Précaution

Chapitre 9

 

Labeauté aime à voir un guerrier soupirer à ses genoux. Le siècle ales goûts militaires : voyez nos jeunes filles rougir au motde colonel.

PETER PINDAR.

Le lendemain matin, Émilie et Grace, au lieud’accompagner John et le colonel dans leur promenade ordinaire,prirent le chemin du presbytère, suivies de Mrs Wilson et delord Chatterton. Émilie était impatiente de voir le docteur Yves etson épouse, pour savoir des nouvelles de sa chère Clara. Francisavait promis de passer chez son père dans la matinée ; elleespérait l’y retrouver encore pour lui parler de sa sœur, dont illui semblait qu’elle était déjà séparée depuis des siècles. Dèsqu’elle approcha de la maison, son impatience lui fit doubler lepas, et elle devança Mrs Wilson qui ne pouvait aller aussivite, et lord Chatterton et sa sœur qui causaient avec elle. Elleentra dans le parloir sans avoir rencontré personne. Son teintétait animé par la rapidité de sa course ; la chaleur luiavait fait ôter son chapeau de paille qu’elle jeta sur une chaise,et ses cheveux retombaient en désordre sur ses épaules. Un monsieurtout en noir était au fond de la chambre, le dos tourné vers laporte, les yeux fixés sur un livre qu’il tenait à la main. Elle nedouta pas un instant que ce ne fût Francis.

– Eh bien ! mon frère, comment setrouve cette chère Clara ? s’écria-t-elle en lui frappantlégèrement sur l’épaule. Le monsieur se retourna et offrit à sesregards surpris les traits bien connus du jeune homme dont le pèreétait mort subitement à l’église.

– Mille pardons, Monsieur, je croyais… envérité… je croyais…, que M. Francis Yves… Et la pauvre enfantétait tout interdite.

– Votre frère n’est pas encore ici, missMoseley, reprit l’étranger avec un sourire plein debienveillance ; permettez-moi d’aller avertir Mrs Yves devotre arrivée. Et il sortit après l’avoir saluéerespectueusement.

Émilie, rassurée par ses manières affables, etplus encore par l’allusion délicate qu’il avait faite aux nouveauxliens qui l’unissaient à Francis, et qui expliquaient lafamiliarité qu’elle s’était permise, s’empressa de réparer ledésordre de sa coiffure ; et elle avait repris son assurancelorsque sa tante la rejoignit. Elle lui racontait en riant saméprise, au moment où Mrs Yves entra dans la salle.

Cette bonne et digne dame connaissaitChatterton et sa sœur, et elle les aimait aussi tendrement. Ellefut charmée de les voir, et, après avoir reproché au jeune pair deles avoir forcés à recourir à un étranger, elle se tourna ensouriant du côté d’Émilie.

– Eh bien ! lui dit-elle, vous aveztrouvé le parloir occupé, à ce que j’apprends ?

– Oui, dit Émilie en rougissant, jesuppose que M. Denbigh vous a parlé de madistraction ?

– Il m’a parlé de l’intérêt si tendre quivous faisait venir dès aujourd’hui savoir des nouvelles deClara ; mais il ne m’a rien dit de plus.

Un domestique entra dans le moment pour luidire que Francis désirait la voir ; et Mrs Yves pria seshôtes de l’excuser. À la porte elle rencontra M. Denbigh quise rangea pour la laisser passer, en lui disant :

– Votre fils vient d’arriver, Madame. Etd’un air respectueux, mais sans embarras, il vint prendre la placequ’elle avait laissée vacante auprès de ses amis.

C’était la première fois que Mrs Wilsonet Émilie se trouvaient avec lui ; et cependant on n’eût pasdit qu’il leur était étranger.

Le malheur qui lui était arrivé le leur avaitfait connaître, et avait excité leur intérêt. Denbigh prit part àla conversation, et il s’exprimait avec une candeur et unefranchise qui commandaient la confiance. Aussi, en moins d’un quartd’heure régnait-il autant d’intimité dans la petite société réuniechez le docteur que si elle se fût connue depuis bien desannées.

Le docteur Yves et son fils ne tardèrent pas àvenir les joindre. Francis dit que Clara attendait le lendemainavec une impatience délicieuse, et qu’elle désirait vivementqu’Émilie vînt passer quelques jours avec elle dans sa nouvelledemeure. Mrs Wilson le promit au nom de sa nièce :

– Nos amis, ajouta-t-elle en se tournantvers Grace, voudront bien l’excuser si elle les quitte pour allertenir compagnie à sa sœur. Son absence, je l’espère, ne sera pas delongue durée ; et Clara a besoin de la société d’Émilie dansun pareil moment.

– J’espère bien, dit Grace avec douceur,qu’Émilie ne fera pas de cérémonies avec nous. Nous serionsdésolées de l’empêcher de témoigner son attachement à sa sœur, etce serait mal nous connaître que de supposer que nous puissionsnous offenser de la voir partir pour aller remplir un devoir sidoux.

– À merveille, Mesdames ; s’écria ledocteur avec gaieté ; voilà comme on doit être, et l’amitié laplus durable est celle qui sait s’imposer aussi de généreuxsacrifices.

– Le départ d’une jeune femme de lamaison paternelle pour aller habiter celle de son mari est unévènement qui cause toujours une vive émotion, dit Denbigh àFrancis ; et la conversation changea de sujet.

Il était trois heures sonnées lorsque lavoiture de Mrs Wilson, qui devait venir les prendre, arriva aupresbytère, et personne ne s’était aperçu que le temps se fût sivite écoulé. Le ministre était retourné dîner à Bolton avec sonfils. Mrs Yves était restée avec ses hôtes, et Denbighcontinua à prendre vivement part à un entretien qui semblait devoirne lui offrir que peu d’intérêt, puisqu’il roulait en grande partiesur des personnes qu’il ne connaissait pas. Mrs Wilson crutremarquer que parfois il régnait une sorte d’embarras et decontrainte entre Mrs Yves et lui ; elle l’attribuanaturellement au souvenir de la perte récente qu’il avait faite.Peu d’instants après on vint lui annoncer l’arrivée de sa voiture,et elle termina sa visite.

– Ce M. Denbigh me plaît fort, ditlord Chatterton lorsqu’ils furent dans la voiture ; il a unextérieur si agréable !…

– Oui, Milord, et le fond répond àl’extérieur, à en juger du moins par le peu que nous avons vu delui, reprit Mrs Wilson.

– Qui est-il, Madame ?

– Mais je suppose que c’est quelqueparent de Mrs Yves ; c’est sans doute à cause de luiqu’elle n’a pas été à Bolton, comme elle l’avait projeté, et queson mari est parti seul. Il me semble pourtant que M. Denbighaurait pu les accompagner ; je suis étonné qu’il n’en ait pasété question.

– J’ai entendu M. Denbigh dire àFrancis, répondit Émilie, qu’il craignait que sa visite ne fûtindiscrète, et qu’il voulait laisser à la mariée le temps de sereconnaître. Il pria Mrs Yves de ne pas rester pour lui ;mais elle répondit que ses occupations la retenaient aupresbytère.

La voiture était alors arrivée à l’endroit oùvenaient aboutir les deux routes qui conduisaient à Bolton-Castleet à Moseley-Hall ; Mrs Wilson désira s’arrêter pouravoir des nouvelles d’un homme âgé qui résidait sur les terres duvieux comte, à qui elle avait souvent fait du bien, et qui venaitd’éprouver une perte considérable pour lui. En traversant à gué unepetite rivière qui séparait sa ferme du marché où il allait vendreses denrées, il la trouva tellement enflée par les pluiesabondantes qui étaient tombées pendant la nuit, qu’après avoir faitde vains efforts pour sauver sa petite cargaison, il eut beaucoupde peine à regagner le bord, après avoir vu son cheval, sacharrette et le produit de son petit enclos emportés par lecourant. Mrs Wilson avait entendu raconter le malheur arrivé àce pauvre homme, et désirait s’en assurer elle-même pour venir àson secours ; mais, au lieu de le trouver plongé dans ladouleur, elle arriva dans sa chaumière au moment où le vieuxHumphreys, au comble de la joie, montrait à ses petits-enfantsenchantés une charrette neuve attelée d’un bon cheval. Dès qu’ilaperçut son ancienne bienfaitrice, il courut au-devant d’elle, lasalua respectueusement, et à sa demande lui raconta tous lesdétails de son désastre.

– Et d’où vous viennent cette charretteet ce cheval, Humphreys ? lui demanda Mrs Wilson dèsqu’il eut fini son récit.

– Oh ! Madame, quand je vis quej’avais perdu tout ce que je possédais au monde, et qu’il ne merestait plus de ressources, je courus au château pour exposer àl’intendant ma triste situation. M. Martin conta à lordPendennys le malheur qui m’était arrivé ; et c’est lui quivient de m’envoyer cette charrette, ce beau cheval, et vingtguinées d’or par-dessus le marché. Ah ! Madame, que le ciel lebénisse à jamais !

– Cela est bien généreux de la part de SaSeigneurie, dit Mrs Wilson d’un air pensif. Je ne savais pasque lord Pendennys fût au château.

– Il est parti, Madame ; lesdomestiques me dirent qu’il était venu pour rendre visite au comte,qui était parti pour l’Irlande depuis plusieurs jours, et que, nel’ayant pas trouvé, il avait continué sa route vers Londres, sansvouloir même s’arrêter une seule nuit. Ah ! Madame, ajouta levieillard qui se tenait debout, appuyé sur son bâton, et sonchapeau à la main, c’est le père, c’est le consolateur desmalheureux. Ses domestiques disent qu’il donne tous les ans desmilliers de livres sterling aux pauvres. Quel bonheur que sa grandefortune lui permette ainsi de faire le bien ! car il estriche… plus riche que monsieur le comte lui-même. Ah ! pourmoi, je le bénirai jusqu’au dernier jour de ma vie !

Mrs Wilson dit à Humphreys qu’elle étaitcharmée de voir que toutes ses pertes fussent si heureusementréparées, et elle referma sa bourse qui s’était ouverte au souvenirdes malheurs du vieillard ; car il n’entrait pas dans sonsystème de charité de chercher à rivaliser de bienfaisance avec quique ce fût, et de faire parade des secours qu’elle n’accordaitjamais qu’à la véritable indigence.

– Sa Seigneurie est magnifique dans sesbienfaits, dit Émilie en sortant de la chaumière.

– Ne pensez-vous pas qu’il y ait de laprodigalité à donner tant à des gens qu’on connaît si peu ?demanda Chatterton.

– Lord Pendennys est très riche, réponditMrs Wilson ; de plus ce vieillard a un fils (c’est lepère des enfants que nous avons vus dans sa cabane) qui est soldatdans le régiment dont le comte est colonel, et cette circonstanceexplique assez sa libéralité. La veuve soupira en se rappelant quele même sentiment avait dirigé sa charité sur le vieilHumphreys.

– Avez-vous jamais vu le comte, matante ? demanda Émilie.

– Jamais, ma chère ; c’est unesatisfaction qui m’a été refusée jusqu’à présent ; mais j’aireçu bien des lettres qui n’étaient remplies que de son éloge, etje suis bien contrariée de n’avoir pas su qu’il était au château delord Bolton, son parent. Mais, ajouta-t-elle en regardant sa nièced’un air pensif, j’espère que nous le rencontrerons à Londres cethiver. Comme elle finissait de parler, un nuage de tristesse serépandit sur ses traits, et tous les efforts d’Émilie pendant lereste de la promenade furent impuissants pour le dissiper.

Le général Wilson avait été officier decavalerie, et commandé le même régiment dont lord Pendennys étaitmaintenant colonel.

Pendant une escarmouche, le général, entouréde tous les côtés, avait été délivré par la valeur du jeune comte,qui servait alors sous ses ordres, et qui, suivi de quelques bravesque son exemple électrisait, parvint, au péril de sa vie, à sauverson général. Depuis ce jour, l’amitié la plus tendre unit cedernier à son libérateur, et dans sa correspondance avec sa femmeil ne cessait de lui parler des excellentes qualités du comte, desa bravoure, et de son humanité pour le soldat. Lorsque le généraltrouva la mort sur le champ de bataille, il en reçut de promptsmais d’inutiles secours, et il rendit le dernier soupir entre lesbras de son jeune ami.

Le comte s’acquitta du pénible devoird’annoncer à Mrs Wilson la perte qu’elle avait faite ; etsa lettre peignait si bien la tendresse et le respect qu’il avaitpour l’époux qu’elle pleurait, que dès ce jour elle sentit pour luiune sorte d’affection sympathique.

Malgré toute sa raison, l’intérêt que luiinspirait le jeune comte et le bien qu’elle en entendait dire tousles jours lui faisaient naître souvent l’idée romanesque qu’ilverrait sa chère Émilie, qu’il l’aimerait, et qu’elle aurait laconsolation de former cette union.

Tous les renseignements qu’elle avait pris surses principes et son caractère avaient outrepassé sesespérances ; mais le service ou ses affaires personnellesn’avaient point encore permis au comte de rendre visite à la veuvede son ancien ami, et celle-ci attendait avec impatience que ce queJohn appelait en plaisantant leur campagne d’hiver lui fournîtl’occasion si désirée de voir l’homme à qui elle devait tant, etdont l’image était associée aux plus chers quoique aux plusdouloureux souvenirs de sa vie.

Le colonel Egerton, qui venait alors trèsfamilièrement au château, arriva à l’heure du dîner, à lasatisfaction de la douairière, qui avait appris, par lesinformations qu’elle avait employé toute la matinée à recueillir,que la somme totale des revenus de l’héritier de sir Edgarprésenterait le nombre de chiffres indispensables pour un mari.

Après le dîner, lorsqu’on fut réuni dans lesalon, la douairière tâcha d’amener le colonel à faire avec safille aînée une partie d’échecs, jeu qu’elle avait fait apprendre àCatherine, comme celui qui lui paraissait le plus propre à retenirlongtemps un jeune homme sans permettre à son attention d’êtredétournée par les charmes qu’on voit souvent errer dans un salon,« cherchant quelqu’un qu’ils puissent dévorer ».

C’était aussi un jeu très propre à favoriserle développement d’un beau bras et d’une jolie main ; mais lesfacultés inventives de lady Chatterton s’épuisèrent longtemps sanssuccès pour trouver le moyen d’y montrer aussi le pied, et elleconnaissait trop l’effet de la concentration des forces pourpermettre qu’un seul auxiliaire ne se signalât pas sur le champ debataille. Après avoir étudié elle-même dans sa glace les attitudesles plus gracieuses, elle entreprit d’apprendre à Catherine latenue ingénieuse qu’elle avait trouvée ; et à force d’étudesréitérées et soutenues, cette dernière exécuta, à la satisfactionde son institutrice, la manœuvre habile qui consistait à avancerson petit pied de côté, de manière à ce que son adversaire ne pûtdétourner les yeux du beau bras qui s’arrondissait pour exécuterdes évolutions plus ou moins savantes, sans rencontrer un objetencore plus séduisant, et qu’il tombât ainsi de Charybde enScylla.

John Moseley fut le premier sur lequel ladouairière résolut d’essayer l’effet de cette nouvelle batterie, etaprès avoir mis les parties en présence, elle s’éloigna à unepetite distance pour en épier le résultat.

– Échec au roi, miss Chatterton, dit Johnau commencement de la partie. Catherine avança doucement son jolipied.

– Échec au roi, monsieur Moseley,dit-elle à son tour, tandis que les yeux de John erraient de lamain au pied, et du pied à la main.

– Est-il possible ! dit John d’unair distrait et préoccupé. En relevant la tête il rencontra lesyeux de la douairière fixés sur lui d’un air de triomphe.

– Oh ! oh ! se dit-il enlui-même, vous êtes là, mère Chatterton ? Et se levantfroidement il s’éloigna, sans que rien fût capable de l’engagerdans une seconde partie.

– Je ne suis pas de force missChatterton, répondit-il aux instances de la mère et de lafille ; avant d’avoir eu le temps de me reconnaître, j’étaisdéjà échec et mat ; vous êtes un adversaire dangereux.

La douairière voulut entreprendre une attaqueplus couverte, par le moyen de Grace, mais de ce côté la défaiteeût été plus sûre encore, puisque ses propres troupes serévoltaient contre leur général, et lady Chatterton fut obligéepour le moment d’accorder une trêve à un antagoniste sur lequelelle n’avait obtenu aucun avantage.

Le colonel entra dans la lice avec toutel’indifférence que peuvent inspirer la présomption et lafatuité.

La partie fut commencée avec un égal talentdans les deux joueurs. Mais aucune émotion, aucune distraction nese manifesta chez le colonel ; la main et le pied de Catherinejouaient cependant aussi leur rôle dans la perfection ; maisEgerton ne perdait rien de sa force, il avait des réponses pourtoutes les questions de Jane, et des sourires pour toutes lespetites agaceries de son adversaire ; enfin Catherine ne setenait plus que sur la défensive, lorsque Egerton, trouvantprobablement la partie trop longue, fit une faute volontaire et laperdit ; et la douairière vit trop bien qu’il n’y avait rien àfaire avec le colonel.

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