Précaution

Chapitre 16

 

Oui, laissez-les faire : elles entendent à merveille l’artd’unir deux jeunes cœurs…

…Le moment vient ; la jeune fille pâlit, tremble et sedésespère.

LORD BYRON.

– Je suis fâchée que M. Denbigh nesoit pas riche, ma tante, dit Émilie presque involontairement,lorsque le soir elle se trouva seule avec elle. Mrs Wilsonregarda sa nièce avec surprise en lui entendant faire une réflexionsi éloignée de son caractère. Celle-ci, un peu confuse d’avoirtrahi les pensées qui l’occupaient, raconta à sa tante lesincidents de leur promenade du matin, et dit un mot en passant dela différence qu’il y avait eu entre l’aumône de son frère et cellede Denbigh.

– Prodiguer l’argent n’est pas toujoursexercer la charité, dit Mrs Wilson gravement ; et cesujet fut abandonné, quoiqu’il ne cessât d’occuper leurs penséesque lorsque le sommeil vint fermer leurs paupières.

Le lendemain matin, Mrs Wilson engageaGrace et Émilie à l’accompagner à la promenade ; tous lesjeunes gens étaient occupés chacun de leur côté : Francisemployait presque toutes ses matinées à des visitespastorales ; John était retourné au château chercher seschiens et son fusil de chasse pour faire la guerre aux coqs debruyère, et Denbigh était sorti sans dire où il allait.

En atteignant la grande route, Mrs Wilsonpria ses jeunes compagnes de la conduire à la chaumière où étaitlogée la famille du pauvre jardinier. Après avoir frappé à laporte, elles entrèrent dans une chambre où la femme du laboureur àqui appartenait la cabane était occupée aux soins de sonménage ; elle leur dit que la famille du jardinier était dansla pièce voisine, mais qu’un jeune ecclésiastique y était entrédepuis un quart d’heure. Je crois, Milady, que c’est notre nouveauministre, dit la bonne femme en faisant force révérences, et enleur offrant des chaises ; car, quoique je n’aie pas encoretrouvé le temps d’aller entendre un de ses sermons, tout le mondedit qu’il est le père des pauvres et des affligés.

Les dames, trop discrètes pour interrompreFrancis dans l’exercice de ses pieux devoirs, s’assirent en silenceen attendant qu’il sortit ; mais une voix bien connue, quiparvint jusqu’à elles au travers de la mince cloison, fittressaillir Mrs Wilson, et fit battre vivement le cœurd’Émilie.

– Il paraît, Davis, d’après votre propreaveu, dit Denbigh avec douceur, quoique d’un ton de reproche, quevos actes fréquents d’intempérance ont pu donner à l’intendant dejustes raisons pour vous renvoyer.

– N’est-il pas dur, Monsieur, reprit lejardinier, d’être mis sur le pavé avec une famille comme la miennepour faire place à un jeune homme qui n’a qu’un enfant ?

– C’est un malheur pour votre femme etpour vos enfants, dit Denbigh ; mais c’est justice par rapportà vous. Cependant, d’après les promesses que vous venez de mefaire, voici une lettre que vous porterez à son adresse. Je vousdonne ma parole que vous serez employé sur-le-champ, et que, sivous vous conduisez bien, vous n’aurez pas à vous plaindre de votresort. Cette seconde lettre assurera l’admission immédiate de vosenfants à l’école dont je vous ai parlé ; mais rappelez-vousbien, Davis, que l’habitude de l’intempérance nous rend incapablesnon seulement de procurer le bien-être à ceux qui attendent tout denotre travail, mais même de rester dans les voies de l’honneur etde la probité, qui peuvent seules nous conduire au bonheuréternel.

– Puisse le ciel bénir VotreHonneur ! s’écria la femme du jardinier en pleurant, et lerécompenser de ses bons conseils et de ses bonnes œuvres !Thomas est un honnête homme, et il n’a besoin pour redevenir sobreet rangé que d’être éloigné de la tentation.

Dans la place que je lui ai choisie, réponditDenbigh, il ne sera exposé à rencontrer personne qui puissel’entraîner à se mal conduire ; ainsi le sort de sa familleest entre ses mains.

Mrs Wilson s’était levée en entendantDenbigh s’approcher de la porte, et après avoir fait un petitprésent à la femme du laboureur, et lui avoir recommandé le secretsur leur visite, elle se hâta de sortir en faisant signe à sescompagnes de la suivre.

– Que pensez-vous maintenant de lacharité de votre frère, comparée à celle de M. Denbigh,Émilie ? demanda Mrs Wilson tandis qu’elles rejoignaientla grande route. Jamais Émilie ne pouvait entendre censurer, mêmelégèrement, la conduite de John, sans essayer de le défendre ;mais pour cette fois l’amour fraternel ne put que lui faire garderle silence. Après avoir attendu vainement l’apologie qu’il luisemblait qu’une bonne sœur ne pouvait s’empêcher de faire en pareilcas, Grace s’aventura à dire timidement :

– Je suis sûre, chère Mrs Wilson,que M. Moseley est très généreux ; je le regardaispendant qu’il donnait de l’argent à cette pauvre famille, et vousauriez été touchée comme moi des larmes qui brillaient dans sesyeux.

– John est d’un naturel bon etcompatissant, repartit la tante avec un sourire presqueimperceptible ; son cœur a été vivement touché du malheur deces pauvres gens, et comme il est riche il a donné beaucoup ;je ne doute même pas qu’il ne se fût imposé des privations et qu’iln’eût pris beaucoup de peine pour les secourir, si cela eût éténécessaire ; mais qu’est-ce que tout cela comparé à la charitéde M. Denbigh ?

Grace n’était point habituée à contredire quique ce fût, et Mrs Wilson moins que toute autre ; mais,ne voulant point abandonner John à sa censure, elle répliqua avecune chaleur toujours croissante :

– Si répandre librement d’abondantesaumônes, et se sentir touché des maux qu’on soulage n’est pas uneconduite digne d’éloges, Madame, je ne sais plus qui osera seflatter d’en mériter.

– La compassion qui nous porte à soulagerla misère de nos semblables est l’indice certain d’un bon cœur,j’en conviens, ma chère Grace ; mais la charité chrétienne, leplus saint de nos devoirs, plus humble quoique plus active, tendune main secourable aux malheureux ; éclairée sur sesvéritables besoins, elle soulage les maux présents et prévient lesmaux à venir ; conseils, peines, travaux, rien ne lui coûtepour assurer le bonheur des objets de sa sollicitude. Exercer cettesublime vertu, continua Mrs Wilson, dont les joues pâles secoloraient d’un léger incarnat, c’est marcher sur les traces denotre divin Rédempteur ; en nous sacrifiant pour nos frères,c’est lui prouver notre amour et obéir à ses décrets.

– Chère tante ! s’écria Émilie dontles yeux brillaient d’un pieux enthousiasme, vous croyez donc quela charité de M. Denbigh est empreinte de ce sacrécaractère ?

– Je le crois, mon enfant, autant quenous pouvons nous fier aux apparences.

Si Grace n’était point convaincue, du moinselle garda le silence, et les trois dames continuèrent leurpromenade, perdues dans leurs réflexions, jusqu’à ce qu’ellesfussent arrivées à un endroit où la route, faisant un coude, allaitleur cacher la chaumière. Émilie tourna involontairement la tête,et vit Denbigh, qui n’était plus qu’à quelques pas d’elles. Lespremières phrases qu’il leur adressa leur prouvèrent que la femmedu laboureur avait gardé fidèlement le silence, et il ne fut pointquestion du jardinier. Denbigh commença la description vive etanimée des paysages pittoresques de l’Italie, que lui rappelait lesite où ils se trouvaient, et une conversation agréable et variéeleur fit paraître bien court le reste de la promenade.

Il était encore de bonne heure lorsqu’ilsarrivèrent au presbytère, où ils trouvèrent John, déjà revenu deMoseley-Hall, et qui, au lieu de se livrer à son amusement favori,posa son fusil contre la muraille dès qu’il les vitentrer :

– Je retrouverai toujours des coqs debruyère, leur dit-il, et si vous le permettez, Mesdames, j’aurai leplaisir de passer le reste de la matinée avec vous. Il se jeta surun sofa, d’où il pouvait, sans être vu de Grace, contempler sestraits charmants et expressifs, tandis que Denbigh, à la demandedes trois dames, leur lisait la jolie description de l’amourconjugal dans Gertrude de Wioming[4], de ThomasCampbell.

Denbigh, maître de ses impressions, lisaitordinairement d’une manière pure et correcte, et avec un flegme quiprouvait l’empire de sa raison sur son cœur ; mais, dans cetteoccasion, il parut oublier un peu ses principes de lecture ;il s’échauffait, il semblait transporté, il déclamait avec feu lespassages qu’il admirait le plus, et il en faisait l’éloge avec tantde chaleur, il en peignait les beautés avec tant de force, qu’ilcommuniquait son enthousiasme à ceux qui l’écoutaient.

Le temps que mit Denbigh à lire ce charmantpetit poème lui acquit plus d’empire sur l’imagination d’Émilie quetoutes les conversations qu’il avait jamais eues avec elle. Sespensées étaient aussi pures, aussi chastes, et cependant presqueaussi vives et aussi brûlantes que celles du poète ; etpendant qu’il peignait les douceurs de l’amour conjugal, l’âmed’Émilie avait passé tout entière dans ses yeux.

Son frère lui avait déjà lu ce poème, et sasurprise croissait à chaque ligne en y découvrant tant de beautésnouvelles ; John lui-même ne reconnaissait plus l’ouvragequ’il avait lu tant de fois, et Gertrude, tendre, douce et fidèle,lui semblait l’image de Grace.

Denbigh ferma le livre, la conversation devintgénérale, et John suivit Grace dans l’embrasure d’une croisée.

– Savez-vous, miss Chatterton, dit-ild’un ton plus doux que de coutume, que j’ai accepté l’invitationque m’a faite votre frère d’aller cet été dans le comté de Suffolk,et que vous êtes menacée de m’y voir arriver avec meschiens ?

– Menacée ! monsieur Moseley !répondit Grace du ton d’un tendre reproche, pouvez-vous employercette expression en parlant de vos amis ?

– Oh ! Grace… et John, pour lapremière fois de sa vie, allait devenir sentimental, lorsqu’il vitentrer dans la cour la voiture de la douairière qui arrivait avecCatherine.

– Peste soit de la mère Chatterton !pensa John. Oh ! Grace, reprit-il, voilà déjà votre mère etvotre sœur. Déjà ! dit la jeune fille, et pour la premièrefois de sa vie elle fut presque fâchée de voir arriver samère ; en effet, elle eût eu autant de plaisir à l’embrassercinq minutes plus tard, et elle eût tant désiré d’entendre ce queJohn allait dire, car son changement de voix lui prouvait bien quelorsqu’il avait dit pour la première fois : – Oh !Grace ! ce n’était pas avec l’intention de lui parler de ladouairière.

Le jeune Moseley et sa fille causant à unefenêtre ouverte attirèrent l’attention de lady Chatterton, dèsqu’elle aperçut le presbytère, et elle y entra avec un sentiment deplaisir qu’elle n’avait pas ressenti depuis le désappointement quiavait suivi ses derniers efforts pour marier Catherine.

Le jeune homme à la poursuite duquel elleavait entrepris son expédition avait été enlevé par un corsaireplus adroit, agissant pour son propre compte, et soutenu par un peuplus d’esprit et beaucoup plus d’argent que Catherine n’en pourraitjamais posséder. Comme de ce côté il ne se présentait plus aucunchamp à ses spéculations matrimoniales, la douairière avait dirigéla tête de ses chevaux vers Londres, ce grand théâtre si convenablepour faire valoir ses talents.

À peine avait-elle salué le reste de lacompagnie, qu’elle se tourna vers John, et s’écria, en luiadressant un sourire qu’elle cherchait à rendre maternel :

– Vous n’avez point profité d’un aussibeau jour pour la chasse, monsieur Moseley ? je croyais quevous n’en perdiez aucun dans cette saison.

– Il est encore trop tôt, Milady, ditJohn froidement, alarmé de l’air de triomphe qu’elle prenait.

– Oh ! je vois ce que c’est,continua-t-elle sur le même ton ; les dames ont tropd’attraits pour un jeune homme aussi galant que vous. Or, Graceétait la seule dame qu’on pût supposer avoir quelque influence surles actions de John, car les jeunes gens ont ordinairement moins deplaisir à se trouver avec leurs sœurs qu’avec celles desautres ; et cette insinuation était trop maladroite pour queGrace et John n’en fussent point choqués.

Ce dernier répondit froidement :

– Je ne savais pas que le temps fût aussibeau ; je vous remercie de me l’avoir fait remarquer, et jevais voir s’il est favorable pour la chasse. Cinq minutes après,Carlo et Rover faisaient retentir les environs de leur joiebruyante.

Grace reprit sa place à la croisée, jusqu’à ceque la porte fût fermée, et que l’épaisseur des arbres cachât leschasseurs à sa vue ; alors elle s’enfuit dans sa chambre, etse soulagea par un torrent de larmes.

Si Grace, avec une mère de ce caractère, avaitété moins réservée et moins timide, jamais John n’eût pensé àelle ; mais toutes les fois que la douairière entreprenait unede ses attaques ouvertes, Grace montrait tant de chagrin, unerésolution si ferme de ne la point seconder, qu’il était impossiblede la croire d’intelligence dans toutes ses menées.

Il ne faut pas supposer que la tactique delady Chatterton se bornât aux manœuvres directes et palpables dontnous avons parlé et qui ne prenaient leur source que dans l’excès,l’effervescence de son zèle ; non, elles ne lui servaient mêmesouvent qu’à faire tenir sur ses gardes celui qu’elle voulaitprendre dans ses filets. Mais elle ne négligeait aucun de cespetits artifices si communs dans le monde ; elle trouvaittoujours moyen de placer ses filles près des jeunes gens riches ettitrés, de les laisser seuls avec elles, de faire remarquer laconformité de goûts qui existait entre eux et celle qu’ilsparaissaient préférer, de leur faire des compliments adroits etdétournés ; enfin il n’y avait pas de moyens qu’ellen’employât pour arriver à son but.

Catherine avait les meilleures dispositionspour seconder sa mère ; Grace, à la seule pensée de sesinnocents stratagèmes, tremblait, changeait de couleur, et eût toutgâté si on l’eût forcée d’y prendre une part active.

– Eh bien ! ma chère enfant, dit ladouairière en entrant dans la chambre de sa fille qui s’efforçaitde cacher ses pleurs, à quand la noce ? J’espère quemaintenant tout est arrangé entre vous et John Moseley.

– Ma mère ! ma mère ! s’écriaGrace, presque suffoquée par ses larmes, vous me brisez lecœur ! et elle cacha sa figure dans les rideaux du lit prèsduquel elle était assise.

– Fi donc ! ma chère, reprit ladyChatterton, sans remarquer sa tristesse, qu’elle prenait pourl’embarras de la pudeur ; vous n’entendez rien à ces sortesd’affaires ; mais sir Edward et moi nous arrangerons toutcela.

Grace, pâle comme la mort, les mains jointes,se précipita pour arrêter sa mère ; mais elle était déjàpartie, et Grace retomba sur sa chaise avec un sentiment dedésespoir qui n’eût pu être plus amer, lors même qu’elle eût méritéla honte qu’il lui semblait déjà voir rejaillir sur elle.

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