Précaution

Chapitre 8

 

Onparle de la noce, on s’occupe des parures, mais que d’événementsrendent encore ce jour incertain !

PHILIPS.

Francis, qui pressait les ouvriers avec toutel’ardeur d’un amant, eut bientôt fait à son presbytère lesréparations indispensables. Le revenu du bénéfice était honnête,sir Edward donnait à sa fille vingt mille livres sterling ; lesort des jeunes amants était donc assuré, et ils devaient envisagerl’avenir avec les chances de bonheur que peuvent donner l’aisance,le contentement et une affection mutuelle.

Le jour fixé pour leur union approchait ;Jane et Émilie devaient remplir le rôle important de premièresfilles de noce ; la mère voulut aussi qu’il y eût deux garçonsde noce pour que tout fût régulier. John devait être naturellementle premier ; il ne s’agissait plus que de choisir le second,et John reçut carte blanche pour faire ce choix comme ill’entendrait.

Il avait d’abord eu l’intention de s’adresserà M. Benfield ; mais, toutes réflexions faites, il sedécida à écrire à lord Chatterton, son parent, qui résidait àLondres.

Celui-ci s’empressa de répondre, et, aprèsavoir exprimé ses regrets de ce qu’un accident qui lui étaitsurvenu l’empêchait de se rendre à une invitation aussi agréable,il ajoutait que l’intention de sa mère et de ses deux sœurs étaitd’aller les féliciter elles-mêmes aussitôt que sa santé luipermettrait de les accompagner. On s’y était pris si tard, quecette réponse n’arriva que la veille du jour fixé pour la noce, etau moment même où ils s’attendaient à voir arriver leur nobleparent en personne.

– Là ! s’écria Jane d’un air detriomphe ; je vous avais dit que c’était une folie d’écrire àLondres, lorsque nous avions si peu de temps devant nous.Qu’allons-nous faire à présent ? Vous aviez bien besoin, John,d’aller chercher si loin…

– Ce que nous avions sous la main,n’est-ce pas, Jane ? Allons, je vais voir si je pourrai voussatisfaire ; et en disant ces mots il prit son chapeau poursortir.

– Où allez-vous, mon fils ? demandale baronnet, qui entrait au même moment.

– Au Doyenné, Monsieur, voir si jepourrai décider le capitaine Jarvis à remplir demain les noblesfonctions de garçon de noce. Chatterton a fait une chute de cheval,et il m’écrit qu’il lui sera impossible de venir.

– John !

– Eh bien ! chère Jane ?

– Je vous déclare que si je dois avoir lecapitaine Jarvis pour cavalier, je prie Clara de ne point comptersur moi. Je ne veux avoir aucun rapport avec un pareil homme.

– Jane a raison, mon fils, dit ladyMoseley d’un ton grave ; vos plaisanteries sont déplacées dansun pareil moment. Le colonel Egerton convient beaucoup mieux soustous les rapports, et je désire que vous alliez voir vous-même lecolonel pour l’inviter de notre part.

– Les désirs de ma mère sont des ordrespour moi, dit John en lui baisant la main ; et il courutremplir la mission dont il était chargé.

Le colonel accepta avec empressement ; ilétait trop heureux de pouvoir rendre ce léger service à un hommequ’il estimait autant que M. Francis Yves.

Le mariage se célébra sans pompe, ainsi queClara l’avait désiré. Le docteur Yves unit lui-même les deux amantsen présence de sa femme et de la famille de Clara ; le colonelétait le seul étranger qui fût présent à la cérémonie. Au sortir del’église, Francis fit monter la mariée dans une voiture simple,mais commode, qui lui appartenait, et qui les conduisit à leurnouvelle résidence, au milieu des souhaits de ses paroissiens etdes prières de leurs parents pour leur bonheur.

Le baronnet invita le colonel à venir dîner auchâteau ; et malgré les injonctions réitérées deMrs Jarvis et de ses filles, qui lui avaient bien recommandéde venir leur raconter sur-le-champ la toilette de la mariée etmille autres circonstances aussi intéressantes, le colonel acceptal’invitation.

Dès qu’Émilie était rentrée, elle avait couruse renfermer dans sa chambre, et lorsqu’elle parut au dîner, lapâleur de ses joues et la rougeur de ses yeux prouvaient assez quele départ d’une sœur, lors même que le motif en est agréable, estun événement toujours douloureux pour ceux qui se sont fait une sidouce habitude de la voir.

La journée se passa d’une manière assez tristepour une famille qui semblait devoir être au comble de la joie, etdont presque tous les membres se sentaient au fond du cœur plusdisposés à pleurer qu’à se divertir. Jane et le colonel furentpresque les seuls qui parlèrent pendant le dîner ; Johnlui-même n’avait pas sa gaieté ordinaire, et sa tante le vit jetertristement les yeux sur la chaise vide qu’un domestique avait misepar habitude à la place que Clara avait coutume d’occuper.

– Ce bœuf n’est pas tendre, Saunders, ditle baronnet à son cuisinier, ou mon appétit n’est pas aussi bonqu’à l’ordinaire. Allons, colonel, un verre de vin de Sherry.

Le verre de vin fut vidé, les plats sesuccédèrent sur la table, mais le baronnet ne retrouva pas sonappétit.

– Combien Clara sera charmée de nousrecevoir tous après-demain ! dit Mrs Wilson ; cesnouvelles maîtresses de maison ont tant de plaisir à montrer tousleurs petits arrangements à leurs amis.

Lady Moseley sourit à travers ses larmes, etelle dit en se tournant vers son mari :

– Nous partirons de bonne heure, n’est-cepas, mon ami ? afin de voir en détail avant le dîner lesréparations que Francis a faites au presbytère. Le baronnet exprimason consentement par un signe de tête ; mais il avait le cœurtrop plein pour pouvoir parler ; et, priant le coloneld’excuser son absence, sous prétexte qu’il avait quelques ordres àdonner, il quitta la table.

Jamais les attentions du colonel Egerton pourla mère et la fille n’avaient été plus délicates. Il parla de Claracomme si le rôle qu’il avait été appelé à remplir dans la cérémonielui donnât le droit de prendre un intérêt plus direct à sonbonheur ; avec John il fut rempli de prévenances etd’affabilité, et Mrs Wilson fut obligée d’avouer elle-mêmequ’il avait un talent prodigieux pour se rendre agréable, et qu’ilétait bien difficile de lui résister.

Le baronnet venait de quitter la salle,lorsque le bruit d’une voiture attira les convives à la fenêtre.Jane reconnut la première les armes et la livrée, ets’écria :

– Ce sont les Chatterton, mamère !

– Les Chatterton ! répéta John, etil sortit aussitôt pour aller les recevoir.

Le père de sir Edward avait épousé uneChatterton, la sœur du grand-père du lord actuel. Sir Edgar avaittoujours vécu dans la meilleure intelligence avec son cousin, lepère du jeune lord, quoique leurs goûts fussent aussi opposés queleurs habitudes.

Ce seigneur avait un emploi important à lacour, et il menait un train qui n’était pas en proportion avec safortune ; non seulement ses appointements, qui étaientconsidérables, y passaient chaque année, mais il mangeait encore lerevenu de ses biens, qu’heureusement du moins il ne pouvait pasaliéner. Il était mort il y avait deux ans sans avoir fait aucuneéconomie, et il avait laissé sa veuve sans douaire et ses fillessans dot.

Le jeune lord son fils hérita de sespropriétés ; l’argent n’était pas son idole, il aimait samère, et son premier soin fut de lui assurer pour toute sa vie unepension de deux mille livres sterling. Il s’occupa ensuite de sessœurs, et fit des placements considérables en leur nom. Poursubvenir à ces dépenses, il lui fallut faire de grandes économies,et il avait même voulu suivre l’exemple de sir Edward Moseley, etquitter sa maison de ville pour aller vivre, du moins pendantquelque temps, à la campagne ; mais sa mère avait poussé uncri d’horreur à cette proposition.

– Comment ! Chatterton, quitterLondres au moment où le séjour peut en être le plus utile ? Etau regard qu’elle jetait sur ses filles, il était aisé de voirqu’en disant ces mots elle songeait à leur établissement. Le jeunelord, encore novice dans ces sortes d’affaires, crut simplementqu’elle voulait parler de l’emploi de son père qu’il sollicitait,et qu’il lui serait bien plus difficile encore d’obtenir du fondd’une province. Il se rendit donc aux désirs de sa mère, fit denouvelles démarches ; mais jusqu’alors elles avaient été sanssuccès ; et comme il se présentait plusieurs candidats quiavaient des droits égaux ou du moins un nombre égal de protecteurs,l’emploi restait vacant jusqu’à ce qu’un nouveau protecteur pluspuissant que les autres fît pencher la balance en faveur de sonprotégé.

Mrs Wilson ne mettait pas plus de soin àexaminer les jeunes gens qui paraissaient faire la cour à sa nièce,que lady Chatterton n’en mettait à épier tous ceux qui approchaientde ses filles. La tâche de la première était bien plus difficile,puisque sa surveillance s’étendait jusque sur le caractère et lesprincipes de l’amant supposé, tandis que l’autre se bornait àsupputer le revenu probable dont il jouissait. Que le jeune hommelui eût présenté ses titres de rente, et qu’elle eût vu cinqchiffres au total, c’était tout ce qu’il lui fallait ; et ladouairière l’eût admis sur-le-champ sans plus ample informé.

Elle savait, que la dot des enfants de sirEdward présenterait ce bienheureux total. John était de plus fortaimable ; Grace, sa seconde fille, était charmante, et rienn’était plus favorable qu’une noce pour le développement d’unepassion.

Il ne lui fut pas difficile d’engager son filsà partir sans délai. Chatterton était toujours prêt à faire ce quilui était agréable, et c’était toujours avec plaisir qu’il allait àMoseley-Hall ; il se laissa persuader qu’il ne souffrait plusde sa chute, et la famille se mit en route la veille du jour fixépour la noce, persuadée qu’elle arriverait à temps, sinon pour lacérémonie, du moins pour les fêtes qui suivraient sans doute lacélébration du mariage.

Il y avait peu de ressemblance au moral commeau physique entre le jeune lord et l’héritier du baronnet.Chatterton avait une figure efféminée, sa peau était d’uneblancheur parfaite, son teint d’une fraîcheur qui aurait pu faireenvie à plus d’une petite maîtresse, et il avait toute la timidité,toute la défiance d’une demoiselle. Quoique d’un caractèredifférent, les deux jeunes gens n’en étaient pas moins unis. Leuramitié avait commencé à l’école, où ils s’étaient trouvés en mêmetemps ; elle s’était cimentée au collège, et depuis lorsjamais elle ne s’était démentie. Quand ils étaient ensemble, ilssemblaient se conformer au caractère l’un de l’autre. Avec son ami,John était moins vif, moins bouillant qu’à l’ordinaire ;Chatterton auprès de John était plus hardi, plus animé ; maisce que Chatterton aimait le plus en lui, c’était le frère d’Émilie,pour laquelle il avait toujours eu l’affection la plus sincère.S’il faisait quelque rêve brillant de bonheur pour l’avenir,toujours l’image d’Émilie venait l’embellir, et il n’avait pas unepensée à laquelle ne se rattachât le souvenir de celle qu’iladorait.

L’arrivée de cette famille fit une diversionagréable à la tristesse des Moseley, et elle fut reçue avec cettedouce bienveillance qui était naturelle au baronnet, et avec cetempressement distingué qui caractérisait si éminemment les manièresde son épouse.

Catherine et Grace Chatterton étaient toutesdeux jolies ; mais la plus jeune ressemblait davantage à sonfrère. La même ressemblance existait au moral ; c’était lamême timidité, la même douceur de caractère, et Grace était lafavorite d’Émilie Moseley.

Aucun de ces sentiments forcés et romanesquesqui caractérisent souvent l’amitié des jeunes personnes ne seglissait dans les relations des deux amies. Si Émilie avait eu desconseils ou des consolations à demander, elle aimait trop ses sœurspour chercher une confidente hors de sa famille ; mais elletrouvait dans Grace Chatterton un caractère et des goûts analoguesaux siens ; aussi, dès le premier moment, l’avait-elledistinguée de la foule des jeunes personnes qu’elle rencontraitdans la société, et c’était toujours avec un nouveau plaisirqu’elle la voyait venir chez sa mère.

– Je regrette infiniment, Madame, dit ladouairière en entrant dans le salon, que l’accident arrivé àChatterton nous ait privés du plaisir d’assister au mariage denotre chère enfant ; mais nous avons voulu du moins être despremiers à vous offrir nos félicitations, et nous nous sommes misen route aussitôt que le médecin eut déclaré que mon fils pouvaitle faire sans danger.

– C’est une attention dont je vous suistrès reconnaissante, répondit lady Moseley, et il n’est personnedont la visite puisse m’être plus agréable. Nous avons eu lebonheur de trouver un ami qui a bien voulu remplacer votre fils etaccompagner les mariés à l’autel. – Lady Chatterton, permettez-moide vous présenter notre ami, le colonel Egerton ; et elleajouta à voix basse et d’un air d’importance : l’héritier desir Edgar.

Le colonel s’inclina respectueusement ;la douairière, qui aux premiers mots l’avait salué légèrement, luifit alors la révérence la plus gracieuse ; et en même tempselle jeta un coup d’œil sur ses filles, comme pour leur recommanderde se tenir droites et de déployer tous leurs charmes.

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