Précaution

Chapitre 21

 

Ilaime à remonter le cours de sa vie. Laissons-le parler de lui-mêmeet du passé.

CHURCHILL.

Le jour où Denbigh quitta B*** fut un jour detristesse pour tous les membres du petit cercle dont il s’étaitfait autant d’amis par sa modestie, par son amabilité et par sonnoble courage. Sir Edward, désirant trouver une nouvelle occasionde lui exprimer toute sa reconnaissance, le pria de le suivre unmoment dans la bibliothèque, et là il lui fit avec toute ladélicatesse possible les plus vives instances pour qu’il profitâtdes offres libérales de M. Benfield pour obtenir del’avancement dans l’armée.

– Mon cher monsieur Denbigh, ditl’excellent baronnet en lui serrant la main, tandis que des larmesbrillaient dans ses yeux, regardez-moi comme un père, etpermettez-moi de vous tenir lieu de celui que vous avez perdu. Oui,vous êtes mon fils, et en cette qualité vous devez me laisser agirpour vos intérêts.

Denbigh répondit aux offres affectueuses desir Edward par une émotion égale à celle du baronnet ; mais ilrefusa, avec autant de reconnaissance que de respect, l’offregénéreuse qu’il lui faisait de ses services ; il avait,dit-il, des amis puissants qui travailleraient à son avancementsans qu’il fût nécessaire d’avoir recours à d’autres moyens. Aumoment de se séparer du baronnet, il lui prit la main et ajoutaavec chaleur :

– Cependant, mon cher Monsieur, un jourviendra, je l’espère, où je réclamerai de vous un don qu’une vietout entière de services et de dévouement me rendrait à peine digned’obtenir. Sir Edward répondit par un sourire plein de bonté à unedemande à laquelle il s’attendait, et Denbigh se retira.

John avait insisté pour conduire son jeune amijusqu’au premier relai, et ses chevaux bais semblaient partager satristesse, en attendant dans la cour que Denbigh eût fait sesadieux à la famille.

Émilie voyait toujours arriver avec le plusvif plaisir le moment de l’excursion annuelle qu’elle faisait avecsa famille à Benfield-Lodge ; elle aimait son oncle, elle enétait tendrement aimée, et l’instant qui devait les réunir faisaitordinairement palpiter son cœur, tandis que l’espoir du plaisirqu’elle se promettait occupait d’avance sa jeune imagination, quel’expérience n’avait pas encore désenchantée. Cependant plus cejour approchait, plus sa mélancolie augmentait ; et le matinoù Denbigh devait prendre congé d’elle, Émilie ne semblait rienmoins qu’heureuse. Le tremblement de sa voix et la rougeur de sesyeux avaient fait craindre à lady Moseley qu’elle ne fûtmalade ; mais, comme, à cette remarque, la pâleur de ses jouesfit place au plus brillant incarnat que pût désirer le cœur d’unemère, celle-ci se laissa persuader par Mrs Wilson qu’il n’yavait aucun danger, et elle la suivit pour veiller à quelquesarrangements de ménage. En ce moment Denbigh entra ; il avaitrencontré les deux dames à la porte, et elles lui avaient dit qu’iltrouverait Émilie.

– Je viens vous faire mes adieux, missMoseley, dit-il d’une voix mal assurée et en lui prenant la main.Il garda le silence quelques instants, puis pressant cette mainchérie contre son cœur :

– Puisse le Ciel veiller sur vous !s’écria-t-il ; et il se précipita hors de la chambre pourmettre fin à des adieux si pénibles. Émilie resta un moment pâle etpresque inanimée ; enfin des larmes abondantes vinrent lasoulager, et elle alla s’asseoir dans l’embrasure de lacroisée ; Lady Moseley, en rentrant, dit qu’elle craignait quele froid n’augmentât le malaise d’Émilie ; maisMrs Wilson, observant que de la fenêtre on découvrait lagrande route, pensa que l’air était trop doux pour lui fairemal.

Les personnes qui composaient la petitesociété de B*** en étaient alors presque toutes absentes, les unespour leurs affaires, les autres pour leurs plaisirs. M. Jarviset sa famille avaient quitté le Doyenné pour aller prendre leseaux. Francis et Clara étaient allés faire une petite excursiondans le nord, d’où ils devaient revenir à L*** ; et le jourarriva où la famille du baronnet devait se mettre en route pour s’yrendre de son côté.

Les voitures avaient été demandées ; lesdomestiques allaient et venaient pour faire tous les préparatifs dudépart, et Mrs Wilson, accompagnée de John et de ses sœursrevenait d’une promenade qu’ils avaient faite, pour éviterl’embarras et le désordre que le château offrait de tous côtés. Àpeu de distance des portes du parc, ils virent s’avancer unéquipage qui fit tant de poussière, que les modestes piétons furentobligés de se mettre sur le côté de la route d’où venait le vent.Lorsque la voiture fut près d’eux, ils virent que c’était uneberline élégante, du goût le plus moderne ; elle était atteléede six chevaux ; plusieurs domestiques très bien montéssuivaient au galop ; et la petite société qui les regardaitpasser n’avait jamais vu de train plus brillant.

– Serait-il possible que lord Boltonpossédât de pareils chevaux ! s’écria John avec toute l’ardeurd’un connaisseur ; ce sont les plus beaux du royaume.

L’œil perçant de Jane avait distingué autravers des nuages de poussière les armes brillantes qui semblaientressortir des panneaux foncés de la berline.

– Non, non, répondit-elle, il y a unecouronne de comte ; mais ce ne sont point les armes desBoltons. Mrs Wilson et Émilie avaient bien remarqué unseigneur appuyé dans le fond de la voiture, mais son passage avaitété trop rapide pour qu’elles eussent pu distinguer sestraits ; cependant Mrs Wilson avait cru reconnaître qu’ilétait plus jeune que le comte.

– Mon ami, dit John à un des domestiquesqui détournait son cheval de l’endroit où se trouvaient les dames,voulez-vous bien me dire quel est le seigneur qui vient de passerdans cette berline ?

– C’est lord Pendennyss, monsieur.

– Pendennyss ! s’écriaMrs Wilson d’un ton de regret ; que je suismalheureuse ! Elle avait vu s’écouler, sans le voir arriver,le moment désigné pour sa visite, et maintenant, lorsqu’il étaittrop tard pour profiter de l’occasion, il venait pour la secondefois dans son voisinage. Émilie, à qui son amour pour sa tantefaisait partager sa sollicitude, pria son frère de faire encore uneou deux questions au domestique.

– Où votre maître doit-il s’arrêter cettenuit ? lui demanda John.

– Au château de Bolton, Monsieur ;et j’ai entendu milord dire à son valet de chambre qu’il avaitl’intention d’y rester un jour, et de partir après-demain pour lepays de Galles.

– Je vous remercie, mon ami, ditJohn ; et le domestique piqua des deux pour rejoindre sonmaître.

On allait partir ; les voitures étaient àla porte, et sir Edward pressait Jane d’y monter, lorsqu’undomestique en riche livrée arriva au galop, et remit àMrs Wilson une lettre où elle lut ce qui suit :

« Le comte de Pendennyss présente sesrespectueux hommages à Mrs Wilson et à la famille de sirEdward Moseley. Il aura l’honneur de leur rendre ses devoirs aumoment que voudra bien lui désigner la veuve de celui qui fut sonmeilleur ami.

« Au château de Bolton, vendredimatin ».

En lisant ce billet, Mrs Wilson regrettaamèrement que la nécessité la forçât de renoncer encore une fois auplaisir de voir celui que le bruit public paraît de toutes lesvertus, et elle se hâta de lui répondre en ces termes :

« Milord,

« Je regrette bien qu’un engagement quenous ne pouvons remettre nous force de partir à l’instant même deMoseley-Hall, et nous prive du plaisir de vous recevoir. Comme parl’effet des circonstances, le nom de Votre Seigneurie se rattacheaux plus chers, quoiqu’aux plus tristes événements de ma vie, jedésire vivement voir celui dont le caractère m’est déjà si bienconnu. J’espère que nous nous verrons à Londres cet hiver, et queje pourrai trouver une occasion plus heureuse de vous exprimer lessentiments de gratitude de votre sincère amie,

« CHARLOTTE WILSON ».

« Moseley-Hall, vendredi soir ».

Le domestique fut renvoyé avec cette réponse,et les voitures se mirent en route. John avait décidé Émilie à seconfier encore une fois à ses chevaux bais et à son adresse à lesconduire ; mais, en voyant la mélancolie de sa tante, elleinsista pour changer de place avec sa sœur, qui était dans lavoiture de Mrs Wilson, et elle voyagea la première journéeavec cette dernière. La route passait à environ un quart de millede Bolton, et les dames espérèrent, mais en vain, apercevoir lejeune comte, soit par une croisée, soit dans les jardins. Émilie,pour détourner l’attention de sa tante des tristes souvenirs dontelle paraissait occupée, sachant combien elle aimait à parler deson héros, lui fit quelques questions sur un sujet si fertile.

– Le comte doit être très riche, chèretante, à en juger par le train qu’il mène ?

– Très riche, ma chère ; je neconnais pas sa famille, mais je sais qu’il n’en est guère de plusnoble dans l’Angleterre, et quelqu’un m’a dit, je crois même quec’est lord Bolton, que les biens qu’il possédait dans le pays deGalles seulement étaient d’un revenu de soixante mille livressterling.

– Quel bien il pourrait faire avec unetelle fortune ! dit Émilie d’un air pensif.

– Dites plutôt : quel bien ilfait ! dit Mrs Wilson avec chaleur ; tous ceux quiconnaissent lord Pendennyss assurent qu’il fait des aumônescontinuelles. Sir Herbert Nicholson m’a dit que la simplicité qu’ilmet toujours dans sa toilette et l’ordre extrême qu’il apporte dansses affaires lui permettent de faire chaque année des économiesconsidérables, qui toutes sont employées au soulagement desmalheureux.

– Prodiguer l’argent n’est pas toujoursexercer la charité, dit Émilie avec un sourire malin et enrougissant un peu.

– Non, sans doute, dit Mrs Wilson ensouriant à son tour, mais au moins c’est exercer la charité que dedonner l’interprétation la plus favorable aux actions de notreprochain.

– Sir Herbert le connaît donc ? ditÉmilie.

– Il le connaît parfaitement ; ilsont été ensemble au service pendant plusieurs années, et il parlede lui avec un enthousiasme qui est bien en harmonie avec messentiments.

La principale auberge de F***, ayant pourenseigne les Armes de Moseley, était tenue par un vieux sommelierde la famille ; et chaque année, sir Edward, en allant chezson oncle, avait coutume d’y passer la nuit. Il fut reçu par sonancien serviteur avec tout le respect que tous ceux quiconnaissaient le baronnet ne pouvaient refuser à ses vertus et à labonté de son cœur.

– Eh bien ! Jackson, dit sir Edwardavec bienveillance pendant le souper, comment vont vosaffaires ? J’espère que la bonne intelligence est rétablieentre vous et le maître de l’auberge de la Vache-Noire ?

– Pourquoi, sir Edward ? répliqual’hôte qui, sans avoir perdu de son respect pour son maître,n’avait plus tout à fait cette déférence qui l’eût empêchéd’émettre un avis contraire au sien ; les sentiments deM. Daniels et les miens sont toujours les mêmes que lorsquevos bienfaits me mirent à même d’acheter cette maison. Alors ilavait la pratique de tous les voyageurs de haut rang, et pendantplus d’un an je ne logeai pas une seule personne titrée, exceptéVotre Honneur et un docteur célèbre de Londres, qui fut appelé iciprès d’un malade. Daniels eut alors l’impudence d’appeler ma maisonl’hôtel des rouliers ; nous eûmes une vive querelle à cetteoccasion, et ce sont de ces injures qu’on ne pardonne pasaisément.

– Je suis charmé que vous soyez pluscontent de la qualité de vos hôtes ; et puisque vous n’avezplus rien à lui envier de ce côté, je présume que vous êtes plusdisposés à la bienveillance l’un envers l’autre.

– Quant à la bienveillance, sir Edward,j’ai vécu dix ans avec Votre Honneur, et vous devez connaître moncaractère, dit Jackson avec l’air de satisfaction que donne uneconscience tranquille ; mais Sam Daniels est un homme aveclequel il n’est pas aisé de vivre, à moins de le laissertranquillement en possession du haut de l’échelle. Toutefois,continua l’hôte en riant et en se frottant les mains, j’ai eudernièrement ma revanche !

– Comment cela, Jackson ? demanda lebaronnet, voulant favoriser le désir évident qu’avait son vieuxserviteur de lui raconter ses triomphes.

– Votre Honneur doit avoir entendu parlerd’un grand seigneur, d’un duc de Derwent ; eh bien ! sirEdward, il y a environ six semaines qu’il passa par ici avec lordChatterton.

– Chatterton ! s’écria John enl’interrompant ; est-il possible qu’il soit venu si près denous ?

– Oui, monsieur Moseley, répondit Jacksond’un air d’importance. Ils arrivèrent devant ma porte dans unechaise attelée de quatre chevaux et suivie de cinq domestiques, et,le croiriez-vous, sir Edward ? à peine étaient-ils entrésdepuis dix minutes, que le fils de Daniels s’était déjà faufilé,parmi les domestiques, pour savoir le nom de leurs maîtres. J’allaile lui apprendre moi-même, sir Edward, car il ne nous arrive pastous les jours des ducs.

– Et c’est le hasard, sans doute, quiengagea Sa Grâce à entrer chez vous plutôt qu’à laVache-Noire ?

– Non, Votre Honneur, dit l’hôte enmontrant son enseigne, et en s’inclinant respectueusement devantson ancien maître, les Armes de Moseley ont tout fait.M. Daniels avait coutume de me railler de ce que j’avais portéla livrée, et il m’avait dit plus d’une fois qu’il n’avait qu’àtraire sa vache, mais que les armes de Votre Honneur nem’empêcheraient pas de végéter toute ma vie. Aussi, dès que mesnobles hôtes furent arrivés, Votre Honneur, je me hâtai de luienvoyer un message pour lui apprendre ma bonne fortune.

– Et comment ce message était-ilconçu ?

– Je lui fis dire seulement que les armesde Votre Honneur avaient amené dans ma maison un baron et unduc : voilà tout.

– Et je suppose que Daniels mit polimentvotre messager à la porte ? dit John en riant.

– Non, monsieur Moseley, Daniels ne l’eûtpoint osé. Mais ce fut hier, Votre Honneur, ce fut hier soir quemon triomphe fut complet. Daniels était assis devant sa porte, etje fumais ma pipe à la mienne, sir Edward, lorsqu’un carrosseattelé de six chevaux et entouré d’une foule de domestiques parutau bout de la rue. Bientôt il fut près de nous, et les jockeysdirigeaient déjà les chevaux vers la cour de la Vache-Noire,lorsque le gentilhomme qui était dans la voiture, apercevant monenseigne, envoya un de ses domestiques demander qui tenait lamaison. Je me nommai, Monsieur, et je pris la liberté de meréclamer de Votre Honneur.

– Monsieur Jackson, me dit Sa Seigneurie,j’ai trop de respect pour sir Edward Moseley pour ne pas me logerde préférence chez un vieux serviteur de sa famille.

– Vraiment ! dit le baronnet. Mais,Jackson, quel était ce seigneur ?

– Le comte de Pendennyss, VotreHonneur ; oh ! c’est un digne seigneur ; il me fitbien des questions sur le temps où je vivais chez Votre Honneur, etsur Mrs Wilson.

– Sa Seigneurie passa-t-elle la nuit chezvous ? demanda Mrs Wilson enchantée de l’intérêt que lecomte avait témoigné pour elle.

– Oui, Madame, et il ne nous quittaqu’après avoir déjeuné.

– Et cette fois-ci, Jackson, dit John enriant, quel message envoyâtes-vous à la Vache-Noire ?

Jackson regardait sans répondre, d’un airmalin ; mais John ayant renouvelé sa question, ilrépondit :

– Vous sentez, Monsieur, que j’étais unpeu à l’étroit pour loger toute la suite du comte, et j’envoyai Tomdemander à M. Daniels s’il ne pourrait pas me prendre unecouple de domestiques.

– Et Tom revint-il avec ses deuxoreilles ?

– Oui, monsieur John, le pot qu’on lui ajeté n’a fait que lui raser la tête ; mais sijamais !…

– Allons ! allons ! dit lebaronnet désirant mettre fin à cette conversation, vous avez étéassez heureux pour montrer de la générosité ; je vousconseille de vivre en bonne intelligence avec votre voisin, si vousne voulez pas que je vous fasse perdre vos nobles hôtes, enretirant mes armes. Voyez si ma chambre est prête.

– Oui, Votre Honneur, dit Jackson ;et, saluant respectueusement, il se retira.

– Au moins, ma tante, dit John d’un tonplaisant, nous avons le plaisir de souper dans la même chambre quele noble comte : et c’est toujours quelque chose, quoique cesoit à vingt quatre heures de distance.

– J’aurais bien désiré que ce fût le mêmejour, dit le baronnet en pressant avec affection la main de sasœur.

– L’arrivée de pareils hôtes a dû êtred’un grand profit pour Jackson, dit lady Moseley ; et ils seséparèrent pour la nuit.

Le lendemain, tous les domestiques deBenfield-Lodge étaient rangés en haie dans le grand vestibule, pourrecevoir convenablement sir Edward et sa famille. Au milieu d’euxse faisait remarquer la taille droite et élancée de leur maître,ayant à sa droite l’honnête Peter Johnson, qui eût pu disputer,même à M. Benfield, le prix de la maigreur.

– Sir Edward et milady Moseley, dit levieux gentilhomme, lorsqu’ils arrivèrent près de lui, c’étaitl’usage dans ma jeunesse (et cette coutume était invariablementsuivie par les personnes d’une haute noblesse, telles que lordGosford… et… et… sa sœur, lady Juliana Dayton), c’était l’usage,dis-je, de recevoir ses hôtes du haut du perron de sonchâteau ; et conformément… Ah ! chère Emmy, s’écria lebon vieillard en la pressant dans ses bras avec tendresse, etoubliant le discours qu’il avait préparé, à la vue de sa niècechérie, vous avez échappé à la mort ; que Dieu en soitbéni !… Là, que faites-vous donc ?… laissez-moi respirer…laissez-moi respirer. Et, voulant tâcher de reprendre son empiresur lui-même, il se tourna vers John :

– Ainsi donc, jeune homme, vous jouezavec des armes meurtrières, et vous mettez en danger la vie devotre sœur ? Dans ma jeunesse, Monsieur, aucun gentilhomme, deceux du moins qui étaient reçus à la cour, ne touchait jamais unfusil. Lord Gosford n’a de sa vie tué un oiseau, ni conduitlui-même sa voiture ; non, Monsieur, les gentilshommes alorsn’étaient point des cochers. Peter, quel âge avais-je lorsque jeconduisis pour la première fois ma chaise en me promenant dans mesterres ? C’était, je crois, à l’époque où vous eûtes le brascassé, dans l’année…

Peter, qui s’était retiré modestement derrièreson maître, et qui pensait que sa tournure élégante n’était là quepour faire tableau, avança d’un pas en s’entendant appeler, et,faisant un salut profond, il répondit de sa voixglapissante :

– Dans l’année 1793, Votre Honneur, latrente-huitième du règne de Sa Majesté, la soixante-quatrième devotre âge, et le 12 juin sur le midi. Peter s’était retiré enfinissant ; mais, semblant se rappeler quelque chose, ilreprit sa place avancée, puis, ajouta gravement :

– Nouveau style.

– Comment vous portez-vous, vieuxstyle ? s’écria John en le frappant amicalement surl’épaule.

– Monsieur John Moseley…, mon jeunemaître (ce nom qu’affectionnait Peter n’avait passé du baronnet àson fils que depuis quelques années), avez-vous pensé… à merapporter… les conserves vertes ?

– Certainement, dit John avecgravité ; et, les prenant dans sa poche pendant que la sociétépassait dans le parloir, il les mit avec solennité sur la têtechauve de l’intendant :

– Là, monsieur Peter Johnson, vous voilàrentré dans votre propriété, que je vous rends saine et sauve.

– Et M. Denbigh m’a dit plusieursfois, dit Émilie d’un ton de bonté, qu’il vous devait beaucoup dereconnaissance pour une attention aussi délicate.

– Ah ! miss Emmy, dit l’intendant enlui faisant un de ses plus beaux saluts, comment ? il a ditcela ! que Dieu le bénisse ! mais le quatorzième codiciledu testament de mon maître… et il se mit le doigt sur la bouched’un air significatif.

– J’espère que le treizième porte le nomde l’honnête Peter, dit Émilie, qui trouvait plus de plaisir que decoutume à causer avec le bon intendant.

– Comme témoin, miss Emmy, comme témoin,et voilà tout ; mais que Dieu me préserve, continua Peter avecsolennité, de vivre assez pour voir ce testament mis au jour !Non, miss Emmy, mon maître m’a comblé de ses bienfaits lorsquej’étais encore assez jeune pour en jouir. Je suis riche, miss Emmy,je possède trois cents bonnes livres sterling par an.

Émilie, qui avait rarement entendu Peterprononcer un aussi long discours que celui que venait de luiarracher la reconnaissance, lui exprima tout le plaisir qu’elle enressentait, et après lui avoir serré la main avec bonté, elle lequitta pour entrer dans le parloir.

– Ma nièce, dit M. Benfield aprèsavoir promené ses regards autour de lui, où est donc le colonelDenbigh ?

– Le colonel Egerton, vous voulezsûrement dire, Monsieur ? dit lady Moseley.

– Non, lady Moseley, le colonel Denbigh,car je présume qu’il est maintenant colonel, dit-il en regardant lebaronnet d’un air expressif ; et qui peut être plus digned’être colonel et même général, qu’un homme qui n’a pas peur dufeu ?

– En ce cas, Monsieur, dit John, quiprenait un malin plaisir à attaquer le vieillard par son endroit leplus sensible, les colonels devaient être rares dans votrejeunesse.

– Non, monsieur l’impertinent, non ;les seigneurs de mon temps savaient se battre quand il le fallait,quoiqu’ils ne missent pas leur plaisir et leur gloire à tourmenterde pauvres oiseaux ; l’honneur était aussi cher à ungentilhomme de la cour de George II, qu’il peut l’être à ceux quibrillent à celle de son petit-fils, et la vertu aussi, Monsieur, etla vertu aussi ; je me rappelle que, lorsque je siégeais auparlement, il n’y avait pas dans tout le ministère un homme d’uneintégrité douteuse, et que les bancs mêmes de l’oppositionn’étaient remplis que par des membres d’un caractère loyal etincorruptible : pourriez-vous me citer un pareil exempleaujourd’hui ?

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