Précaution

Chapitre 17

 

Nous échouâmes par trop de prudence, consolation qu’il faut laisseraux vieillards. Trop de prudence est aussi un danger.

S.JOHNSON.

Le lendemain matin toute la société, àl’exception de Denbigh, se réunit de nouveau à Moseley-Hall.

Les assiduités du colonel auprès de Janeétaient toujours les mêmes, et cette dernière, ayant un sentimenttrop juste des convenances pour le recevoir en tête-à-tête, futenchantée du retour d’une tante qu’elle respectait, et d’une sœurqu’elle aimait si tendrement.

La douairière attendait impatiemment uneoccasion favorable pour frapper le coup de maître qu’elle méditaiten faveur de Grace. Comme tous les intrigants, elle croyait quepersonne ne l’égalait pour la finesse, la sagacité et le choix desressorts à faire jouer pour arriver à son but. Grace, par sasimplicité et sa délicatesse exquise, avait jusqu’alors traversétous ses plans, ou du moins elle avait empêché qu’ils ne luifussent contraires ; mais, comme lady Chatterton étaitpersuadée que le jeune Moseley aimait sa fille, et qu’une faussehonte, ou la crainte d’un refus, l’empêchait seule de se déclarer,elle crut faire merveille en lui sauvant l’embarras des aveux.

Sir Edward avait l’habitude de passer uneheure chaque matin dans sa bibliothèque pour vaquer à sesaffaires ; et la douairière résolut d’y diriger sesbatteries.

– Il est aimable à vous de me rendrevisite, lady Chatterton, dit le baronnet en lui offrant unfauteuil.

– En vérité, mon cousin, répondit ladouairière, cet appartement est charmant ; et elle regardaitautour d’elle en affectant la plus grande admiration.

Le baronnet, en parlant des améliorationsfaites à toute sa maison, fut amené naturellement à parler du goûtexquis de sa mère, l’honorable lady Moseley (qui était uneChatterton) ; et lorsque la douairière, par quelques autrescompliments aussi adroits, eut mis le baronnet dans la dispositiond’esprit qu’elle crut la plus favorable à ses vues, elle entama lagrande affaire qui l’animait.

– Je suis charmée, sir Edward, que vousayez conservé un aussi agréable souvenir de la première alliancequi a eu lieu entre nos familles, et j’espère que vous verrez laseconde avec autant de plaisir que moi.

Le baronnet ne savait trop ce qu’il devaitpenser de ce préambule, et s’il faisait allusion aux vues qu’ilsoupçonnait depuis quelque temps à son fils sur Grace Chatterton.Impatient de savoir si ces conjectures étaient bien fondées, etdésirant acquérir la certitude que John lui avait choisi unebelle-fille qu’il aimait déjà de tout son cœur, il dit à sacousine :

– Je ne suis pas sûr de vous biencomprendre, Madame.

– Non ! s’écria la douairière avecune surprise affectée ; après tout, peut-être mon anxiétématernelle m’a-t-elle trompée… Cependant M. Moseley ne seserait pas autant avancé sans votre approbation.

– Je laisse liberté entière à mes enfantssur ce point, lady Chatterton, et John n’ignore pas messentiments ; j’espère cependant que vous voulez parler de sonattachement pour Grace.

– Certainement, sir Edward, répondit-elleen hésitant : je puis me tromper, mais vous savez qu’il seraitcruel de se jouer du cœur d’une jeune fille.

– Mon fils en est incapable !s’écria sir Edward, et surtout lorsqu’il s’agit de Grace ;mais, Madame, vous avez raison, et s’il a fait un choix, il ne doitpas craindre de l’avouer.

– Loin de moi la pensée de presser leschoses ! dit la douairière ; mais la cour queM. Moseley fait à ma fille peut éloigner d’autres prétendants.Sir Edward, ajouta-t-elle en soupirant, j’ai le cœur d’une mère, etsi je me suis trop hâtée, votre bonté me le pardonnera. Enfinissant ces mots, lady Chatterton se retira en portant sonmouchoir à ses yeux pour cacher les larmes qu’elle ne répandaitpas.

Le bon sir Edward trouva sa marche naturelle,et fit prier son fils de venir lui parler sur-le-champ.

– John, lui dit-il en lui tendant la maindès qu’il entra, vous n’avez aucune raison de douter de monaffection, ni de mon empressement à accomplir vos désirs, et vousavez assez de fortune pour n’en point chercher. Vous pourrez vivreavec nous, continua-t-il avec bonté pour le mettre tout de suitesur la voie ; ou, si vous le préférez, vous irez habiter monchâteau dans le Wiltshire. Je puis, sans me gêner, vous assurercinq mille livres sterling par an ; votre mère et moi nousnous imposerions bien des privations, s’il le fallait, pour ajouterà votre aisance ; mais grâce à Dieu cela est inutile, et nousavons assez de fortune pour nos enfants et pour nous.

En peu de minutes, sir Edward allait avoirtout arrangé à la satisfaction de la douairière, si John ne l’eûtinterrompu par une exclamation de surprise.

– Mais de quoi voulez-vous parler, monpère ?

– De quoi ! dit sir Edward, mais deGrace Chatterton, mon fils.

– Grace Chatterton ! dit John enrougissant, et qu’ai-je de commun avec elle ?

– Sa mère m’a fait part de vospropositions, et…

– De mes propositions !

– De vos attentions, veux-je dire, etvous savez, John, que vous n’avez aucune objection à craindre de mapart.

– De mes attentions ! dit John d’unair de hauteur, j’espère que lady Chatterton ne m’accuse pasd’avoir eu des attentions déplacées pour sa fille ?

– Non pas déplacées, mon fils,puisqu’elles lui sont agréables.

– Elles lui sont agréables ! s’écriale jeune homme impatienté ; mais il m’est très désagréable, àmoi, qu’elle prétende donner à ma conduite une interprétationqu’aucune attention, aucun mot de ma part ne peuvent justifier.

Ce fut alors le tour de sir Edward d’êtresurpris ; il était loin de penser qu’il eût été l’instrumentdes intrigues de la douairière. Incapable de soupçonner la ruse,mais s’étonnant de l’erreur de sa cousine, erreur qu’iln’attribuait qu’à sa sollicitude maternelle, il dit à son filsqu’il regrettait que tout cela ne fût qu’un malentendu.

– Non, non, disait John en lui-même en sepromenant à grands pas dans la bibliothèque, non, lady Chatterton,il ne sera pas dit que vous m’aurez mis le pistolet sur la gorgepour me donner une femme ; si jamais cela arrive, je veuxbien… ; mais Grace… ! À ce nom John sentit qu’il refusaitson bonheur ; mais le dépit l’emporta sur l’amour.

Du moment où Grace craignit la démarcheindiscrète dont sa mère l’avait menacée, sa conduite changeatotalement ; à peine osait-elle lever les yeux ; sondésir le plus vif était de partir ; et quoiqu’elle sentît soncœur prêt à se briser, elle évitait l’approche de John comme celled’un serpent.

M. Benfield avait prolongé sa visite dequelques semaines ; le terme était expiré, et il désiraitpartir. John saisit avec empressement cette occasion de s’éloigner,et le lendemain de la conversation qu’il avait eue avec son père,il accompagna son oncle à Benfield-Lodge, antique manoir de sesancêtres.

Lady Chatterton, qui s’apercevait, mais troptard, qu’elle s’était méprise sur les moyens d’arriver à son but,s’étonnait qu’un plan conçu et dirigé avec tant d’adresse eût puproduire un si fâcheux résultat.

Dans son dépit elle prit la ferme résolutionde ne plus s’entremettre entre sa fille et le jeune Moseley,puisqu’ils étaient si différents des amants ordinaires, et que cequi eût fait le bonheur de mille autres les séparait plus quejamais.

Voyant qu’il lui serait inutile de rester pluslongtemps à Moseley-Hall, elle partit accompagnée de ses deuxfilles, pour se rendre dans la capitale, où elle espérait trouverson fils.

Le docteur Yves et sa femme arrivèrent le mêmejour au presbytère ; leur absence rendit plus vif encore leplaisir qu’on eut à les recevoir, et ils faisaient de fréquentesvisites au château, ainsi que Denbigh, qui était redevenu leurhôte.

Egerton commençait à parler aussi de sondépart ; mais il annonçait l’intention d’aller à L***, pendantle temps que la famille de sir Edward serait à Benfield-Lodge.

L*** était un petit village sur la côte, à unmille du château de M. Benfield, où se réunissaient lesgentilshommes des environs, pendant la saison des bains de mer. Lebaronnet avait promis à son oncle de venir le voir plus tôt que decoutume, pour avoir le temps de conduire Jane à Bath, avant departir pour Londres, où Mrs Jarvis devait se rendre de soncôté avec son aimable famille.

Qu’il nous soit permis de jeter un coup d’œilsur les motifs qui faisaient agir quelques-uns des principauxpersonnages de notre histoire, et de voir si la prudence peut lesapprouver.

PRÉCAUTION est un mot dont le sens paraît fortsimple, et dont l’application cependant varie à l’infini. Les unsla négligent, tandis que d’autres veulent la pousser trop loin. Sielle peut nous préserver d’une infinité d’écueils, c’est surtoutlorsqu’il s’agit de former des liens indissolubles.

Le mariage est, dit-on, une loterie danslaquelle il y a plus de billets blancs que de bons billets. Maisn’est-ce pas notre folie qui multiplie contre nous les chances lesplus défavorables ? Et en serait-il ainsi, si nous mettionsdans l’affaire la plus importante de notre vie cette mêmecirconspection, cette même prudence que nous montrons quelquefoispour des intérêts secondaires ?

Mrs Wilson, qui veut assurer le bonheurde sa nièce, ne croit pouvoir prendre trop de précautions pouréclairer son jugement, et diriger son choix. Elle veut que le marid’Émilie ait de la religion, des principes, et sa tendresollicitude veille constamment à ce que les affections de cette âmeaimante et sensible ne soient pas surprises à son insu.

Lady Chatterton, qui n’a qu’un désir au monde,celui d’établir ses filles, qui ne voit point de salut pour elleshors du mariage, et dont l’unique pensée est de leur assurer unépoux, dirige toute l’énergie de son âme vers ce seul objet ;et, à force de précautions, elle dépasse le but qu’elle veutatteindre. John Moseley, au contraire, qui déteste toutecontrainte, et qui veut rester libre et maître de ses actions, setient sur ses gardes ; et, jaloux de maintenir ses droits, illeur fait le sacrifice même de son bonheur ; il s’oppose detoutes ses forces aux intrigues de la douairière, qui ne veutcependant que ce qu’il désire lui-même avec tant d’ardeur, et ils’expose à perdre celle qu’il aime, plutôt que de paraître ne céderen l’épousant qu’aux importunités de sa mère.

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