Précaution

Chapitre 18

 

Lesplaisirs les plus doux peuvent précéder les larmes : ceux dupremier âge ont même leur triste dénouement.

HOOLE.

John Moseley revint après avoir passé unesemaine à Benfield-Lodge, et son seul plaisir consistait maintenantà tuer d’innocents oiseaux.

Faute de mieux, il avait pris le capitaineJarvis pour compagnon de chasse ; ce dernier semblait avoirpour système de ne jamais rester un moment en repos, et, dans ladisposition d’esprit où se trouvait John, un mouvement perpétuelétait ce qui pourrait lui plaire davantage.

Denbigh et Egerton venaient très souvent àMoseley-Hall ; mais c’était pour jouir de la société desdames, car ils n’avaient de goût ni l’un ni l’autre pourl’amusement favori de John.

Il y avait dans le parc un berceau trèstouffu, qui, depuis bien des années, servait de retraite aux damesde la famille Moseley pendant les chaleurs de l’été ; sonexistence remontait aux jeunes années de Mrs Wilson, quitrouvait un plaisir mélancolique à revoir le lieu où elle avaitentendu pour la première fois le langage séduisant de l’amour, lelieu où elle avait passé de si doux instants avec l’époux chériqu’elle regrettait.

Un jour que le soleil était brûlant, lesdames, à l’exception de lady Moseley, vinrent s’établir sous leberceau avec leur ouvrage.

Il continuait à régner entre Denbigh etEgerton une politesse froide et réservée, une sorte de politesse decour, qui suffisait pour empêcher qu’aucune scène désagréable nefût la suite de l’éloignement qu’ils montraient l’un pourl’autre.

Egerton s’était assis sur le gazon, aux piedsde Jane ; et Denbigh, assis sur un banc à l’entrée du berceau,se trouvait sous l’ombrage d’un superbe chêne qui étendait sesbranches protectrices autour de lui.

Le hasard seul avait peut-être contribué à cetarrangement ; mais ils étaient placés de manière à ne pas sevoir. Le colonel avait le doux emploi de rendre à Jane ses ciseaux,son fil ou son dé, que souvent elle laissait tomber, toujours parhasard, tandis que Denbigh, décrivant à Émilie les curiosités del’Égypte où il avait passé quelques mois, lisait sur sa physionomieexpressive tout le plaisir qu’elle éprouvait à l’entendre.

Nous les laisserons jouissant du bonheur de setrouver ensemble, et nous irons rejoindre John, qui courait à lapoursuite des coqs de bruyère, avec son nouveau compagnon, lecapitaine Jarvis.

– Savez-vous, Moseley, dit Jarvis, quicommençait à se croire le favori de John, que je pense bien queM. Denbigh a été heureux de trouver dans ses grands principesun prétexte pour ne pas se mesurer avec moi. Il se dit officier,mais je ne puis découvrir à quelles batailles il s’est trouvé.

– Capitaine Jarvis, dit froidement John,moins vous parlerez de cette affaire, et mieux cela vaudra,croyez-moi. Appelez Rover. Le talent le plus remarquable ducapitaine était de siffler assez fort pour être entendu à unedemi-lieue à la ronde.

– J’avoue, monsieur Moseley, dit Jarvisd’un ton modeste, que j’avais tort relativement à votre sœur ;mais ne trouvez-vous pas étrange qu’un militaire refuse de sebattre lorsqu’il reçoit un défi dans les formes ?

– Je présume que M. Denbigh n’a pastrouvé que le défi fût dans les formes, répondit John, ou bien,peut-être, a-t-il entendu parler de votre talent supérieur pourtirer.

Six mois avant d’arriver à B***, le capitaineJarvis, qui avait été commis de la maison de banque Jarvis, Baxteret compagnie, n’avait jamais manié une arme à feu, à l’exceptiond’une vieille arquebuse rouillée qui, depuis bien des années, étaitaccrochée au-dessus du coffre-fort en guise d’épouvantail.

En prenant la cocarde, il avait jugé que lachasse était le seul plaisir à la hauteur de son nouveau rang.Malheureusement, depuis qu’il s’adonnait à cet exercice martial, iln’avait tué qu’un seul oiseau, encore était-ce une oie qu’il fittomber du haut d’un arbre où elle était posée, dans la basse-courdu Doyenné. Dans ses essais avec John, il aimait à faire feu enmême temps que son compagnon ; et comme l’oiseau manquaitrarement de tomber, il avait un droit égal à la victoire. Son plusgrand plaisir était de tirer sur des corneilles, des corbeaux,enfin sur tous les oiseaux d’une grande espèce ; aussiavait-il toujours une ample provision de petites balles, d’uncalibre proportionné à son fusil de chasse.

Il avait une autre habitude que John nepouvait souffrir, et à laquelle il avait essayé vainement de lefaire renoncer : si les oiseaux étaient rares, et qu’il n’eûtpas assez d’occasions de signaler son adresse, il jetait en l’airson mouchoir de poche ou son chapeau, pour les tirer au vol.

Comme la chaleur était très grande, le gibierne se montrait pas, et John témoigna le désir de renoncer à unepoursuite inutile. Alors le capitaine commença ses exercicesordinaires, et bientôt son chapeau fut lancé.

– Voyez, Moseley ! voyez ! j’enai touché le bord, s’écria le capitaine, enchanté d’avoir réussi àblesser son vieil antagoniste ; je ne crois pas que vouspuissiez mieux faire.

– Cela est possible, dit John d’un airrailleur en mettant une poignée de gravier dans son fusil, mais aumoins je puis comme vous l’essayer.

– Allons, s’écria le capitaine charméd’avoir enfin mis son compagnon à son niveau, êtes-vousprêt ?

– Oui, jetez.

Jarvis jeta, John fit feu, et le chapeauretomba percé d’outre en outre.

– L’ai-je atteint ? demanda Johnfroidement en rechargeant son arme.

– Je le crois, dit le capitaine enregardant son chapeau d’un air piteux, car on dirait uncrible ; mais, Moseley, votre fusil n’écarte pas assez leplomb…, et je ne crois pas qu’un seul grain ait manqué son but.

– Il ressemble en effet à un crible, ditJohn en retournant le blessé dans tous les sens, et, par lagrandeur des trous, à un crible qui a plus d’une année deservice.

La petite société rassemblée sous le berceaufut informée du retour des chasseurs par deux coups de feu ;John était dans l’habitude de décharger son fusil avant de rentrer,et Jarvis suivit son exemple, pour être ce qu’il appelait enrègle.

Croiriez-vous bien, monsieur Denbigh, dit Johnd’un air railleur en posant son fusil, que le capitaine est venu àbout de son vieil antagoniste ? voyez, il le rapporte entriomphe.

Denbigh sourit sans mot dire ; et Jarvis,ne voulant pas lier conversation avec un homme devant qui cinqcents livres l’avaient forcé à s’humilier, entra sous le berceaupour montrer les débris de son chapeau au colonel, à la compassionduquel il lui semblait qu’il avait une sorte de droit, puisqu’ilétait du même régiment.

John, se sentant très altéré par suite de lachaleur et de la fatigue, courut puiser de l’eau à une petiterivière qui coulait à quelque distance.

Jarvis arrivait on ne peut plus mal à propos.Jane racontait au colonel, avec cette chaleur, cet entraînement quilui étaient naturels, quelques anecdotes qui se rapportaient à sespremières années, et qui paraissaient intéresser vivement sonauditeur ; et les regards animés qu’ils échangeaientajoutaient un nouveau charme à leur conversation. Egerton,maudissant tout bas l’importun, et connaissant son faible ;lui montra un faucon qui venait de s’abattre près de là.

– Voilà un de vos anciens ennemis,capitaine.

Jarvis laissa tomber son chapeau, et courutavec l’empressement d’un enfant prêt à saisir sa proie.

Dans sa précipitation il prit le fusil deJohn, et le chargea avec une des balles qu’il portait toujours aveclui. Mais, soit qu’il eût effrayé le faucon, ou que celui-cis’envolât par l’odeur alléché, il fondit sur le poulailler duchâteau et fut hors de vue avant que Jarvis eût eu le temps deviser.

Ne voyant plus d’ennemi contre lequel il pûtsignaler son adresse, le capitaine remit le fusil où il l’avaitpris, et, revenant à ses premières idées, il ramassa sonchapeau.

– John, dit Émilie en s’avançant vers luiavec affection, vous aviez trop chaud pour boire de l’eaufraîche.

– Garde à vous, ma sœur, dit John enplaisantant ; et prenant son fusil il la coucha en joue.

Jarvis, qui cherchait à apitoyer Émilie sur lesort de son chapeau, était à quelques pas d’elle. En voyant lemouvement de John, il s’éloigna en s’écriant :

– Il est chargé !

– Arrêtez ! s’écria Denbigh d’unevoix déchirante en se précipitant entre John et sa sœur ; maisil était trop tard, le coup était parti. Denbigh, jetant sur Émilieun regard où se peignait l’amour, la joie et la douleur, tomba àses pieds.

Le malheureux Moseley laissa échapper l’armefatale ; Émilie tomba évanouie auprès de son libérateur,tandis que Mrs Wilson et Jane, consternées, semblaient avoirperdu la faculté de parler ou de se mouvoir.

Le colonel seul conserva sa présence d’esprit,et courut à Denbigh.

Il n’avait point perdu connaissance, et sesyeux entrouverts étaient attachés sur le corps inanimé qui étaitétendu près de lui.

– Ne pensez pas à moi, colonel Egerton,dit-il en parlant avec beaucoup de difficulté et en lui indiquantdu doigt la direction de la petite rivière, secourez miss Moseley…votre chapeau… de l’eau.

Egerton courut à la source, y puisa de l’eau,et Jane et Mrs Wilson eurent bientôt rendu Émilie à lavie.

Tous sentirent alors la nécessité d’agir. Janecontinuait à prodiguer à sa sœur les plus tendres soins, tandis queMrs Wilson après s’être assurée qu’Émilie n’était pas blessée,aidait John à relever Denbigh.

Il demanda d’une voix faible à être transportéau château ; Jarvis y fut dépêché pour chercher du secours, etune demi-heure après Denbigh était sur un lit, attendant avectranquillité l’arrivée du chirurgien qui pouvait seul prononcer surson sort.

Des messagers avaient été envoyés en toutehâte à la ville voisine et aux casernes de F*** ; et toute lafamille rassemblée autour du blessé attendait, en proie aux plusvives inquiétudes ; l’arrivée des secours qu’ils devaientramener.

Sir Edward, assis au chevet du lit, tenait unedes mains de Denbigh dans les siennes, et ses yeux pleins de larmesse tournaient alternativement sur sa fille arrachée à la mort, etsur l’homme généreux qui avait présenté sa poitrine au plombmeurtrier pour sauver Émilie.

Émilie était la favorite de son père, comme detout le reste de la famille, et le baronnet pensait que rien nepourrait jamais l’acquitter envers celui qui lui avait conservé unefille si chère. Émilie, assise entre sa mère et sa sœur, qui luitenaient chacune une main, était pâle et oppressée sous le poids del’inquiétude la plus déchirante.

Lady Moseley et Jane témoignaient le bonheurqu’elles éprouvaient de la délivrance d’Émilie en la comblant desplus tendres caresses, tandis que Mrs Wilson donnait aveccalme les ordres nécessaires pour le soulagement du malade, etfaisait en silence les plus ferventes prières pour sa guérison.

John était sur-le-champ parti à cheval pourF***, et Jarvis s’était offert pour aller au presbytère et àBolton.

Denbigh demandait à chaque instant et avecanxiété si le docteur Yves n’arrivait pas ; mais le bonministre était auprès d’un de ses paroissiens malade quand lafatale nouvelle parvint jusque chez lui, et la soirée était trèsavancée avant qu’il pût arriver à Moseley-Hall.

Enfin, après trois heures d’une mortelleattente, John revint avec le docteur Black, chirurgien du régimenten garnison à F***. Il se mit aussitôt en devoir d’examiner lablessure. La balle avait percé le sein droit et avait pénétré assezavant dans les chairs ; cependant l’extraction n’en fut pasdifficile, et le chirurgien apprit aux amis inquiets de Denbigh queni les poumons, ni rien de ce qui avoisine le cœur n’avait reçu lamoindre atteinte. La balle était très petite, et il n’appréhendaitd’autre danger que celui de la fièvre ; il avait pris lesmoyens ordinaires pour en modérer la violence, et il espérait quele malade serait entièrement remis avant un mois :

– Mais, ajouta le chirurgien avec lesang-froid inséparable de sa profession, ce jeune homme l’a échappébelle, et, un demi-pouce plus bas, tous ses comptes en ce mondeeussent été réglés.

Les espérances que faisait concevoir ledocteur Black répandirent un baume salutaire dans tous les cœurs,et des ordres sévères furent donnés dans le château pour qu’aucunbruit ne vînt troubler le blessé, et empêcher un sommeil dont onespérait de si bons effets.

Le docteur Yves arriva à Moseley-Hall. JamaisMrs Wilson ne l’avait vu dans un trouble semblable à celuiavec lequel il l’aborda lorsqu’elle alla à sa rencontre sous levestibule :

– Vit-il encore ?… y a-t-il quelqueespérance ?… où est George ?… s’écria-t-il en prenantavec un mouvement convulsif la main que lui tendaitMrs Wilson. Elle lui rapporta brièvement les espérances que lechirurgien leur avait données.

– Ô mon Dieu, je te remercie, s’écria lebon ministre d’une voix étouffée ; et il se précipita dans leparloir. Mrs Wilson le suivit lentement et en silence ;après l’avoir laissé seul pendant quelques minutes, elle allaitentrer, lorsque par la porte entrouverte elle vit le ministre àgenoux : il priait avec ferveur, et de grosses larmessillonnaient ses joues vénérables.

– Certes, pensa la veuve en se retirantsans être aperçue, celui qui a su inspirer une si tendre affectionau docteur Yves ne peut être un homme ordinaire.

Denbigh, apprenant l’arrivée de son ami,désira lui parler sans témoins. Leur entrevue fut courte et leministre en rapporta de nouvelles espérances. Il repartitsur-le-champ pour calmer les inquiétudes de sa femme, et promit derevenir de bonne heure le lendemain.

Cependant durant la nuit les symptômesdevinrent alarmants, une fièvre violente se déclara. Avant leretour du docteur Yves, Denbigh était en proie au plus affreuxdélire, et les inquiétudes de ses amis n’eurent plus de bornes.

– Eh bien ! mon cher Monsieur, qu’enpensez-vous ? dit le baronnet au médecin de la famille avecune émotion que le danger de son plus cher enfant n’eût pu rendreplus vive, lorsque celui-ci, sortant de la chambre de Denbigh,passa par l’antichambre où toute sa famille était rassemblée.

– Je n’ose vous donner d’espoir, sirEdward, répondit le docteur ; il refuse de prendre une potioncalmante, et à moins que cette fièvre ne diminue, sa guérison estdouteuse.

En entendant ce peu de mots, Émilie, immobile,pâle comme la mort, les mains jointes et serrées par un mouvementconvulsif, était l’image vivante de la douleur.

Elle vit par la porte entrouverte la potionsalutaire que Denbigh refusait dans son délire ; elle seglissa dans la chambre, la saisit, et approcha du lit près duquelJohn était seul resté, écoutant avec désespoir les phrasesincohérentes qui échappaient à son malheureux ami. Émilie s’arrêta,tout son sang reflua vers son cœur dont on eût pu compter lesbattements ; enfin elle avança ; et sa pâleur mortellefit place au plus vif incarnat.

– Monsieur Denbigh !… CherDenbigh ! dit Émilie en donnant à sa voix, sans le savoir,l’accent le plus tendre et le plus persuasif ; merefuserez-vous ?… C’est moi… c’est Émilie à qui vous avezsauvé la vie. Et elle lui présentait le breuvage ordonné.

– Émilie ! répéta Denbigh, vit-elleencore ? je croyais l’avoir vue près de moi, blessée,mourante. Alors, comme si sa mémoire lui eût retracé un souvenirconfus, il la regarda attentivement, son œil devint moins fixe, sesmuscles s’assouplirent, il sourit, et prit sans résistance lapotion qu’elle lui offrait. Bientôt sa fièvre diminua un peu, etquelques instants de sommeil rendirent un faible espoir à sesamis.

Pendant tout le jour on jugea nécessairequ’Émilie restât près de Denbigh, puisqu’elle seule avait dupouvoir sur lui. Cette tâche était à la fois bien douce et bienpénible. Dans son délire, il l’appelait, il lui donnait les nomsles plus tendres, et sa jeune garde-malade baissait les yeux avecembarras.

Après avoir appelé Émilie, il parlait de sonpère, de sa mère, et plus souvent encore de sa pauvre Marianne. Enprononçant ce dernier nom, sa voix prenait l’inflexion la plustendre ; il s’accusait de l’avoir laissée seule, et, prenantÉmilie pour elle, il sollicitait son pardon, lui disait qu’elleavait assez souffert, qu’il allait revenir et qu’il ne laquitterait plus.

Dans de pareils moments les craintes que luiinspirait la santé de Denbigh n’étaient pas les seules qui fissentpâlir Émilie.

Vers le soir la fièvre diminua, le maladedevint plus calme, et Mrs Wilson vint prendre la placed’Émilie qui alla chercher un repos dont elle avait un grandbesoin.

Le second jour de sa maladie, Denbigh tombadans un profond sommeil, dont il sortit beaucoup plus calme et avectoute sa connaissance. La fièvre l’avait tout à fait quitté, et lesmédecins le déclarèrent hors de danger.

Rien ne peut égaler l’ivresse que ses amisfirent éclater à cette nouvelle. Jane elle-même oublia jusqu’à sonamant en apprenant qu’on n’avait plus rien à craindre pour lesjours d’un homme qu’elle supposait être l’amant de sa sœur.

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