Précaution

Chapitre 36

 

Unnouveau lord va paraître à Bath ; c’est un nouveau rival pourles amoureux.

ANSTEY. Le Guide de Bath.

Les lettres de lady Laura avaient appris à sesamis quelle était décidée, ainsi que le colonel Denbigh, à resterauprès de son oncle jusqu’à ce qu’il fût tout à fait rétabli, et àse rendre alors à Denbigh-Castle, où ils espéraient voir le duc deDerwent et lady Henriette.

Émilie se sentit soulagée d’un grand poids enapprenant que l’entrevue qu’elle eût désiré éviter toute sa vieétait du moins éloignée ; et sa tante remercia le ciel qui luidonnait le temps de combattre des sentiments que la pauvre enfantcherchait en vain à arracher de son cœur.

Le caractère de Denbigh paraissait estimablesous tant de rapports, ses amis parlaient de lui avec un si vifenthousiasme, les lettres du bon docteur Yves respiraient tellementl’affection qu’il portait à son jeune ami, qu’Émilie se surprenaitsouvent occupée à peser et à examiner toutes les preuves de soncrime, et cherchait à se persuader qu’une combinaison decirconstances avait pu la tromper. Mais bientôt l’idée de sonmariage venait la tirer d’une dangereuse illusion ; elle sereprochait amèrement sa faiblesse et cherchait à rassembler toutesles preuves qui s’élevaient contre lui, afin de s’en faire unesauvegarde contre de trop chers souvenirs.

Derwent cependant contribuait puissamment àles lui rappeler ; et comme lady Henriette ne semblait seplaire que dans la société des Moseley, il ne se passait pas unjour sans que le duc trouvât l’occasion indirecte de faire sa courà Émilie.

Celle-ci était loin de se douter de laconquête qu’elle avait faite ; elle se livrait avec ardeur auxdistractions que lui offrait la société pour échapper à sespensées, et elle avait du moins la consolation de voir que la peinequ’elle avait causée bien innocemment à son cousin Chattertons’effaçait tous les jours, tandis qu’un nouvel amour se glissaitinsensiblement dans son cœur.

Lady Henriette ne pouvait être comparée àÉmilie, ni pour l’esprit ni pour la figure ; cependant elleavait presque effacé l’impression que cette dernière avait faitesur le cœur de son cousin.

On peut se rappeler que Chatterton, audésespoir du refus d’Émilie, avait quitté B***, accompagné deDenbigh.

En arrivant à Londres, il apprit que c’étaitpar la protection du duc de Derwent qu’il avait obtenu la placequ’il sollicitait depuis longtemps. Ne sachant à quoi attribuerl’intérêt que Sa Grâce avait bien voulu prendre à lui, mais pénétréde reconnaissance, il s’empressa de se rendre dans le Westmoreland,où le duc résidait alors, pour la lui exprimer.

Son air triste, si différent de celui qu’ilscroyaient voir à un homme qui venait d’obtenir un des plusbrillants emplois de la cour, frappa également le duc de Derwent etsa sœur. L’intérêt qu’il lut dans leurs regards, le besoind’épancher ses chagrins, et sa franchise naturelle, le portèrent àleur en confier la cause ; et un double désir s’alluma dans lecœur de lady Henriette : celui de connaître la femme qui avaitpu résister à l’amabilité de Chatterton, et bien plus encore celuide le consoler d’un amour sans espoir. Les manières de ladyHenriette, quoiqu’elles n’eussent rien de trop décidé, étaientremarquables par cette aisance que donnent une éducation distinguéeet l’habitude du grand monde.

Mrs Wilson avait remarqué que sa conduiteavec Chatterton avait quelque chose de plus que l’amabilité qu’elledéployait avec ses autres adorateurs ; et elle pensait que soncœur pourrait bien faire pencher la balance en faveur du jeunebaron. Celui-ci, de son côté, avait jugé que le moyen le plus sûrpour éloigner Émilie de ses pensées était de tâcher de les dirigervers une autre femme ; et, pendant le séjour qu’il fit dans leWestmoreland, la présence de lady Henriette, si douce, sicompatissante et si aimable, l’avait puissamment aidé à l’exécutionde son plan curatif.

Dans sa lettre à Émilie, Chatterton luiparlait des obligations qu’il avait à Denbigh, qui avait contribuéà calmer les souffrances d’un amour malheureux ; mais il nedisait pas de quelle nature étaient ces obligations, ni si son amiavait employé d’autres arguments que ceux que devaient lui dicterla raison et le bon sens, et qu’il avait sans doute fait valoiravec la douceur et la persuasion qui le caractérisaient.

Chatterton n’avait point été formé par lanature pour aimer longtemps sans espérance, ni pour résisterlongtemps à ce qu’avait de flatteur la préférence d’une femme commelady Henriette.

D’un autre côté, Derwent, quoiqu’il n’eût pasencore osé déclarer son amour à Émilie, en parlait ouvertement àses amis ; et Mrs Wilson jugea prudent de sonder lesdispositions de sa nièce, pour s’assurer si elle ne se trouvait pasde nouveau en danger de former une liaison que n’aurait puapprouver ni la religion ni la morale.

Derwent était un homme du monde, dans toute laforce du terme ; mais il n’était chrétien que de nom, et laprudente veuve résolut de quitter Bath à l’instant où elle pourraitentrevoir le moindre fondement à ses craintes.

Environ dix jours après le départ de ladouairière et de ses compagnes, lady Henriette, en arrivant unmatin chez ses amies, leur dit avec gaieté :

– Lady Moseley, j’ai maintenant l’espoirde vous présenter bientôt l’homme le plus estimable du royaume.

– Est-ce comme époux, ladyHenriette ? demanda lady Moseley en souriant.

– Oh ! non, Madame, seulement commecousin.

– Et il se nomme ?… Vous savez quenous sommes curieuses, ajouta Mrs Wilson en plaisantant, il senomme ?…

– Pendennyss, ma chère dame ; dequel autre pourrais-je parler ? répondit lady Henriette.

– Et vous espérez voir arriver le comte àBath ? s’écria vivement Mrs Wilson.

– Il nous en donne l’espoir, et Derwentlui a écrit aujourd’hui pour l’engager à hâter son départ.

– Je crains bien que vous ne soyez encoreune fois trompée dans votre attente, ma sœur, dit le duc ;Pendennyss s’est pris tout à coup d’une si belle passion pour lepays de Galles, qu’il paraît bien difficile de l’en arracher.

– Sans doute, dit Mrs Wilson, il iradu moins à Londres cet hiver pour les séances duparlement ?

– Je l’espère, Madame, quoique pendantmon absence lord Eltringham ait sa procuration pour voter pourlui.

– Est-ce que Votre Grâce se propose deprolonger aussi son absence ? dit sir Edward ; jecomptais au nombre des plaisirs que je me promets à Londres celuide vous y voir.

– Vous êtes bien bon, sir Edward,répondit le duc en regardant Émilie ; je ne puis dire encorece que je ferai : cela dépend de circonstances que j’ose àpeine espérer.

Lady Henriette sourit, et tout le monde, àl’exception d’Émilie, comprit ce que son frère voulait dire.

– Lord Pendennyss paraît exciterl’admiration générale, dit Mrs Wilson.

– Et c’est à juste titre, s’écriaDerwent : il a donné à toute la noblesse un exemple bien rare.Fils unique et possesseur d’une immense fortune, il a voulu ajouterun nouveau lustre au nom qu’il avait reçu de ses aïeux ; il aembrassé le parti des armes, et en peu d’années il s’est couvert degloire. Mais ce n’était pas assez de montrer un courage à touteépreuve ; au milieu de ses nobles travaux, il n’a négligéaucun de ses devoirs comme homme.

– Ni comme chrétien, j’espère ? ditMrs Wilson enchantée d’entendre ce pompeux éloge de sonhéros.

– Ni comme chrétien, continua le duc, dumoins si je connais bien tous les devoirs qui sont attachés à cetitre.

– Votre Grâce n’en est-elle pas biensûre ? dit Émilie avec un sourire de bienveillance.

– Non, pas autant que je le devrais,répondit-il en rougissant un peu et en baissant la voix ;mais, avec de bons conseils, je crois que je pourrais toutapprendre.

Tout en parlant il avait attiré doucementÉmilie dans l’embrasure d’une fenêtre. Lady Moseley ni ladyHenriette ne le remarquèrent ; Mrs Wilson seule lessuivit de l’œil. Elle vit Derwent parler à Émilie avecchaleur ; sa nièce avait l’air confus et embarrassé ;mais il lui fut impossible de saisir un mot de leurconversation.

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