Précaution

Chapitre 13

 

Ilsont fait de l’honneur un dieu de cannibales qui dit àl’homme : va me chercher du sang.

Vers à l’évêque Porteus.

Le lendemain une partie des officiers qui setrouvaient au bal vinrent dîner au château sur l’invitation amicaledu baronnet. Lady Moseley était ravie. Tant que l’intérêt de sonmari ou celui de ses enfants avait exigé qu’elle renonçât à lasociété, elle l’avait fait sans se plaindre ; elle était tropbonne épouse, trop bonne mère, pour qu’aucun sacrifice lui coûtâtafin d’assurer le bonheur de sa famille ; et elle s’étaitimposé toutes les privations qu’avait nécessitées l’état délabré deleurs affaires. Maintenant que, grâce à son système d’une stricteéconomie, sir Edward avait su réparer les brèches que laprodigalité de son père avait faites à sa fortune, et qu’il sevoyait plus riche qu’il ne l’avait jamais été, elle n’était pasfâchée de reprendre le rang auquel elle se sentait appelée dans lemonde. Plus elle avait mis de résignation à se condamner à laretraite, plus elle attachait d’importance à étaler à présent unesorte de luxe et de splendeur. Elle voulait que Moseley-Hall devîntle rendez-vous de la meilleure compagnie ; ce n’était passeulement en elle le désir de briller, de faire un vainétalage : un motif plus louable l’animait en même temps :elle voulait marier ses filles. Heureuse épouse, elle croyait quele mariage assurerait de même le bonheur de ses enfants. À ses yeuxun mari était toujours un mari ; pourvu qu’on n’eût pas degrands défauts, il lui semblait qu’on devait toujours faire un bonépoux, et son amour pour l’espèce la rendait un peu moins difficilesur le choix des individus.

– Je regrette bien que M. Denbighn’ait pas voulu être des nôtres, dit le bon baronnet en se mettantà table ; j’espère que nous le verrons ce soir.

En entendant prononcer le nom de Denbigh, lecolonel Egerton et sir Herbert Nicholson se regardèrent d’un aird’intelligence.

La veille, au bal, John avait rappelé àDenbigh la promesse qu’il leur avait faite de venir dîner aveceux ; Émilie était présente. Il désirait, avait-il ajouté, luifaire faire la connaissance de sir Herbert, qui était aussiinvité ; mais aussitôt Denbigh s’était troublé ; il avaitbalbutié quelques excuses, prétexté une invitation, et peud’instants après il avait quitté le bal. Émilie trouvait tout celafort étrange ; elle ne savait comment expliquer cetteconduite. Elle ne put résister aux soupçons vagues qui l’agitaient,et se hasarda à adresser la parole à sir Herbert, qui se trouvaitplacé à côté d’elle.

– Vous avez vu, je crois, M. Denbighen Espagne ? lui demanda-t-elle.

– J’ai eu l’honneur de dire hier à missMoseley que ce nom ne m’était pas inconnu, répondit sir Herbertd’un air embarrassé ; il est même une circonstance qui serattache à ce nom, et que je n’oublierai jamais, ajouta-t-il aprèsun moment de silence.

– Elle est probablement à l’honneur deM. Denbigh, dit le capitaine Jarvis d’un ton ironique. SirHerbert fit semblant de ne pas l’entendre, et ne réponditrien ; mais lord Chatterton prit fait et cause pour son ami,et il dit avec une vivacité qui ne lui était pasordinaire :

– Je ne sais pas qui pourrait sepermettre d’en douter, Monsieur. Jarvis à son tour feignit de nepas avoir entendu ; et sir Edward détourna la conversation,surpris que le nom de Denbigh excitât parmi les convives unesensation qui ne pouvait expliquer, et que, l’instant d’après, ilavait oubliée lui-même.

Lorsque les Jarvis furent partis, lordChatterton raconta à la famille du baronnet, qui l’écouta avecautant d’étonnement que d’indignation, une scène étrange quis’était passée le matin même chez Denbigh. Lord Chatterton venaitde déjeuner avec lui au presbytère, et ils étaient assis tête àtête dans le parloir, lorsqu’un capitaine Digby se fit annoncer etdemanda à lui parler.

– Monsieur Denbigh, dit-il avec le calmeet le sang-froid d’un duelliste de profession, j’ai l’honneur de meprésenter chez vous de la part du capitaine Jarvis ; maisj’attendrai que vous ayez le temps de prendre connaissance dumessage dont je suis chargé.

– Je n’ai aucune affaire avec lecapitaine Jarvis que lord Chatterton ne puisse savoir, si toutefoisil veut bien le permettre, dit Denbigh en offrant un siège àl’étranger. Le jeune lord inclina la tête en signe d’assentiment,et le capitaine Digby, un peu déconcerté en apprenant le rang del’ami de Denbigh, continua sur un ton un peu moins élevé :

– Le capitaine Jarvis m’a donné pleinpouvoir, Monsieur, pour convenir de l’heure et du lieu durendez-vous ; il espère qu’il aura lieu le plus tôt possible,si cela vous convient.

Denbigh le regarda un moment en silence etavec étonnement, puis il lui dit doucement et sans la moindreagitation :

– Je n’affecterai point, Monsieur, de nepas comprendre ce que vous voulez dire, mais je ne puis devinerquelle action de ma part a pu porter le capitaine Jarvis à meproposer un pareil défi.

– Certes, monsieur Denbigh ne peutsupposer qu’un homme de cœur tel que le capitaine Jarvis supportepatiemment l’affront qui lui a été fait hier soir, lorsqu’il vous avu danser avec miss Moseley, après avoir essuyé lui-même un refusde sa part, reprit Digby avec un sourire d’incrédulité. LordChatterton et moi nous pouvons régler dès à présent lespréliminaires ; le capitaine est à vos ordres, et il est trèsdisposé à consulter vos désirs dans cette affaire.

– S’il les consulte, dit Denbigh ensouriant, il n’y pensera plus.

– Quel moment vous plaît-il de fixer pourle rendez-vous, Monsieur ? demanda gravement Digby. Puis d’unton de jactance que les braves de cette espèce aiment assez àprendre, il ajouta :

– Mon ami désire que les choses netraînent pas en longueur.

– Je ne donnerai jamais de rendez-vous aucapitaine Jarvis dans des intentions hostiles, dit Denbigh d’un toncalme.

– Monsieur !

– Je n’accepte pas son défi, ajouta-t-ilavec fermeté.

– Vos raisons, Monsieur, s’il vousplaît ? demanda le capitaine Digby en se pinçant les lèvres eten relevant la tête d’un air d’importance.

– À coup sûr, s’écria Chatterton quijusque-là s’était contenu avec peine, M. Denbigh ne sauraits’oublier au point de compromettre miss Moseley en acceptant cerendez-vous.

– Cette raison, Milord, est puissantesans doute, repartit Denbigh ; mais il en est une autre quin’est pas d’un moindre poids à mes yeux : un duel me sembleune monstruosité dans un état où il y a des lois… : oui,Monsieur, une monstruosité, et jamais je ne verserai de sang-froidle sang d’un de mes semblables.

– Voilà qui est bien extraordinaire, surma parole ! murmura le capitaine Digby qui ne savait trop cequ’il devait faire ; mais le ton calme et plein de dignité deDenbigh lui imposait ; il ne répliqua pas, et il se retiraaussitôt en disant seulement qu’il ferait part à son ami de laréponse de M. Denbigh.

Le capitaine Digby avait laissé Jarvis dansune auberge, à environ un demi-mille du presbytère, pour y attendrele résultat de la conférence. Jarvis se promenait en long et enlarge dans la chambre, pendant l’absence de Digby, livré à desréflexions tout à fait nouvelles : il était fils unique, sessœurs avaient besoin de sa protection ; il était le seulespoir d’une famille qui commençait à prendre un rang dans lemonde… Et puis d’ailleurs, Denbigh n’avait peut-être pas eul’intention de l’offenser ; peut-être avait-il invité missMoseley avant de venir au bal ; ou bien peut-être encoreétait-ce une inadvertance de la part de cette demoiselle. Ilpensait que Denbigh donnerait quelque explication, et il était biendécidé à s’en contenter, lorsque son belliqueux ami vint lerejoindre.

– Eh bien ! demanda Jarvis à voixbasse.

– Il dit qu’il n’accepte pas votrerendez-vous, lui répondit sèchement son ami en se jetant sur unechaise, et en demandant un verre d’eau-de-vie.

– Comment ? il a donc quelqueengagement antérieur ?

– Oui, un engagement avec sa conscience,s’écria Digby en jurant.

– Avec sa conscience ! Je ne sais sije vous comprends bien, capitaine, dit Jarvis qui commençait àrespirer, et qui éleva un peu plus haut la voix.

– Eh bien ! capitaine, repartit sonami en vidant son verre et en parlant d’un ton délibéré, il dit quepour rien au monde… entendez-vous bien ? pour rien au monde,il ne se battra en duel.

– Bah ! il refuse ! s’écriaJarvis d’une voix de tonnerre.

– Oui, il refuse, répéta Digby enprésentant son verre à un garçon pour qu’il le remplît denouveau.

– Il faudra bien qu’il y consente.

– Je ne sais pas trop comment vous vous yprendrez pour cela, dit froidement Digby.

– Comment je m’y prendrai ? Jem’attacherai à ses pas, je l’afficherai partout pour un lâche,je…

– Pas tant de paroles ; écoutez-moi,reprit le capitaine en se tournant vers lui, les coudes appuyés surla table. Je vais vous dire, moi, ce que vous pouvez faire. Il y alà un lord Chatterton qui paraît prendre la chose avec chaleur. Sije ne craignais pas que par son crédit il ne pût nuire à monavancement, j’aurais relevé moi-même quelques expressions qui luisont échappées ; il se battra, lui, j’en suis certain, et jevais retourner de ce pas lui demander une explication de votrepart.

– Non, non, diable ! dit Jarvis avecvivacité ; il est allié aux Moseley, et j’ai des vues de cecôté… Ce serait une imprudence…

– Pensiez-vous donc avancer vos affairesen rendant la jeune personne la cause d’un duel ? demanda lecapitaine Digby d’un ton de sarcasme, et en jetant sur Jarvis unregard de mépris. Il vida son verre d’un trait, et sortitbrusquement sans faire attention à son ami.

– À la santé des braves officiers durégiment d’infanterie ! s’écria-t-il le soir d’un tonironique, à sa table d’hôte, lorsqu’il était déjà plus d’à moitiégris ; à la santé de son digne champion le capitaine HenriJarvis ! Un des officiers de ce corps se trouvaitprésent ; il se crut insulté, et la semaine suivante leshabitants de F*** virent le régiment qui était caserné dans leurville, suivre lentement le corps d’Horace Digby !

Lord Chatterton, en racontant la partie decette aventure qui s’était passée sous ses yeux, rendit pleinejustice à la conduite de Denbigh, hommage d’autant plus noble etplus délicat que, n’ayant pu rester lui-même insensible aux charmesd’Émilie, il voyait clairement que son ami était déjà ou du moinsserait bientôt son rival.

Les dames mirent autant de chaleur à louer lanoble conduite de Denbigh qu’à exprimer le dégoût que leurinspiraient les bravades et les forfanteries du capitaine.

Lady Moseley détournait les yeux avec horreurd’une scène qui ne lui offrait que meurtre et qu’effusion de sang.Mrs Wilson et sa nièce l’envisageaient au contraire pourapplaudir au généreux sacrifice que Denbigh avait fait des opinionsdu monde sur l’autel du devoir.

La première admirait son refus de n’admettreaucune considération secondaire pour expliquer sa résolution,tandis qu’Émilie, tout en partageant la manière de voir de satante, ne pouvait s’empêcher de croire que l’estime qu’il avaitpour elle et la crainte de la compromettre entraient bien aussipour quelque chose dans son refus de se battre en duel.

Mrs Wilson comprit aussitôt quelleinfluence une pareille conduite devait avoir sur les sentiments desa nièce, et elle résolut d’observer Denbigh avec plus de soin quejamais, persuadée que ce n’était pas seulement par des traitsisolés qu’elle pouvait apprécier l’ensemble de son caractère, etjuger s’il réunissait les qualités qu’elle désirait trouver dansl’époux de sa chère Émilie.

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