Précaution

Chapitre 4

 

Dutalent ! des vertus ! non, non, un protecteur, et vousaurez la place. Nous parlerons pour vous à mylord.

Miss EDGEWORTH.

Soyez le bienvenu, sir Edward, dit le docteurYves en prenant la main du baronnet ; je craignais que quelquedouleur rhumatismale ne nous privât du plaisir de vous voir, et nem’empêchât de vous présenter les nouveaux habitants du Doyenné, quidînent avec nous aujourd’hui, et qui seront très flattés de fairela connaissance de sir Edward Moseley.

– Je vous remercie, mon cher docteur,répondit le baronnet ; non seulement je suis venu, mais j’aimême décidé M. Benfield à nous accompagner. Le voici quivient, ajouta-t-il, s’appuyant sur le bras d’Émilie, et murmurantcontre la calèche moderne de Mrs Wilson, dans laquelle il agagné, dit-il, un rhume pour plus de six mois.

Le docteur Yves reçut cette visite inattendueavec la bienveillance qui lui était naturelle, et il souritintérieurement en songeant à la réunion bizarre qui allait setrouver chez lui lorsque les Jarvis seraient arrivés. Dans cemoment même leur voiture s’arrêta à la porte. Le docteur les ayantprésentés au baronnet et à sa famille, miss Jarvis fit des excusesassez joliment tournées de la part du colonel, qui ne se trouvaitpas encore assez bien pour sortir, mais dont la politesse n’avaitpas voulu permettre qu’ils restassent à cause de lui. Pendant cetemps, M. Benfield avait mis ses lunettes avec beaucoup desang-froid, et, s’avançant d’un air délibéré vers l’endroit où lemarchand s’était assis, il l’examina de la tête aux pieds avec laplus grande attention ; puis il ôta ses lunettes, les essuyasoigneusement, et se dit à lui-même en les remettant dans sapoche :

– Non, non, ce n’est ni Jack, le cocherde fiacre, ni le valet de chambre de lord Gosford ; mais,ajouta-t-il en lui tendant cordialement la main, c’est bien l’hommeà qui je dois mes vingt mille livres sterling.

M. Jarvis, à qui une sorte de honte avaitfait garder le silence pendant cet examen, répondit alors avec joieaux avances du vieillard, qui s’assit à côté de lui ; et safemme, dont les regards avaient pétillé d’indignation aucommencement du soliloque, voyant que, de manière ou d’autre, lafin du discours, loin d’humilier son mari, lui faisait au contraireune sorte d’honneur, se tourna d’un air de complaisance du côté deMrs Yves, pour la prier d’excuser l’absence de sonfils :

– Je ne puis deviner, Madame, où il estfourré ; il fait toujours attendre après lui ; puis setournant vers Jane :

– Ces militaires, ajouta-t-elle, prennentl’habitude de se gêner si peu, que je dis souvent à Henry qu’il nedevrait jamais quitter le camp.

– Vous devriez dire la caserne, ma chère,s’écria effrontément son mari ; car de sa vie il n’a été dansun camp. Cette observation resta sans réponse ; mais il étaitévident qu’elle déplaisait souverainement à la mère et à sesfilles, qui n’étaient pas peu jalouses des lauriers du seul hérosque leur race eût jamais produit. L’arrivée du capitaine lui-mêmechangea la conversation, et l’on vint à parler des agréments deleur résidence actuelle.

– De grâce, Madame, dit le capitaine, quis’était assis familièrement auprès de la famille du baronnet,pourquoi donc appelle-t-on notre maison le Doyenné ? Je crainsd’être pris pour un enfant de l’Église, lorsque j’inviterai mesamis à venir chez mon père au Doyenné.

– Et vous pouvez ajouter en même temps,Monsieur, si bon vous semble, dit sèchement M. Jarvis, qu’ilest habité par un vieillard qui a fait des sermons toute sa vie,sans plus de fruit, je le crains bien, que la plupart desprédicateurs, ses confrères.

– Vous excepterez du moins notre dignehôte, Monsieur, dit Mrs Wilson en regardant le docteurYves ; et voyant que sa sœur était blessée d’une familiarité àlaquelle elle n’était point accoutumée, elle répondit à laquestion. Le père de sir William Harris avait le titre dedoyen ; et quoique la maison fût sa propriété particulière,les habitants avaient coutume de l’appeler le Doyenné, et ce nomlui est resté depuis lors.

– N’est-ce pas une drôle de vie que mènelà sir William, dit miss Jarvis, d’aller de ville en ville pourprendre les eaux, et de louer tous les ans sa maison comme il lefait ?

– Sir William s’occupe uniquement dubonheur de sa fille, dit le docteur Yves d’un ton grave, et depuisqu’il a hérité de son titre, il a, je crois, dans un comté voisin,une nouvelle résidence qu’il habite ordinairement.

– Connaissez-vous miss Harris ?ajouta la jeune personne en s’adressant à Clara, et sans attendresa réponse :

– C’est une merveilleuse beauté, je vousassure ; tous les hommes meurent d’amour pour ses beauxyeux.

– Ou pour sa fortune, reprit sa sœur ensecouant dédaigneusement la tête ; quant à moi, je n’ai jamaispu rien voir de si attrayant dans sa personne, quoiqu’elle fassebeaucoup parler d’elle à Bath et à Brighton.

– Vous la connaissez donc ? ditClara avec douceur.

– Mais… oui…, comme on se connaît dans lemonde, répondit miss Jarvis en hésitant, tandis que ses joues secouvraient d’une vive rougeur.

– Que voulez-vous dire, Sarah ? –comme on se connaît dans le monde ? s’écria son père enéclatant de rire ; lui avez-vous jamais parlé ? Vousêtes-vous jamais trouvée dans le même salon qu’elle ? à moinsque ce ne soit au bal ou au concert ?

La mortification de miss Sarah étaitévidente ; heureusement l’annonce que le dîner était servivint mettre fin à son embarras.

Mrs Wilson ne laissait jamais échapperl’occasion de placer une leçon de morale lorsque quelque incidentde la vie journalière pouvait y donner lieu.

– Ne vous exposez jamais, ma chèreenfant, à une mortification semblable, dit-elle à Émilie, enfaisant des commentaires sur des personnes que vous ne connaissezpoint ; c’est s’exposer à de grandes erreurs. Si ces personnesse trouvent être placées au-dessus de vous dans la sphère de lavie, et que vos propos leur soient répétés, ils n’exciteront queleur mépris, tandis que ceux à qui ils sont adressés ne lesattribueront qu’à une basse jalousie.

Le marchand fit trop honneur au dîner duministre pour songer à renouer une conversation aussidésagréable ; et comme John Moseley et Francis Yves étaientplacés près de ses filles, et que ces jeunes gens étaient fortaimables, elles oublièrent bientôt ce qu’elles appelaient entreelles la rudesse de leur père, pour ne faire attention qu’à leursvoisins.

– Eh bien ! monsieur Francis, quanddonc commencerez-vous à prêcher ? demandaM. Haughton ; je brûle de vous voir monter dans cettechaire où j’ai eu le bonheur d’entendre si souvent votrerespectable père. Je ne doute pas que votre doctrine ne soitorthodoxe ; autrement vous seriez, je crois, le seul membre dela congrégation que notre cher ministre n’eût pas converti.

À ce compliment le docteur inclina seulementla tête, et il répondit pour son fils que, le dimanche suivant, ilsauraient le plaisir d’entendre Francis, qui lui avait promis de leremplacer ce jour-là.

– Et aurons-nous bientôt unbénéfice ? ajouta M. Haughton en servant un superbeplum-pudding. John Moseley sourit en regardant Clara ;celle-ci baissa les yeux en rougissant, et le ministre, se tournantdu côté de sir Edward, dit d’un air d’intérêt :

– Sir Edward, la cure de Bolton estvacante, et je désirerais vivement l’obtenir pour mon fils. Elleest à la nomination du comte, qui, je le crains bien, n’endisposera que sur de puissantes recommandations.

Clara, les yeux toujours baissés, semblait nevoir que son assiette ; cependant, de dessous sa longuepaupière, un timide regard se dirigeait vers son père pendant qu’ilrépondait :

– Je suis vraiment au désespoir, mondigne ami, de n’avoir point assez de crédit auprès de lord Bolton,pour pouvoir faire une démarche directe ; mais il est sirarement ici que je le connais à peine. Et le bon baronnet étaitvraiment peiné de ne pouvoir obliger le fils de son ami.

– Qui est-ce donc qui nous arriveici ? s’écria le capitaine Jarvis en regardant par une fenêtrequi donnait sur la cour d’entrée l’apothicaire et son garçon quidescend de voiture ?

Un domestique vint annoncer que deux étrangersdemandaient à parler à son maître. Malgré le titre burlesque dontle capitaine les avait gratifiés, le baronnet, qui aimait à voirtout le monde aussi heureux que lui-même, dit à son hôte :

– Faites-les monter, docteur, faites-lesmonter ; il faut qu’ils goûtent de cette excellentepâtisserie, et nous jugerons s’ils sont connaisseurs.

Le reste de la compagnie joignit ses instancesà celles du baronnet, et le docteur Yves donna ordre de fairemonter les deux étrangers.

La porte s’ouvrit, et l’on vit entrer unvieillard qui paraissait avoir soixante ans environ, et quis’appuyait sur le bras d’un jeune homme de vingt-cinq. Il y avaitentre eux assez de ressemblance pour qu’au premier coup d’œill’observateur le plus indifférent pût prononcer que c’étaient lepère et le fils ; mais l’air souffrant du premier, son extrêmemaigreur, sa démarche chancelante, contrastaient avec l’air desanté et de vigueur du jeune homme, qui soutenait son respectablepère avec une attention si touchante, que la plupart des convivesne purent le voir sans intérêt. Le docteur et son épouse selevèrent spontanément de leurs sièges et restèrent un instantimmobiles, comme s’ils éprouvaient un sentiment de surprise àlaquelle se mêlait une profonde douleur. Le docteur se remitbientôt, et prenant la main que lui présentait le vieillard, il laserra dans les siennes, et parut vouloir parler ; mais sesefforts furent inutiles. Ses larmes se pressaient sur sespaupières, tandis qu’il considérait ce front sillonné par delongues souffrances, ce teint pâle et livide ; et sa femme, nepouvant plus longtemps maîtriser son émotion, se jeta sur unechaise, et donna un libre cours à ses sanglots.

Le docteur ouvrit la porte d’une piècevoisine, et tenant toujours le vieillard par la main, il parutl’inviter à le suivre. Sa femme, après le premier élan de sadouleur, reprit toute son énergie, et, surveillant avec une tendresollicitude les pas tremblants de l’étranger, elle l’accompagnaavec son fils. Arrivés à la porte, les deux inconnus seretournèrent, et ils saluèrent la société d’une manière si noble eten même temps si gracieuse, que tous les convives, sans en excepterM. Benfield, se levèrent involontairement, pour leur rendreleur salut.

Dès qu’ils furent sortis, la porte se refermasur eux, et les convives restèrent debout autour de la table, muetsde surprise et en même temps affectés de la scène dont ils venaientd’être les témoins. Pas un mot n’avait été dit, et le ministre lesavait quittés sans leur faire aucune excuse, ni leur donner lamoindre explication. Cependant Francis revint bientôt, et quelquesminutes après il fut suivi par sa mère, qui, après avoir prié seshôtes de l’excuser si elle les avait quittés si brusquement, fittourner la conversation sur l’évènement qui pour elle était d’unegrande importance, l’intention de son fils de prêcher le dimanchesuivant.

Les Moseley avaient trop l’usage du monde pourse permettre aucune question, et les Jarvis ne l’osèrent point. SirEdward se retira de très bonne heure ; le reste de la sociétésuivit son exemple.

– Ma foi, il faut en convenir, s’écriaMrs Jarvis dès qu’elle fut montée dans sa voiture, voilà uneconduite bien étrange, et voilà une singulière manière de recevoirson monde ! Que signifiaient toutes ces larmes et tous cessanglots ? Et ces étrangers, qui sont-ils ?

– Pas grand-chose, maman, trèsprobablement, dit sa fille aînée en jetant un regard dédaigneux surune chaise de poste d’une grande simplicité, arrêtée à la porte dudocteur.

– C’était à faire pitié ! dit missSarah en haussant les épaules. Son père portait les yeux de l’une àl’autre à mesure qu’elles parlaient, et chaque fois il prenait unegrande prise de tabac : c’était sa ressource ordinaire pouréviter une querelle de famille. Cependant la curiosité des damesétait excitée plus vivement qu’elles ne voulaient en convenir, etdès que Mrs Jarvis fut rentrée chez elle, elle donna ordre àsa femme de chambre d’aller au presbytère le soir même présenterses compliments à Mrs Yves, et de s’informer si l’on n’auraitpoint trouvé un voile de dentelle qu’elle croyait y avoirlaissé.

– À propos, Betty, puisque vous y serez,informez-vous des domestiques… vous entendez bien, des domestiques…je ne voudrais pour rien au monde causer le moindre embarras àMrs Yves… si M… M… Eh bien ! quel est donc sonnom ?… Mon Dieu, ne voilà-t-il pas que je l’ai oublié ?Vous demanderez aussi son nom ; Betty… le nom de l’étrangerqui vient d’arriver au presbytère, et, comme cela peut fairequelque différence dans nos arrangements, informez-vous s’ilrestera longtemps et puis… vous savez bien, tous ces petitsrenseignements qui peuvent être utiles au besoin.

Betty partit, et en moins d’une heure elleétait de retour. Elle prit un air d’importance pour débiter sesnouvelles ; les miss Jarvis se trouvaient auprès de leur mère,et elle commença ainsi sa relation – D’après vos ordres, Madame,j’ai couru tout d’une haleine jusqu’au presbytère, où William abien voulu m’accompagner. Arrivée à la porte, je frappai, et l’onnous fit entrer dans la salle où les domestiques étaientrassemblés. Je délivrai mon message ; mais pas plus de voileque… Eh ! mon Dieu ! Madame, le voilà sur le dos de votrefauteuil !

– C’est bon, Betty, c’est bon ; nesongeons plus au voile, dit sa maîtresse impatiente ;avez-vous appris quelque chose ?

– Pendant qu’ils cherchaient le voile,j’ai demandé tout bas à l’une des servantes quels étaient cesmessieurs qui venaient d’arriver. Mais, le croiriez-vous,Madame ? (ici Betty prit un air de mystère) personne ne lesconnaît. Ce qui est sûr, Madame, c’est que le ministre et son filssont toujours auprès du vieillard, lui faisant des lectures depiété, et lui récitant des prières, et…

– Et quoi, Betty ?

– Ma foi, Madame, ce doit être un biengrand pécheur pour avoir besoin de tant de prières, lorsqu’il vamourir.

– Mourir ! s’écrièrent les troisdames ; n’y a-t-il donc plus d’espoir ?

– Oh ! mon Dieu, non, Madame ;ils disent tous qu’il va rendre l’âme… ; mais toutes cesprières m’ont l’air suspectes à moi ; on dirait un criminel.Pour un honnête homme on ne ferait pas tant de façons.

– Non, sans doute, dit la mère.

– Non, sans doute, répétèrent les deuxfilles, et elles se retirèrent chacune dans leur chambre, pour selivrer à leurs conjectures.

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