Précaution

Chapitre 24

 

C’est un baronnet ! – Celui-ci est un lord : vous voyezque nous avons des titres.

COLMAN.

Depuis quinze jours qu’elles étaient àBenfield-Lodge, Mrs Wilson et Émilie avaient fait defréquentes visites à Mrs Fitzgerald. Chaque entrevueaugmentait l’intérêt que leur inspirait cette jeune femme, et lespersuadait de plus en plus qu’elle était malheureuse, quoiqu’ellene fît que bien rarement allusion à son sort et à son pays.

Mrs Wilson fut surprise de savoir qu’elleétait protestante ; leurs conversations roulaient quelquefoissur la religion établie dans le pays de Mrs Fitzgerald, et surcelle de sa patrie adoptive, et la conformité de leurs opinions surun point si essentiel resserrait encore les nœuds de leuramitié.

Un matin John accompagna sa tante ;Mrs Fitzgerald le reçut avec la cordialité d’une ancienneconnaissance, quoique avec la réserve d’une Espagnole, et elle luipermit de renouveler sa visite. Mrs Wilson lui ayant un jourraconté, pendant l’absence d’Émilie, le dévouement de Denbigh, quis’était précipité entre elle et la mort, Mrs Fitzgerald fut sitouchée de la noble conduite de ce jeune homme, qu’elle exprima ledésir de le voir ; mais l’impression du moment s’étanteffacée, elle n’en parla plus, et Mrs Wilson trouva inutile dele lui rappeler. La tante et la nièce trouvèrent un matinMrs Fitzgerald tout en pleurs ; elle tenait une lettre etdona Lorenza s’efforçait de la consoler.

On n’aurait pu dire sur quel pied cettedernière se trouvait chez sa jeune compagne. Quoiqu’elle n’eût pasun ton précisément commun, ses manières n’étaient point aussidistinguées que celles de Mrs Fitzgerald, et on ne savait sion devait la regarder comme son amie ou sa femme de charge.

Après les compliments d’usage, les dames, pardiscrétion, allaient se retirer, lorsque la jeune Espagnole lessupplia de rester.

– Vos attentions pour moi, Madame, et labonté de miss Moseley, vous donnent le droit de connaître lesmalheurs de l’être infortuné que votre touchant intérêt a sipuissamment contribué à consoler ; cette lettre est du jeuneseigneur dont vous m’avez quelquefois entendu parler, etquoiqu’elle m’afflige beaucoup, peut-être ne contient-elle rien queje ne mérite d’entendre.

– J’espère, ma jeune amie, que lapersonne qui vous écrit ne s’arme pas d’une sévérité déplacée pourles torts que vous avez pu avoir, et qui, j’en suis certaine, nepeuvent être que bien légers.

– Je vous remercie, Madame, de la bonneopinion que vous voulez bien avoir de moi ; mais, quoiquej’aie beaucoup souffert, je dois avouer que je l’avais mérité. Vousêtes dans l’erreur, cependant, sur le chagrin que j’éprouve en cemoment ; lord Pendennyss ne peut jamais en causer àpersonne.

– Lord Pendennyss ! s’écria Émilieavec surprise en regardant sa tante.

– Lord Pendennyss ! répéta celle-cid’un ton animé, il est donc aussi votre ami ?

– Oui, Madame, je dois tout à SaSeigneurie, l’honneur, la tranquillité, et même la vie.

Les yeux de Mrs Wilson brillèrent deplaisir en découvrant encore une nouvelle preuve des vertus dujeune homme dont elle admirait depuis si longtemps le caractère, etqu’elle avait en vain souhaité de voir.

– Vous connaissez donc le comte ?demanda Mrs Fitzgerald.

– Seulement de réputation, machère ; mais c’en est assez pour être persuadée que cellequ’il appelle son amie ne saurait être une femme ordinaire.

La conversation continua encore quelque tempssur le même sujet, et Mrs Fitzgerald, trouvant au-dessus deses forces d’instruire en ce moment ses amies de ses malheurs, leurpromit, si elles pouvaient revenir le lendemain, de leur faireconnaître tous les événements de sa vie et les obligations qu’elleavait à lord Pendennyss.

Mrs Wilson, persuadée qu’avantd’entreprendre la guérison d’une blessure il faut d’abord lasonder, accepta avec empressement la confidence de sa jeune amie,non pas dans le désir de satisfaire une vaine curiosité, mais avecla conviction que ses conseils seraient plus utiles àMrs Fitzgerald que ceux d’un jeune homme, et même de donaLorenza.

En revenant au château, Émilie s’écria tout àcoup :

– Quelque part que nous entendions parlerde lord Pendennyss, ma tante, c’est toujours d’une manièreavantageuse.

– Preuve certaine, ma chère, qu’il méritela bonne opinion qu’on a de lui, car bien peu d’hommes peuvent seflatter de n’avoir pas d’ennemis, et nous n’avons pas encorerencontré ceux du comte.

– Cinquante mille livres sterling derevenu doivent faire beaucoup d’amis, dit Émilie en souriant.

– Sans doute, ma chère, ou beaucoupd’ennemis ; mais l’honneur ou la vie ne peuvent se payer avecde l’argent, dans ce pays du moins.

Émilie convint de la vérité de cette remarque,et, après avoir exprimé son admiration pour le noble caractère dePendennyss, elle tomba dans une profonde rêverie. Il serait troplong d’énumérer toutes les vertus du jeune pair, qu’Émilieidentifiait pour ainsi dire avec les qualités attachantes deDenbigh ; ceux qui connaissent le cœur humain devinerontfacilement le sien, même sans avoir siégé au parlement.

Pendant cette même matinée, M. etMrs Jarvis firent leur entrée à L*** avec leurs filles.

L’arrivée d’une chaise de poste attelée dequatre chevaux était un événement qui se répandit bientôt danstoute la petite ville, et le nom de la famille à qui elleappartenait parvint à Benfield-Lodge au moment où Jane venait decéder, pour la première fois, aux instances du colonel, d’aller sepromener seule avec lui.

De toutes les occasions possibles, unepromenade est certainement la plus favorable pour unedéclaration.

Soit que le colonel eût formé son pland’avance, soit qu’il craignît que Mrs Jarvis ou tout autre nevoulût mettre obstacle à ses desseins, il résolut de profiter dutête-à-tête qu’on lui avait accordé, et à peine furent-ils hors dela maison, qu’il fit à Jane l’offre de sa main.

Le trouble de cette dernière l’empêcha quelquetemps de répondre. Enfin, se rappelant que son père et sa mèredésiraient autant qu’elle ce dénoûment attendu, elle balbutia,d’une manière presque inintelligible, que ses parents étaient lesarbitres de son sort, que le colonel devait s’adresser à eux, etque jusqu’à ce qu’il eût leur approbation, il ne devait pas lui endemander davantage.

Mais leur promenade n’était pas à moitié,qu’adroitement et par degrés il avait su lire dans ce cœur créduleet confiant ; il savait que, si ses parents rejetaient sademande, elle serait aussi malheureuse que lui ; enfin l’amantle plus difficile eût été satisfait des preuves d’attachement queJane, peu accoutumée à maîtriser ses sentiments, manifesta danscette promenade délicieuse.

Egerton était au comble du bonheur ; unevie tout entière de dévouement et d’amour ne suffirait pas pourpayer sa touchante bonté. Jane enivrée rentra à Benfield-Lodge,pénétrée d’un sentiment de bonheur jusqu’alors inconnu. Ladéclaration qu’elle redoutait en la désirant, ses propres aveux sipénibles et si doux, tout ce qu’elle craignait était passé ;il ne lui restait plus qu’à vivre et à être heureuse.

Elle se jeta dans les bras de sa mère, et,cachant soigneusement sa rougeur dans son sein, lui fit part del’offre du colonel et de ses propres désirs. Lady Moseley, quis’attendait à cette demande, et qui s’étonnait même de ce qu’ellen’eût pas encore été faite, embrassa sa fille et lui promit dedemander l’approbation de son père.

– Cependant, mon enfant, ajouta-t-elleaprès une réflexion qui aurait dû précéder au lieu de suivre lapromesse qu’elle venait de faire, il faut que nous prenions lesinformations nécessaires pour savoir si le colonel Egerton est unparti convenable pour notre fille ; mais une fois ce pointéclairci, vous n’avez rien à craindre.

Le colonel fit prier le baronnet de luiaccorder un moment d’entretien, car il paraissait aussi pressémaintenant d’en venir au dénouement, qu’il avait montré jusqu’alorsd’incertitude et de lenteur. Lorsqu’il se trouva seul avec sirEdward, il lui fit part de ses prétentions et de ses espérances. Cedernier, prévenu par sa femme, lui fit une réponse polie, mais quiétait la même en substance que celle que Jane avait reçue de samère, et il fallut bien que le colonel s’en contentât.

Dans la soirée, les Jarvis vinrent rendrevisite aux habitants de Benfield-Lodge, et Mrs Wilson remarquala singulière réception qu’ils firent au colonel ; miss Jarvissurtout se montra presque malhonnête à son égard, ainsi qu’enversJane, ce qui persuada à tous ceux qui en firent l’observation, quec’était l’effet d’un sentiment de jalousie et de dépit de voir sesespérances trompées.

M. Benfield se trouvait heureux derecevoir chez lui le meilleur des trois Jarvis qu’il avait connudans son jeune temps, et la bonne intelligence paraissait régnerentre tous ceux qui composaient sa petite société.

Miss Jarvis dit aux dames qu’il devait y avoirle lendemain à L*** un bal, qui allait rompre pour un moment lamonotonie de la vie qu’on y menait, d’autant plus qu’on espéraitque les officiers de deux frégates qui étaient à l’ancre à quelquesmilles viendraient fournir des danseurs.

Cette nouvelle n’intéressa beaucoup ni Jane niÉmilie ; cependant leur oncle leur dit qu’il ne voulait pasavoir l’air de dédaigner la compagnie de ses voisins, et que sielles étaient invitées, il désirait qu’elles y allassent ;elles y consentirent volontiers.

Pendant la soirée, Mrs Wilson, qui étaitinstruite de la demande en forme qu’Egerton avait faite de la mainde Jane, remarqua qu’il causait familièrement avec miss Jarvis.Étonnée d’un changement si prompt dans la conduite de cette jeunepersonne, elle résolut d’observer avec soin tout ce qui sepasserait entre eux pendant la soirée.

Mrs Jarvis, qui paraissait avoir encoreles mêmes égards pour le colonel, l’appela d’un bout à l’autre dela chambre, quelques moments avant de partir.

– Eh bien ! colonel, j’ai le bonheurde pouvoir vous apprendre que j’ai eu dernièrement des nouvelles devotre oncle sir Edgar.

– De mon oncle ? dit le colonel entressaillant et en changeant de couleur ; j’espère, madame,qu’il se porte bien.

– Très bien ; son voisin, le vieuxM. Holt, loge à L*** dans la même maison que nous ; jel’ai vu avant-hier, et pensant vous faire plaisir, je lui demandaides nouvelles détaillées du baronnet. Le mot baronnet fut prononcéavec emphase et d’un air de triomphe, qui semblait dire :

– Vous voyez que nous avons aussi desbaronnets.

Egerton ne répondit que par un profond salut,et le marchand et sa famille prirent congé des Moseley.

– Eh bien ! John, dit Émilie ensouriant, nous avons encore entendu aujourd’hui de nouveaux élogesde notre aimable et bien-aimé cousin, le comte de Pendennyss.

– Vraiment ! s’écria sonfrère ; mais, ma tante, il faut absolument que vous réserviezÉmilie pour Sa Seigneurie, car elle l’admire presque autant quevous.

– Je crois qu’il faudrait qu’elle pensâttout à fait comme moi, pour désirer de devenir sa femme, réponditMrs Wilson.

– Mais, ma tante, dit Émilie plusgravement, si tout ce qu’on en dit est vrai, n’y en eût-il même quela moitié, l’admiration devient un sentiment bien naturel, je diraimême bien froid, pour tant de vertus.

Denbigh était placé de manière à voir laphysionomie expressive et animée d’Émilie, et Mrs Wilsonremarqua que, pendant qu’elle parlait, il se troubla et changea decouleur, émotion qui ne lui paraissait pas suffisamment justifiéepar l’estime qu’Émilie témoignait pour un homme qu’elle n’avaitjamais vu.

– Serait-il possible, pensait-elle,qu’une passion aussi basse que l’envie pût trouver accès dans lecœur de Denbigh ? Dans ce moment, celui-ci s’éloigna commes’il n’eût pas voulu en entendre davantage, et il parut rêver toutle reste de la soirée.

Ces observations peuvent paraîtrepuériles ; mais combien elles étaient importantes pour cellequi étudiait avec inquiétude le caractère d’un homme qui devaitêtre bientôt chargé de protéger et de rendre heureuse celle qu’elleaimait comme sa fille.

À la fin de la soirée, les invitations pour lebal arrivèrent et furent acceptées, et comme ce nouvel arrangementcontrariait le projet de visite à Mrs Fitzgerald,Mrs Wilson envoya chez elle le lendemain matin pour laprévenir de ne les attendre que le jour suivant.

Émilie se préparait pour le bal avec unplaisir qui n’était point sans mélange. Le triste souvenir dessuites du dernier bal où elle s’était trouvée, le malheureux sortde Digby, tout portait son âme à la mélancolie, et elle avaitbesoin, pour la chasser, de se rappeler la noble conduite queDenbigh avait tenue dans cette circonstance.

Denbigh les pria de l’excuser s’il ne lesaccompagnait pas ; il dit à Émilie qu’il était trop gauchedans le monde, qu’il craignait trop pour lui et pour ses amis lesconséquences désagréables de ses inadvertances, pour osers’aventurer de nouveau dans une telle assemblée.

Émilie soupira doucement en montant dans lavoiture de sa tante ; Denbigh et Egerton aidèrent les dames às’y placer ; le colonel avait quelques affaires quil’empêchaient de partir aussitôt qu’elles, mais il devait lesrejoindre un peu plus tard.

Les plaisirs de la soirée ne se bornaient pasà la danse ; on devait faire une promenade sur l’eau, et unecollation devait précéder le bal.

Lord Henri Stapleton, jeune homme à la mode etcommandant d’une des deux frégates, fut frappé de la beauté et dela tournure gracieuse de Jane et d’Émilie ; il se fitprésenter à la famille du baronnet, et engagea Émilie pour lapremière contredanse.

Sa franchise et ses manières distinguéesplurent beaucoup à ses nouvelles connaissances. Mrs Wilson,qui était plus gaie que de coutume, soutint avec le jeune marin uneconversation très animée ; en lui parlant de la croisièrequ’il avait faite sur les côtes d’Espagne, le hasard lui fit nommerlord Pendennyss qu’il en avait ramené. Mrs Wilson ne laissaitjamais tomber un sujet si intéressant, et elle trouva uninterlocuteur digne d’elle ; car lord Henri était aussienthousiaste du comte qu’elle pouvait le désirer.

Il connaissait légèrement le colonel Egerton,et il parla en termes polis du plaisir qu’il aurait de renouerconnaissance avec lui, dès qu’il serait arrivé.

La soirée se passa comme presque toutes lessoirées du même genre, avec plus d’ennui que de plaisir pour laplupart des personnes qui s’y trouvaient rassemblées.

La chaleur était excessive, et tandis que sesnièces dansaient, Mrs Wilson, changeant de place pour serapprocher d’une croisée, se trouva près de deux hommes âgés, quis’amusaient à faire des remarques sur l’assemblée ; aprèsquelques commentaires peu intéressants, l’un d’euxs’écria :

– Quel est donc ce militaire que je voisau milieu des officiers de marine, mon cher Holt ?

– C’est le neveu, l’unique espérance demon vieil ami, sir Edgar Egerton ; il danse et perd ici sontemps et son argent, tandis que je sais que sir Edgar lui donnamille livres sterling, il y a six mois, à la condition expressequ’il ne quitterait pas son régiment, et qu’il ne toucherait pas àune carte pendant un an.

– C’est donc un joueur ?

– Un joueur effréné, et sous tous lesrapports un très mauvais sujet.

Leur conversation ayant changé d’objet,Mrs Wilson reprit sa première place, triste et presqueeffrayée du portrait qu’elle venait d’entendre faire d’un homme quiétait près d’épouser la fille de son frère. Elle remercia le cielde ce qu’il n’était pas encore trop tard pour prévenir au moins unepartie du mal, et elle résolut de faire part à sir Edward le plustôt possible de ce qu’elle avait entendu, afin qu’il prit desinformations qui pussent établir d’une manière irrécusable laculpabilité ou l’innocence du colonel.

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