Précaution

Chapitre 12

 

Voyez ces danses légères inventées par l’innocence etl’amour : l’étiquette en règle aujourd’hui les pas.

LOGAN.

En arrivant au milieu de la brillanteassemblée réunie chez M. Haughton, les yeux d’Émilie sepromenèrent quelque temps autour du salon pour chercher le danseurqui l’avait engagée d’avance, mais ils ne rencontrèrent que lesfigures inconnues des militaires, dont les habits rouges formaientle contraste le plus agréable avec la toilette des belles de lapetite ville de F***. Si la société n’était pas aussi choisie qu’oneût pu le désirer, du moins elle était bien disposée à profiter desplaisirs qu’on lui offrait, et à suivre la méthode de leur hôte,qui faisait les honneurs de chez lui avec la bienveillance qui luiétait naturelle, et qui semblait dire à tous les jeunes gens quil’entouraient :

– Dansez, amusez-vous, mes enfants, etsemez de fleurs les épines de la vie.

Au milieu de toute cette brillante jeunesse,Émilie reconnut le capitaine Jarvis en grand uniforme, et dès qu’ill’aperçut il s’avança vers elle et vint l’engager pour la premièrecontredanse.

Le colonel s’était déjà assuré la main de Janepour une partie de la soirée, et c’était à l’instigation de son amique Jarvis faisait l’effort d’inviter Émilie.

Celle-ci le remercia en alléguant sonengagement ; le jeune homme, qui, d’après la crainte que sessœurs témoignaient toujours de manquer de danseurs, lorsqu’ellesallaient au bal, croyait faire une grande faveur aux dames qu’ilinvitait, fut très mortifié et resta quelques minutes dans un mornesilence ; enfin il s’éloigna avec un mouvement de dépit,déterminé à se venger sur tout le sexe et à ne pas danser de lasoirée.

Par suite de cette belle résolution, il seretira dans un salon de dégagement où il trouva quelques militairesde sa connaissance, savourant le plaisir qu’ils appréciaient lemieux de tous ceux qu’offrait la soirée, celle de boire un verre depunch.

Comme Clara s’était prudemment décidée à seconduire comme la digne femme d’un ministre, et qu’elle avaitrenoncé à la danse, Catherine Chatterton, qui avait la supérioritéde l’âge et celle du rang sur les autres demoiselles de la société,avait été désignée pour ouvrir le bal.

La douairière, qui aimait à déployer sesgrands airs en toute occasion, avait résolut d’arriver la dernièrepour produire plus d’effet ; et Lucy Haughton ne cessait detourmenter son père pour qu’on commençât sans l’attendre ;enfin elle parut, conduite par son fils et suivie de ses deuxfilles dans la plus éclatante parure.

Le docteur Yves, que ses occupations avaientretenu, les suivit de près avec sa femme et son jeune ami, et ladanse commença.

Denbigh avait quitté le deuil pour cettesoirée, et, comme il approchait pour réclamer la main qu’Émilie luiavait promise, elle pensa que, s’il n’avait pas un extérieur aussiséduisant que le colonel Egerton, qui passait devant elle avecJane, du moins il avait quelque chose de plus distingué et de plusintéressant.

Émilie dansait très bien, sans y attacherpourtant la moindre importance, tandis que Denbigh, quoiqu’il allâten mesure et que ses mouvements fussent gracieux, prouvait qu’iln’avait pas fait une étude approfondie d’un talent dans lequelréside tout le mérite de tant de jeunes gens, et sans le secours deson aimable danseuse il eût plus d’une fois brouillé la figure dela contredanse.

En la reconduisant à sa place, il lui demandatrès gravement ce qu’elle pensait de sa danse.

– Vous pourriez avec plus de raison luidonner le nom de marche, répondit Émilie en souriant. Il allaitrépondre sur le même ton, lorsque Jarvis s’approcha d’eux. À l’aided’un bol de punch et par suite de la susceptibilité commune auxpetits esprits, il était parvenu à se croire offensé, en serappelant que Denbigh n’était arrivé qu’après le refus qu’Émilieavait fait de danser avec lui. Malheureusement il avait pour ami unofficier un peu trop amateur de la bouteille, et cette conformitéde goûts avait encore contribué à rendre leur liaison plusintime.

Rien ne rend aussi confiant que l’ivresse. Lecapitaine ayant quitté un moment son ami pour venir voir lesdanseuses et confirmer ses soupçons, revint le trouver ;furieux de l’affront qu’il croyait qu’on lui avait fait, ilvociféra quelques jurements. Celui-ci lui demanda la cause de cettegrande colère, et il ne se fit pas prier pour lui faire partagerson indignation.

Il y a dans presque tous les régimentsquelques hommes qu’on pourrait appeler les champions de tout legenre humain ; ils n’entendent pas parler de la plus légèrealtercation, qu’ils ne conseillent, qu’ils n’exigent, sous peine dudéshonneur, que deux amis aillent se couper la gorge ; et cesfléaux de l’humanité, qui ne demandent que du sang, sont aussiodieux à l’homme raisonnable et sensible qu’ils sont funestes auxjeunes gens timides ou bornés qui ont le malheur de lesrencontrer.

Lorsqu’ils ont quelque querelle, ils ne sontpas tout à fait aussi pressés d’en venir aux mains ; maiss’agit-il de leurs amis, ils sont inflexibles ; et telle estla force d’un préjugé barbare, que ces thermomètres du fauxhonneur, sur lesquels ni la raison ni la nature ne peuvent rien,deviennent les arbitres souverains de la vie ou de la mort de toutun régiment.

Le confident de Jarvis était un de cesmisérables ferrailleurs, et le résultat de leur conversation estfacile à imaginer.

En arrivant près d’Émilie et de Denbigh, lecapitaine jeta sur ce dernier un regard foudroyant, qu’il crutpropre à lui expliquer ses intentions hostiles.

Mais ce regard fut perdu pour son rival, quiétait occupé en ce moment de pensées d’un genre biendifférent ; et le paisible capitaine, qui croyait avoirproduit tout l’effet désiré, se serait probablement retiré pour selivrer à un sommeil qui lui eût rendu l’usage de son étroit bonsens, si son dangereux ami n’eût pris soin d’aiguillonner safureur.

– Vous êtes-vous jamais battu ? ditfroidement le capitaine Digby à Jarvis en s’asseyant dans leparloir du Doyenné, où ils s’étaient rendus pour convenir desarrangements à prendre pour le lendemain matin.

– Oui ! répondit Jarvis avec unregard stupide. Je me battis une fois avec Tom Halliday, lorsquej’étais à l’école.

– À l’école ! mon cher ami.Diable ! vous avez commencé de bonne heure répliqua Digby ense versant un verre de vin. Et comment cela finit-il ?

– Oh ! Tom me porta le premiercoup ; mais bientôt je criai que c’était assez, dit Jarvisd’un ton bourru.

– Que c’était assez ! J’espère quevous n’avez point demandé grâce ? s’écria son ami en leregardant fixement. Et où vous avait-il touché ?

– Il m’avait, parbleu ! touchépartout.

– Comment, partout ? vous ne saviezdonc pas vous défendre ? Et de quelle manière vousbattiez-vous ?

– À coups de poing, dit Jarvis enchancelant et la langue embarrassée. Digby, voyant qu’il étaitcomplètement ivre, sonna un domestique pour le faire mettre au lit,et resta pour finir la bouteille qu’ils avaient entamée.

Peu de temps après que Jarvis eut lancé àDenbigh ce terrible regard, destiné à l’avertir de la vengeancequ’il méditait, le colonel Egerton s’approcha d’Émilie pour luidemander la permission de lui présenter sir Herbert Nicholson, lelieutenant-colonel de son régiment, qui désirait avoir l’honneur dedanser avec elle la prochaine contredanse. Émilie exprima sonconsentement par une inclination gracieuse. Bientôt après,cherchant des yeux Denbigh, qui venait de la quitter, ellel’aperçut regardant avec attention deux militaires à l’un desquelsil dit quelques mots à la hâte, puis sortir précipitamment.

Elle croyait à chaque instant le voirrevenir ; mais il ne reparut plus de toute la soirée.

– Connaissez-vous M. Denbigh ?demanda Émilie à son danseur, après l’avoir inutilement cherché desyeux dans le bal.

– Denbigh ! Denbigh ! j’aiconnu plusieurs personnes de ce nom, répondit sir Herbert ; ily eu a deux ou trois dans l’armée.

– Oui ! répondit Émilie d’un airpensif, il est dans l’armée ; et en relevant la tête elle vitles yeux de sir Herbert fixés sur elle avec une expression qui lafit rougir. Celui-ci dit en souriant qu’il faisait bienchaud ; Émilie saisit avec empressement cette excuse,éprouvant pour la première fois de sa vie un sentiment qu’ellecraignait qu’on ne devinât, et une confusion qu’elle avait peine àcacher.

– Grace Chatterton est réellementcharmante ce soir, dit John à Clara ; il faut que je la priede m’accepter pour danseur.

– Vous ne sauriez faire un meilleurchoix, mon cher ami, répondit sa sœur en regardant leur joliecousine, qui, voyant que John s’approchait d’elle, se hâta dedétourner la tête d’un autre côté, comme si elle eût cherchéquelqu’un, dans l’espoir de cacher une émotion que le soulèvementprécipité de son sein trahissait en dépit de ses efforts. Il n’y arien de plus flatteur pour la vanité d’un homme que d’être témoindu trouble qu’il a fait naître dans le cœur d’une jeune fille, etsurtout lorsqu’elle cherche à le dissimuler ; rien n’est aussitouchant, aussi sûr de captiver. John, enchanté, allait lui parler,lorsque la douairière, inspirée par son mauvais génie, vint encorese placer entre eux.

– Oh ! monsieur Moseley,s’écria-t-elle, par pitié pour la santé de Grace, n’allez pasl’engager à danser cette contredanse ; car je sais qu’elle nepeut rien vous refuser, et elle ne s’est pas encore reposée.

– Vos désirs sont des ordres pour moi,madame, dit John froidement ; et, faisant un tour sur letalon, il gagna l’autre bout du salon. Dès qu’il fut hors del’atteinte de la douairière, il se retourna pour voir l’effetqu’avait produit son brusque départ, et vit qu’elle était aussirouge et aussi agitée que si, comme sa fille, elle eût dansé toutesles contredanses, tandis que Grace, les yeux fixés sur le parquet,lui parut plus pâle que de coutume. – Oh Grace ! pensait John,que vous seriez belle, douce, aimable, parfaite enfin, si… si ladyChatterton n’était pas votre mère ! et courut engager une desplus jolies demoiselles du bal.

Le colonel Egerton, dans une salle de bal,semblait être dans son élément : il dansait avec grâce etvivacité, il connaissait les usages les plus minutieux de lasociété, et il ne négligeait aucun de ces petits soins qui ont tantde pouvoir sur le cœur des femmes. Jane, entourée de tous ceuxqu’elle aimait, qui lui semblaient tous heureux comme elle, netrouvait ni dans son jugement, ni dans sa raison, une résistanceassez forte contre une attraction si puissante ; d’ailleurs laflatterie du colonel était si adroite ! les goûts de Janeétaient les siens, et ses opinions devenaient bientôt lessiennes.

Dans les premiers moments de leur intimité ilsavaient différé de goût sur un seul point de littérature, etpendant quelques jours le colonel avait soutenu son opinion pouravoir plus de mérite en l’abandonnant ; en effet, après unediscussion intéressante, il parut ne céder qu’à la rectitude dujugement de Jane, à la pureté de son goût.

Egerton paraissait tout à fait subjugué ;et Jane, qui voyait dans ses attentions délicates la preuve d’unvéritable amour, entrevoyait déjà le moment doux et pénible à lafois où elle en recevrait l’aveu.

Jane avait un cœur tendre et sensible, tropsensible peut-être. Le danger était dans son imagination exaltée,qui n’était point réglée par le jugement, qui n’était guidée paraucun principe, à moins qu’on n’appelle principes ces maximesordinaires, ces règles de conduite qui sont suffisantes pourretenir dans les bornes du devoir : pour ceux-là Jane en étaitpourvue ; mais ces principes qui peuvent seuls donner la forcede maîtriser les passions, qui engagent à les combattre sans cesse,à ne jamais leur céder, la pauvre Jane n’en avait jamais entenduparler.

La famille de sir Edward se retira lapremière, et Mrs Wilson revint seule dans sa voiture avec sanièce.

Émilie, qui n’avait pas paru s’amuser beaucouppendant la soirée, rompit tout à coup le silence en disant d’un airironique :

– Ah ! le colonel Egerton est unmodèle achevé ; pour peu que cela dure, ce sera bientôt unhéros. Voyant que sa tante la regardait d’un air étonné, elles’empressa d’ajouter :

– Aux yeux de Jane, du moins.

Ces mots furent prononcés d’un ton d’humeurqui n’était pas ordinaire à Émilie, et Mrs Wilson la grondadoucement de porter un jugement téméraire sur une sœur qui l’aimaittendrement et qui avait sur elle l’avantage des années. Émiliepressa la main de sa tante en avouant qu’elle avait eu tort. Mais,ajouta-t-elle, il m’est impossible de voir de sang-froid qu’unhomme tel que le colonel Egerton exerce une sorte d’ascendant surune femme qui a autant d’esprit que Jane, et surtout qu’il puisse,en gagnant ses affections, compromettre le bonheur d’une sœur aussichère.

Mrs Wilson sentait intérieurement lavérité d’une remarque qu’elle avait cru de son devoir de blâmer, etelle pressa son Émilie contre son cœur.

Elle ne voyait que trop que l’imagination deJane paraît son amant de toutes les qualités qu’elle admirait leplus, et elle craignait que, lorsque le voile qu’elle contribuait àétendre sur ses yeux serait tombé, elle ne cessât de l’estimer, etpar conséquent de l’aimer, lorsque le mal serait sans remède.

Les inquiétudes de Mrs Wilson sur le sortde Jane lui semblaient un avertissement de redoubler de prévoyancepour éviter de semblables malheurs à celle dont le bonheur luiétait confié.

Émilie Moseley venait d’atteindre sadix-huitième année, et la nature l’avait douée d’une vivacité etd’une innocence qui la faisaient jouir, avec la simplicité etl’enthousiasme d’un enfant, des plaisirs de cet âge heureux. Elleétait sans art, et son esprit et son enjouement pétillaient dansses yeux ; heureuse du calme de sa conscience et de l’amour deses parents, elle avait la sérénité et la piété d’un ange.

Grâce aux soins de sa tante et à sonintelligence, elle excellait dans tous les petits ouvrages de sonsexe ; elle était instruite sans pédanterie, et elleconsacrait quelques heures chaque jour à augmenter ce trésor pourl’avenir, en lisant avec Mrs Wilson les bons ouvrages à laportée d’une jeune personne. On pouvait dire qu’Émilie n’avaitjamais lu un livre qui contint une pensée ou qui pût faire naîtreune opinion inconvenante pour son sexe ou dangereuse pour sesprincipes, et toute la pureté de son âme se peignait sur son front,siège de la candeur et de l’innocence.

Mais plus Mrs Wilson admirait lafraîcheur de cette jeune plante qu’elle avait cultivée avec tant desoin, plus elle s’efforçait d’écarter loin d’elle tous les soufflescontagieux qui auraient pu la flétrir. Émilie était dans cet âge oùl’âme expansive s’ouvre aisément à toutes les impressions, où lessentiments ont une vivacité qui, bien dirigée, produit les plusheureux résultats, mais qui, lorsqu’elle n’est pas guidée parl’expérience, peut entraîner dans une fausse route d’où il est biendifficile de revenir. Mrs Wilson sentit qu’elle avait plus quejamais besoin de ses conseils, et qu’il ne fallait pas la perdre unseul instant de vue à cette époque critique, si elle ne voulait paslaisser son ouvrage imparfait.

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