlé.

Cavaccioli poussa l’amabilité jusqu’à luiproposer un guide et à lui donner un sauf-conduit pour la route.Marcof accepta, lui disant que le soir venu il lui rappellerait sespromesses. Puis les deux hommes se quittèrent, l’un calme et froid,l’autre aimable et souple comme tous ses compatriotes lorsqu’ilsveulent tromper quelqu’un ou lui tendre une embûche.

Marcof continua sa promenade, pour s’assurerqu’il n’était ni épié ni suivi. Bien convaincu qu’il était libre deses mouvements, il prit un sentier détourné et revint promptement àl’endroit où devait s’accomplir le crime projeté contre lui. Sanss’arrêter à la source, il gravit le rocher derrière lequel Piétrol’avait averti que s’embusqueraient les assassins ; puis,profitant d’une large crevasse qui l’abritait à tous les regards,il s’y blottit vivement.

À sa droite s’élevait un chêne gigantesquequi, enfonçant ses racines près de la source, étendait ses branchesénormes au-dessus des rochers. Marcof posa ses armes contre lui,puis il tira de ses poches une large feuille de papier blanc qu’ilplaça sur ses pistolets, et un bout de corde d’une vingtaine depieds de longueur. À l’aide de son couteau il partagea la corde encinq parties égales, à chacune desquelles il fit artistement unnœud coulant qu’il maintint ouvert au moyen d’une petite branche.Cela fait, il mit les bouts à portée de sa main, en ayant soin deles séparer les uns des autres, puis il demeura dans une immobilitécomplète, toujours caché dans la crevasse du rocher. Il n’attenditpas longtemps.

Un bruit de pas retentit à sa gauche. Aussitôtil se replia sur lui-même dans la position d’un tigre qui va bondirsur sa proie, et l’œil ardent, la lèvre légèrement crispée, il seprépara à s’élancer en avant. Un bandit, sa carabine armée à lamain, parut à l’extrémité du sentier qui aboutissait à la source.Le misérable regarda attentivement autour de lui.

Convaincu que l’endroit était désert et queMarcof n’était pas encore arrivé, il se dirigea rapidement vers lerocher et l’escalada avec une agilité d’écureuil. Au moment où ilatteignait le sommet, Marcof lui apparut face à face. Le banditn’eut le temps ni de se servir de sa carabine ni même de pousser uncri d’alarme. Marcof, l’étreignant à la gorge, l’avait renversésous lui. Puis, tandis que d’une main de fer il étranglait sonennemi, de l’autre il attirait à lui une des cordes et la passaitautour du cou du brigand avec une dextérité digne d’un muet dusérail. Alors se relevant d’un bond, il appuya son pied sur lapoitrine du Calabrais, et tira sur l’extrémité de la corde.

Il sentit le corps qu’il foulait frémir dansune suprême convulsion. La face du bandit, déjà empourprée, devintviolette et bleuâtre ; les yeux parurent prêts à jaillir horsde la tête, la bouche s’ouvrit démesurément ; enfin le corpsdemeura immobile. Marcof le repoussa du pied pour ne pas qu’ilgênât ses opérations à venir, et reprit sa place dans lacrevasse.

Ce qu’il avait fait pour le premier, ill’accomplit pour les quatre suivants ; de sorte qu’unedemi-heure après, il avait cinq cadavres autour de lui. Alors ils’approcha du chêne, passa successivement les cordes autour d’unebranche, les y attacha solidement, et lança les corps dans le vide.Les cinq bandits se balançaient dans l’air, au-dessus de l’endroitmême où avait coutume de se coucher Marcof.

Le marin ouvrit une veine à l’un des pendus,trempa dans le sang noir qui en coula lentement l’extrémité d’unroseau, et prenant la feuille de papier blanc qu’il avait apportée,il traça dessus en lettres énormes :

AVIS AUX LÂCHES !

Puis il se lava les mains dans l’eau pure dela source, reprit ses armes et s’éloigna tranquillement. Cinqminutes après, il faisait son entrée au milieu du cercle desbrigands qui, à son aspect, reculèrent muets de surprise etd’épouvante. Ces hommes, convaincus de la mort du marin, crurent àune apparition surnaturelle.

Quant à Marcof, il ne se préoccupa pas lemoins du monde de l’impression qu’il produisait, et marcha droit àCavaccioli. Arrivé en face du chef, il tira un pistolet de saceinture.

– Je t’engage, lui dit-il, à ordonner àtes hommes de ne pas faire un geste ; car si j’entendaisseulement soulever une carabine, je te jure, foi de chrétien, queje te brûlerais la cervelle avant qu’une balle m’eût atteint.

Puis, se retournant à demi sans cesserd’appuyer le canon de son pistolet sur la poitrine deCavaccioli :

– Vous autres, continua-t-il ens’adressant aux bandits, vous pouvez, si bon vous semble, allervoir ce que sont devenus ceux qui devaient m’assassiner ; maissi vous tenez à la vie de votre capitaine, je vous engage à vousretirer, car j’ai à lui parler seul à seul.

Les brigands, interdits et dominés parl’accent impératif de celui qui leur parlait, se reculèrent àdistance respectueuse. Marcof et Cavaccioli demeurèrent seuls.

– Tu veux me tuer ? demanda le chefen pâlissant.

– Ma foi, non, répondit Marcof ; àmoins que tu ne m’y contraignes.

– Que veux-tu de moi alors ?

– Je veux te faire mes adieux.

– Tu pars donc ?

– Cette nuit même, ainsi que je l’avaisannoncé ce matin.

– Cela ne se peut pas, fit Cavaccioli enfrappant du pied.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que tu tomberas entre les mainsdes troupes royales.

– Cela me regarde.

– Et puis…

– Et puis quoi ?

– Tu sais nos secrets.

– Je ne les révélerai pas.

– Tu connais nos points de refuge dans lamontagne.

– Je ne suis pas un traître ; je lesoublierai en vous quittant.

– Enfin, pourquoi agir comme tu lefais ?

– Parce qu’il me plaît d’agir ainsi.

– Qu’as-tu fait de ceux quit’attendaient ?

– Pour me tuer ? interrompitMarcof.

Cavaccioli ne répondit pas.

– Je les ai pendus, continua lemarin.

– Pendus tous les cinq ?

– Tous les cinq !

– À toi seul ?

– À moi seul.

Cavaccioli regarda fixement son interlocuteuret baissa la tête. Il semblait méditer un projet.

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