Précaution

Chapitre 2

 

Lemonde se subdivise en cercles plus ou moins étroits qui s’appellentencore le monde.

SWIFT.

Le lendemain du jour où avait eu lieu laconversation que nous venons de rapporter, Mrs Wilson, sesnièces et son neveu profitèrent de la beauté du temps pour pousserleur promenade jusqu’au presbytère, où ils avaient l’habitude defaire de fréquentes visites. Ils venaient de traverser le petitvillage de B***, lorsqu’une belle voiture de voyage à quatrechevaux passa près d’eux et prit la route qui conduisait auDoyenné.

– Sur mon âme ! s’écria John, cesont nos nouveaux voisins, les Jarvis ! Oui, oui, le vieuxmarchand doit être celui qui est tellement blotti dans le fond dela voiture que je l’avais pris d’abord pour une pile de cartons.Cette figure fardée et surmontée d’un si grand nombre de plumesdoit être celle de la vieille dame… de Mrs Jarvis, veux-jedire ; les deux autres sont sans doute les belles missJarvis.

– Vous vous pressez bien de prononcer surleur beauté, John, s’écria Jane ; attendez que vous les ayezvues, avant de compromettre ainsi votre goût.

– Oh ! répliqua John, j’en ai assezvu pour… Il fut interrompu par le bruit d’un tilbury des plusélégants, que suivaient deux domestiques à cheval. Dans cet endroitla route se divisait en plusieurs branches. Le tilbury s’arrêta,et, au moment où John et ses sœurs passaient auprès, un jeune hommeen descendit et vint à leur rencontre. Du premier coup d’œil ilreconnut le rang des personnes auxquelles il allait s’adresser, etles saluant d’un air gracieux, après leur avoir fait des excusesd’interrompre leur promenade, il les pria de vouloir bien luiindiquer la route qui conduisait au Doyenné.

– Celle à droite, Monsieur, répondit Johnen lui rendant son salut.

– Demandez-leur, colonel, lui cria sonami, qui était resté dans le tilbury, et qui tenait les rênes, sila voiture qui vient de passer a pris cette route.

Le colonel, dont toutes les manièresannonçaient un homme du meilleur ton, jeta un regard de reprochesur son compagnon, pour se plaindre du ton leste et peu convenablequ’il avait pris, et fit la question qu’il désirait. Après avoirreçu une réponse affirmative, il s’inclina de nouveau et allaitremonter en voiture lorsqu’un des chiens d’arrêt qui suivaient letilbury sauta sur Jane, et salit sa robe avec ses pattes pleines deboue.

– Ici, Didon, s’écria le colonel en sehâtant de rappeler le chien ; et, après avoir fait à Jane lesexcuses les plus polies, il rejoignit son compagnon en recommandantà un de ses domestiques de prendre garde à Didon. L’air et lesmanières de ce jeune homme étaient fort distingués ; il eûtété facile de reconnaître qu’il était militaire, quand même soncompagnon, plus jeune, mais moins aimable, ne l’eût pas appelécolonel. Le colonel paraissait avoir trente ans, et ses beauxtraits et sa tournure élégante étaient également remarquables,tandis que son ami, plus jeune de quelques années, était loin delui ressembler.

– Je voudrais bien savoir quels sont cesmessieurs, dit Jane au moment où la route, formant un coude, lesdérobait à leurs regards.

– Ce qu’ils sont, répondit sonfrère ; parbleu ! ce sont les Jarvis ne les avez-vous pasentendus demander le chemin du Doyenné ?

– Celui qui tenait les guides peut êtreun Jarvis ; pour celui-là je vous l’abandonne : maisquant au jeune homme qui nous a parlé, c’est une autreaffaire ; vous savez, John, qu’on l’a appelé colonel.

– Eh bien, oui ! c’est cela même,dit John d’un air railleur, le colonel Jarvis ; c’est sansdoute l’alderman. Ces messieurs sont ordinairement colonels desvolontaires de la Cité.

– Fi ! Monsieur, dit Clara avec unsourire ; au lieu de plaisanter, vous feriez mieux de chercheravec nous quels peuvent être ces étrangers.

– Très volontiers, ma chère sœur ;voyons, cherchons ensemble. Commençons par le colonel. Quel estvotre avis, Jane ?

– Que puis-je vous dire, John ? Cequi est certain, c’est que, quel qu’il soit, le tilbury luiappartient, quoiqu’il ne le conduise pas lui-même, et c’est ungentilhomme autant par la naissance que par l’éducation.

– Peste, Jane, quelle assurance !Qui donc, je vous prie, vous a si bien mise au fait ? Mais cesont encore de vos conjectures, et voilà tout.

– Non, Monsieur, ce ne sont pas desconjectures, je suis certaine de ce que je dis.

Mrs Wilson et les sœurs de Jane, quijusque-là avaient pris peu d’intérêt à ce dialogue, la regardèrentavec quelque surprise ; John le remarqua.

– Bah ! s’écria-t-il, elle n’en saitpas plus que nous !

– Si fait, Monsieur.

– Voyons, ajouta son frère, dites-nousalors ce que vous savez.

– Eh bien donc ! les armes quiétaient peintes sur les deux voitures étaient différentes.

John ne put s’empêcher de rire.

– C’est une bonne raison sans doute pourprésumer que le tilbury appartient au colonel, et qu’il n’est pointde la famille des Jarvis. Mais sa noblesse ? l’avez-vousdécouverte à ses manières et à sa démarche ?

Jane rougit un peu.

– L’écusson peint sur le tilbury avaitsix quartiers, répondit-elle. Émilie partit d’un éclat de rire,John continua ses plaisanteries, et bientôt ils arrivèrent aupresbytère.

Ils causaient depuis quelque temps avec leministre et son épouse, lorsque Francis revint de sa promenade dumatin, et leur dit que les Jarvis étaient arrivés ; il avaitété témoin d’un accident arrivé à un tilbury dans lequel setrouvaient le capitaine Jarvis, et un de ses amis, le colonelEgerton. En tournant près de la porte du Doyenné la voiture avaitversé, et le colonel s’était blessé au talon ; mais onespérait que cette blessure n’aurait pas de suites, et que lecolonel en serait quitte pour garder la chambre pendant quelquesjours.

Après les exclamations qui suivent d’ordinairede semblables récits, Jane se hasarda à demander à Francis quelétait ce colonel Egerton.

– J’ai appris de l’un des domestiques,lui répondit-il, que c’est un neveu de sir Edgar Egerton, uncolonel à la demi-solde ou en congé, ou quelque chose desemblable.

– Comment a-t-il supporté cet accident,monsieur Francis ? demanda Mrs Wilson.

– En homme de cœur, en gentilhomme,reprit le jeune prêtre en souriant ; et quel est le preuxdiscourtois qui à sa place ne se réjouirait pas d’un accidentauquel il doit le tendre intérêt que lui témoignent les missJarvis ?

– Quel bonheur que vous vous soyeztrouvés tous à portée de les secourir ! dit Clara d’un ton decompassion.

– Les jeunes personnes sont-ellesjolies ? demanda Jane avec un certain embarras.

– Mais, oui, je le crois. Je vousavouerai que j’ai fait peu d’attention à leurs figures ; jen’étais occupé que du colonel, qui paraissait souffrirvéritablement.

– C’est une raison de plus, dit ledocteur Yves, pour que je leur rende ma visite au premierjour ; mon empressement paraîtra excusable… J’irai les voirdemain.

– Le docteur Yves n’a pas besoind’excuses pour se présenter chez ses paroissiens, ditMrs Wilson.

– Il porte si loin la délicatesse !s’écria Mrs Yves avec un sourire de bonté, et prenant partpour la première fois à la conversation.

Il fut alors convenu que le ministre iraitd’abord faire sa visite officielle, seul comme il se le proposait,et qu’ensuite les dames verraient ce qu’elles devraient faired’après la manière dont il aurait été reçu.

Après être restées une heure chez leurs amis,Mrs Wilson et Clara se retirèrent, et Francis les reconduisità Moseley-Hall. Le lendemain le docteur annonça que les Jarvisétaient installés dans leur nouvelle demeure, et que le colonelallait beaucoup mieux ; les miss Jarvis étaient aux petitssoins avec lui, et ne lui laissaient pas même le temps de former undésir. Le malade était en pleine convalescence ; il n’y avaitdonc aucune indiscrétion à faire la visite qu’on avaitprojetée.

Jarvis reçut ses hôtes avec la franchise d’unbon cœur ; il ne connaissait pas tous les usages du grandmonde, mais il avait cette espèce de rondeur qui supplée souvent àl’éducation. Sa femme, au contraire, n’eût pas voulu enfreindre larègle la plus minutieuse de l’étiquette, et son ton formait uncontraste plaisant avec les airs qu’elle se donnait. Les missJarvis étaient assez jolies ; mais elles n’avaient point cetteaisance, ces manières gracieuses qu’on acquiert dans lemonde ; elles semblaient toujours éprouver une sorte de gêneet de contrainte.

Le colonel Egerton reposait sur un sopha, lajambe étendue sur une chaise, et entourée de linges et decompresses. Malgré son état de souffrance, c’était encore le moinsembarrassé de la compagnie ; et, après avoir prié les damesd’excuser son déshabillé, il parut oublier son accident pour êtretout entier à la conversation.

– Mon fils le capitaine, ditMrs Jarvis en appuyant d’un air de satisfaction sur le derniermot, est allé avec ses chiens reconnaître un peu le pays ; caril n’aime que la chasse, et il n’est jamais si heureux quelorsqu’il peut courir les champs le fusil sur l’épaule. En vérité,Mylady, les jeunes gens d’aujourd’hui semblent croire qu’ils soientseuls au monde. J’avais prévenu Henry que vous auriez la bonté devenir ce matin avec ces demoiselles, mais bah ! il est particomme si M. Jarvis n’avait pas le moyen d’acheter un rôti, etqu’il nous fallût attendre après ses cailles et ses faisans.

– Ses cailles et ses faisans !s’écria John d’un air consterné ; le capitaine Jarvistire-t-il sur des cailles et des faisans à cette époque del’année ?

– Mrs Jarvis, Monsieur, dit lecolonel Egerton avec un léger sourire, est plus au fait des égardsque tout vrai gentilhomme doit aux dames, que des règles de lachasse. Ce n’est pas, je crois, avec un fusil, Madame, c’est arméd’une ligne que mon ami le capitaine s’est mis en campagne.

– Ligne ou fusil, qu’importe ?s’écria Mrs Jarvis. Il n’est jamais là quand on a besoin delui ; et ne pouvons-nous pas acheter du poisson aussi bien quedu gibier ? Je voudrais bien que pour ces sortes de choses ilvous prît pour modèle, colonel.

Le colonel Egerton se mit à rire de bon cœur,et miss Jarvis dit, en jetant de son côté un regard d’admiration,que lorsque Henry aurait été au service aussi longtemps que sonnoble ami, il connaîtrait sans doute aussi bien les usages de labonne société.

– Oui, s’écria sa mère, parlez-moi del’armée pour former un jeune homme. Comme le service vous l’abientôt façonné ! Et se tournant vers Mrs Wilson : –Votre mari était, je crois, au service, Madame ?ajouta-t-elle.

– J’espère, miss Jarvis, que nous auronsbientôt le plaisir de vous voir à Moseley-Hall, dit vivementÉmilie, pour épargner à sa tante la douloureuse nécessité derépondre. Miss Jarvis promit de ne point tarder à lui rendre savisite. La conversation devint générale, et roula sur le temps, surla campagne, sur les agréments du voisinage et autres sujets nonmoins intéressants.

– Eh bien ! John, s’écria Jane d’unair de triomphe dès qu’ils furent dans leur voiture, rirez-vousencore tant de ma science héraldique, comme vous l’appelez ?Avais-je tort cette fois-ci ?

– Ma petite sœur Jenny a-t-elle jamaistort ? reprit son frère en badinant. C’était le nom qu’il luidonnait lorsqu’il voulait la provoquer, et commencer avec elle cequ’il appelait une petite guerre ; mais miss Wilson mit fin àla dispute en faisant une remarque à lady Moseley ; et lerespect que les deux combattants avaient pour elle les engagea àdéposer à l’instant les armes.

Jane Moseley avait reçu de la nature le plusheureux caractère ; et si son jugement eût été mûri parl’éducation, elle n’eût rien laissé à désirer ; maismalheureusement sir Edward croyait avoir tout fait en donnant desmaîtres à ses filles. Si leurs leçons n’obtenaient pas tout lesuccès désirable, ce n’était pas sa faute, et il avait rempli sondevoir. Son système d’économie ne s’était étendu à rien de ce quiconcernait ses enfants, et l’argent avait été prodigué pour leuréducation. Seulement elle n’avait pas toujours reçu la direction laplus désirable. Sentant que, par son rang et par sa naissance, safamille avait droit de rivaliser de splendeur avec les maisons plusopulentes qui l’entouraient, Jane, qui avait été élevée pendantl’éclipse momentanée de la fortune de sir Edward, avait cherché àconsoler son amour-propre, qui se trouvait blessé, en consultantles titres où se trouvait constatée la noblesse de sesancêtres ; elle était sans cesse occupée à étudier l’arbregénéalogique de sa maison, et cette étude réitérée lui avait faitcontracter une sorte d’orgueil héréditaire.

Clara avait aussi ses faibles ; mais ilsfrappaient moins que ceux de Jane parce qu’elle avait l’imaginationmoins ardente. Le tendre attachement qui l’unissait à Francis Yves,l’admiration que lui inspirait un caractère à l’abri du plus légerreproche, avaient, presque à son insu, éclairé son goût, formé sonjugement ; sa conduite, ses opinions, étaient ce qu’ellesdevaient être ; elles avaient la vertu pour mobile ; maisle plus souvent il lui eût été impossible d’en rendre compte ;elle cédait à une sorte d’instinct, et c’était pour elle quel’habitude était véritablement devenue une seconde nature.

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