Précaution

Chapitre 6

 

L’âge d’aimer n’est pas celui de l’expérience. Que l’œil de la mèrepréside au choix de la fille. Ce n’est pas le plus aimable qui aimele mieux.

PRIOR.

La visite faite par les Moseley aux Jarvisleur avait été rendue ; et le lendemain même du jour où leparagraphe relatif à la mort de George Denbigh parut dans lesjournaux, toute la famille des Jarvis fut invitée à dîner àMoseley-Hall.

Le colonel Egerton, dont le pied étaitcomplètement guéri, avait été compris dans l’invitation. Quoiqu’iln’eût vu encore M. Benfield qu’une ou deux fois, il semblaitrégner entre eux une sorte d’antipathie qui augmentait plutôtqu’elle ne diminuait, et qui se manifestait de la part du vieillardpar un air froid et composé qu’il prenait dès qu’il apercevait lecolonel, tandis que celui-ci se bornait seulement à éviter, maissans affectation, de se placer à côté de lui.

Sir Edward et lady Moseley, au contraire,trouvaient le colonel fort aimable, et cherchaient toutes lesoccasions de lui montrer l’impression favorable qu’il avait faitesur leur esprit. Lady Moseley, en particulier, qui s’était assurée,à sa grande satisfaction, que c’était bien l’héritier du titre ettrès probablement de la fortune de son oncle sir Edgar Egerton, sesentait très disposée à entretenir une connaissance qu’elletrouvait agréable, et qui pouvait même devenir utile.

Quant au capitaine Jarvis, dont la familiaritégrossière lui déplaisait souverainement, elle ne le supportait quepour ne pas manquer à la politesse, et ne pas troubler l’harmoniequi régnait entre les deux familles ; autrement le capitaineaurait dès le premier jour reçu son congé.

Elle ne pouvait s’empêcher d’être surprisequ’un homme qui avait aussi bon ton que le colonel pût trouverquelque plaisir dans la société de ce grossier personnage, ou mêmedans celle des dames de sa famille, dont les manières n’étaientguère plus distinguées. Alors elle disait que peut-être il avait vuÉmilie à Bath ou Jane quelque autre part ; et que c’était pourse rapprocher d’elles qu’il s’était prévalu de la connaissance dujeune Jarvis pour se faire inviter à venir passer quelque tempsdans sa famille.

Lady Moseley n’avait jamais connu la vanitépour elle-même ; mais elle était mère, et tout son orgueils’était concentré sur ses filles ; elle était fière de leursqualités aimables, de leur heureux naturel. Un peu de vanitén’est-il pas excusable dans une mère, lorsqu’elle a pour objet sesenfants ?

Le colonel n’avait jamais été ni plus aimable,ni plus insinuant, et Mrs Wilson se reprocha plus d’une foisle plaisir qu’elle éprouvait à écouter des propos futiles auxquelsil savait donner de l’intérêt, ou, ce qui était pis encore, desprincipes erronés soutenus avec une éloquence séduisante. Mais savigilance n’en devint que plus active ; car l’amour qu’elleportait à Émilie était cause qu’elle redoublait de prudence,lorsque le hasard, ou un enchaînement quelconque de circonstances,leur faisait former de nouvelles liaisons.

Émilie approchait de l’âge où une jeunepersonne songe à faire ce choix qui est irrévocable et qui fixe sadestinée, et l’étude que sa tante faisait du caractère des hommesqui s’introduisaient dans leur société était approfondie, on auraitpu même dire minutieuse. Lady Moseley désirait aussi le bonheur desa fille, mais un examen aussi sérieux lui eût paruimpossible ; elle n’en sentait pas d’ailleurs la nécessité,tandis que Mrs Wilson, cédant à la conviction qu’une longueexpérience lui avait donnée, se sentait le courage et la patiencede remplir jusqu’au bout ce qu’elle regardait comme son devoir.

– Eh bien ! milady, demandaMrs Jarvis d’un air auquel elle voulait donner del’importance, pendant que la compagnie réunie dans le salonattendait qu’on vînt annoncer que le dîner était servi, avez-vousdécouvert quelque chose sur ce M. Denbigh qui est mortsubitement dans l’église ?

– Je ne vois pas, Madame, ce qu’il yavait à découvrir, répondit lady Moseley.

– C’est qu’à Londres, lady Moseley, ditle colonel Egerton, tous les détails de cet événement tragiqueauraient été rapportés dans les journaux ; et c’est, sansdoute de cette manière que Mrs Jarvis entend que vous auriezpu apprendre quelque chose.

– Oh ! oui, s’écria Mrs Jarvis,le colonel a raison ; et le colonel avait toujours raison aveccette dame. Le colonel avait trop d’usage pour renouer uneconversation qui semblait déplaire ; mais le capitaine, querien n’intimidait, s’écria en se renversant sur sachaise :

– Parbleu ! ce ne doit pas êtregrand-chose que ce Denbigh. – Denbigh ! je n’ai jamais entenduparler de ça.

– C’est, je crois, le nom de famille duduc de Derwent, dit sir Edward d’un ton un peu sec.

– À coup sûr, le vieux bonhomme ni sonfils n’avaient pas trop l’air de ducs, ni même d’officiers, repritMrs Jarvis aux yeux de laquelle un officier était un grandpersonnage, depuis que son fils portait des épaulettes.

– Lorsque j’étais au parlement, ditM. Benfield, un général Denbigh y siégeait aussi, et il étaittoujours du même avis que lord Gosford et moi. Il était toujoursprès de son ami, sir Peter Howell, l’amiral qui prit l’escadrefrançaise sous le glorieux ministère de William Pitt, et qui pritaussi une île de concert avec ce même général Denbigh ;l’amiral était un vieux routier, plein d’honneur et de courage,aussi brave que mon Hector. Hector était son chien.

– Miséricorde ! dit John à l’oreillede sa sœur, celui dont parle notre oncle doit devenir bientôt votregrand-père.

Clara sourit et se permit de dire :

– Sir Peter était le père deMrs Yves, mon oncle.

– Vraiment ! s’écria le vieillardd’un air de surprise ; je l’ignorais absolument, et je puisdire qu’ils se ressemblent.

– Pensez-y bien, mon oncle, dit John avecune gravité imperturbable, ne trouvez-vous pas à Francis un air defamille avec lui ?

– Mais, mon cher oncle, interrompitvivement Émilie, le général Denbigh et l’amiral Howell étaient-ilsparents ?

– Non pas que je sache, chère Emmy ;sir Frédéric Denbigh ne ressemblait pas du tout à l’amiral ;il avait plutôt dans la physionomie quelque chose qui me rappelleMonsieur, ajouta-t-il après avoir regardé autour de lui, et en saluant le colonel Egerton.

– Je n’ai cependant pas l’honneur d’êtreson parent, dit le colonel en se retirant derrière la chaise deJane.

Mrs Wilson tâcha de rendre laconversation plus générale ; mais ce que venait de direM. Benfield lui faisait présumer qu’il existait entre lesdescendants des deux vieux militaires une affinité qu’ilsignoraient peut-être eux-mêmes, mais qui expliquait l’intérêtqu’ils prenaient les uns aux autres.

Au moment de se mettre à table, le coloneltrouva moyen de se placer auprès d’Émilie, et miss Jarvis se hâtade venir s’asseoir de l’autre côté. Il parla du grand monde, deseaux à la mode, des romans, des spectacles ; et voyantqu’Émilie, toujours réservée, ne voulait ou ne savait pasentretenir la conversation sur aucun de ces sujets, il essaya del’attaquer par un autre côté. Il connaissait tous nos poètes, etles remarques qu’il fit sur quelques-uns de leurs ouvrages parurentintéresser un moment Émilie ; sa physionomie s’anima, mais cefut comme un éclair passager, et pendant qu’il continuait à luiciter les passages qu’il admirait le plus, sa figure avait reprisl’expression d’une indifférence si complète, qu’il finit par sepersuader que c’était une belle statue à laquelle il manquait uneâme.

Après une tirade véhémente, dans laquelle ilavait cherché à déployer toutes les grâces de son esprit, ils’aperçut que Jane avait les yeux fixés sur lui avec une expressionparticulière, et aussitôt il changea de batterie.

Le colonel trouva dans Jane une élève beaucoupplus docile. Les vers étaient sa passion, et bientôt il s’engageaentre eux une discussion animée sur le talent de leurs poètesfavoris. Empressé de la reprendre, le colonel quitta la table debonne heure pour aller rejoindre les dames qui étaient passées dansle salon, et John saisit un prétexte pour l’accompagner.

Les demoiselles s’étaient rangées en cercleautour d’une fenêtre, et Émilie elle-même se réjouit au fond ducœur de les voir arriver, car elle était fort embarrassée, ainsique ses sœurs, pour entretenir la conversation avec des dames dontles goûts et les opinions n’avaient aucun rapport avec lesleurs.

– Vous disiez, miss Moseley, dit lecolonel du ton le plus aimable en s’approchant d’elles, que, selonvous, Campbell était le plus harmonieux de nos poètes ? Vousne refuserez pas sans doute de faire une exception en faveur deMoore.

Jane rougit en répondant avec un peud’embarras :

– Moore est assurément un de nos poètesles plus distingués.

– A-t-il fait beaucoup de vers ?demanda innocemment Émilie.

– Pas la moitié de ce qu’il aurait dû,s’écria miss Jarvis ; c’est si beau tout ce qu’il aécrit ! Ah ! je lirais ses poèmes toute la journée.

Jane ne dit plus un mot ; mais le soir,lorsqu’elle fut seule avec Clara, elle prit un volume des poésiesde Moore, et le jeta au feu. Sa sœur lui demanda naturellementl’explication de cette conduite.

– Ah ! s’écria Jane, je ne puissouffrir ce livre depuis que cette miss Jarvis en parle avec tantd’intérêt. Je crois en vérité que ma tante Wilson a raison de nepas souffrir qu’Émilie fasse de pareilles lectures. Jane avaitsouvent lu avec autant d’avidité que de plaisir ces poésiesséduisantes et voluptueuses ; mais l’approbation de missJarvis, d’une personne dont les manières étaient aussi libres etaussi cavalières, les lui avaient fait prendre en horreur.

Cependant le colonel Egerton avait aussitôtchangé de discours, et se mit à parler de ses campagnes en Espagne.Il avait le talent de donner de l’intérêt à tous ses récits, qu’ilsparussent ou non vraisemblables ; et comme il ne contrariaitjamais personne, qu’il cédait toujours de bonne grâce, et surtouts’il avait une dame pour adversaire, sa conversation plaisaitinfiniment, et on lui trouvait d’autant plus d’esprit qu’il savaitfaire ressortir celui des autres.

Un pareil homme, ayant pour auxiliaires lesdehors les plus séduisants et le ton le plus aimable, était unesociété bien dangereuse pour une jeune personne ;Mrs Wilson le savait ; et comme son séjour devait seprolonger pendant un ou deux mois, elle résolut de sonder le cœurde sa nièce, et de savoir ce qu’elle pensait de ses nouvellesconnaissances.

Pendant que le colonel racontait sesprouesses, John avait eu quelque envie de lier conversation avecmiss Jarvis, et il allait lui parler avec extase des poésieslicencieuses de Little, lui demander si elle n’en admirait pasaussi les mélodies, lorsque les grands yeux bleus d’Émilie sefixèrent sur lui avec une expression particulière detendresse ; malgré son amour pour les sarcasmes, il renonçaaussitôt à son projet, par respect pour l’innocence de ses sœurs,et se tournant du côté d’Egerton, il lui adressa plusieursquestions sur les Espagnols et sur leurs usages.

– Vous êtes-vous jamais trouvé avec lordPendennys en Espagne, colonel ? demanda Mrs Wilson d’unair d’intérêt.

– Non, Madame, jamais. Nous ne servionspas dans le même corps d’armée. Connaissez-vous le comte,Madame ?

– Non pas personnellement, Monsieur, maisde réputation.

– Sa réputation comme militaire est aussigrande que méritée. J’ai entendu dire que nous n’avons pasd’officier plus intrépide.

Mrs. Wilson ne répondit rien ; elleparaissait triste et pensive. Émilie avait quitté le grouperassemblé auprès de la fenêtre pour accourir auprès de sa tante.Elle s’efforça de détourner le cours de ses réflexions et de laramener à des idées plus agréables. Le colonel, qui cherchaittoujours à plaire, se joignit à elle, et ils parvinrent àréussir.

M. Jarvis se retira de bonne heure avecsa famille, et son hôte le suivit. Mrs Wilson, toujoursvigilante, profita de quelques instants où elle se trouva seuleavec sa nièce pour pressentir son opinion sur les nouveaux hôtesqu’ils avaient reçus ce jour-là.

– Comment trouvez-vous nos nouveaux amis,Émilie ? lui, demanda-t-elle en souriant.

– Mais assez étranges, s’il faut parlerfranchement.

– Je ne suis pas fâchée, ma chère, quevous ayez eu occasion d’observer de près les manières deMrs Jarvis et de ses filles ; leur exemple n’est pasdangereux ; je ne crains pas que vous soyez jamais tentéed’imiter leur ton ni leur langage ; quant aux hommes, c’esttout autre chose, ils sont des héros en comparaison.

– Oui, des héros dans leur genre.

– Auquel donnez-vous la préférence, aucapitaine ou au colonel ?

– La préférence ? ma tante, répétaÉmilie d’un air étonné ; c’est un mot bien fort, appliqué àl’un ou à l’autre de ces messieurs ; mais je crois que jepréférerais encore le capitaine : il ne se cache pas,lui ; il ne s’impose pas la moindre contrainte ; il a desdéfauts, sans doute, mais ils sont palpables, il n’en fait pasmystère, et peut-être avec le temps pourra-t-il s’en corriger,tandis que le colonel…

– Eh bien ! le colonel ?

– Il s’admire à un tel point, il paraîtsi content de sa personne, que je crois bien que ce serait prendreune peine inutile que de tenter de le réformer.

– Vous croyez donc qu’il a besoin deréforme ?

– S’il en a besoin ! s’écria Émilieen jetant sur sa tante un regard où se peignait de plus en plus lasurprise. Vous n’étiez donc pas là lorsqu’il nous parlait de cespoèmes, et qu’il nous en citait des passages que j’aurais bienvoulu ne pas entendre ? Dieu ! quelles maximes et quelsprincipes ! N’a-t-il pas raconté à Jane l’histoire d’une jeunepersonne qui avait abandonné son père pour son amant ? et nesemblait-il pas l’approuver encore, au lieu de condamner son manquede piété filiale ? Ah ! j’en suis bien sûre, si vousl’aviez entendu, il ne vous plairait pas tant.

– À merveille, ma chère Émilie ; jene voulais que connaître vos sentiments, et je suis charmée de voirque vous soyez aussi raisonnable. Oui, vous avez bien raison, lecolonel semble oublier qu’il y ait quelque chose qu’on appellemorale et principes au monde, ou plutôt ses principes se bornent àun seul, celui de plaire. Voilà son unique but : pourvu qu’ily parvienne, tous les chemins lui paraissent bons.

En disant ces mots, Mrs Wilson embrassatendrement sa nièce, et se retira dans sa chambre avec la douceassurance qu’elle n’avait point semé sur un terrain stérile, etque, grâce aux sages leçons de vertu qu’elle avait données à sanièce dès sa plus tendre enfance, Émilie sortirait toujourstriomphante des épreuves auxquelles est mise à chaque instant lafragilité de son sexe.

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