Précaution

Chapitre 34

 

Quoi ! ma nièce, tout de bon, il vous faut unmilord !

FORD. La Femme galante.

Les Moseley et leurs nouvelles connaissancescontinuèrent à se voir presque tous les jours, et l’intimité quis’était établie entre eux augmenta de plus en plus. Dans lecommencement, Émilie éprouvait un embarras qu’elle ne pouvaitsurmonter ; et, lorsque lady Laura parlait de son mari, lechangement de couleur et le tremblement d’Émilie ne prouvaient quetrop qu’elle n’avait pu encore triompher d’un sentiment qui étaitdevenu coupable. Cependant, comme sa famille se plaisait beaucoupdans cette nouvelle société, et que sa tante pensait que lemeilleur moyen de vaincre un reste de faiblesse était d’entendresouvent parler de Denbigh et de s’accoutumer à l’idée qu’il étaitle mari d’une autre, Émilie réussit à surmonter sa répugnance.Bientôt la tendresse de lady Laura pour Denbigh, et la hauteopinion qu’elle avait de lui, et que son cœur ingénu exprimait demille manières, inspirèrent à sa jeune amie le plus vif intérêt.Elle eût voulu épaissir encore le bandeau qui couvrait les yeux dela jeune épouse, et la retenir sur le bord de l’abîme où elle lavoyait suspendue.

Egerton évitait soigneusement de se trouveravec les Moseley. Une seule fois, il essaya de renouvelerconnaissance avec John ; mais une réponse froide etdédaigneuse lui ôta pour toujours l’envie de tenter encore unraccommodement.

Nous ne savons ce qu’il avait pu dire à safemme ; mais elle évitait comme lui la famille du baronnet,quoique, dans le fond de son cœur, elle eût bien désiré paraîtresur le pied de l’intimité avec des personnes qui étaient liées avecdes ducs et des marquis. Son incorrigible mère, qu’aucuneconsidération ne pouvait retenir, était parvenue à forcer ladyHenriette et la douairière à la saluer. Elle se targuait de cettedistinction avec sa maladresse ordinaire, et lorsqu’elle lesrencontrait dans les salons de réunion, elle ne faisait que passeret repasser devant elles, et devenait une connaissance extrêmementfatigante pour les deux dames.

Le duc cherchait toutes les occasionspossibles de se rapprocher d’Émilie, et Mrs Wilson remarquaque sa nièce paraissait le voir avec plus de plaisir que les autresjeunes gens qui lui faisaient la cour. D’abord elle fut surprise decette préférence, mais bientôt elle en découvrit le motifsecret.

Le duc ressemblait d’une manière frappante àDenbigh ; le son de la voix, la démarche, les manières étaientles mêmes. Aussi, au premier coup d’œil, était-il facile de s’yméprendre ; mais, en l’observant avec plus d’attention, ondécouvrait des nuances assez marquées qui le faisaient aisémentreconnaître. Le duc avait un air de hauteur et de fierté qu’on nevoyait jamais à son cousin. Il ne cherchait pas à cacher sonadmiration pour Émilie, et comme il ne lui adressait la parolequ’avec ce ton respectueux que Denbigh avait avec les femmes, etauquel le son de sa voix prêtait tant de charme, Mrs Wilsonvit bientôt que les restes de son attachement pour l’un étaient lesseules causes du plaisir avec lequel elle semblait écouterl’autre.

Le duc de Derwent était loin de possédertoutes les qualités solides que Mrs Wilson trouvaitindispensables pour un mari ; mais comme elle savait que lecœur d’Émilie était encore trop malade pour concevoir un nouvelattachement, et que d’ailleurs elle avait une confiance entièredans les principes de sa nièce, elle ne voulut point éloignerd’elle un homme aimable qui pouvait la distraire.

– Votre nièce sera un jour duchesse,Mrs Wilson, lui dit tout bas lady Laura, un matin que Derwentet Émilie étaient occupés à parcourir ensemble un nouveau poème.Derwent en lut un passage avec un feu et des inflexions de voix quirappelaient tellement à Émilie la dernière lecture que Denbigh luiavait faite, qu’involontairement sa physionomie expressive trahitun sentiment qu’elle eût voulu se cacher à elle-même.

Mrs Wilson soupira en voyant la forced’un attachement que ni les principes les plus solides, ni lesefforts les plus constants, ne pouvaient détruire, et ellerépondit :

– Je ne crois pas du moins que ce soit laduchesse de Derwent ; et, entraînée par le cours de ses idées,elle ajouta imprudemment :

– Mais c’est étonnant à quel point le ducressemble par moments à votre mari !

Lady Laura parut un peu surprise etrépondit :

– Mais oui… un peu ; ils sontenfants de frères, comme vous savez ; et presque tous lesmembres de cette famille ont ce même son de voix qu’on n’oubliejamais dès qu’on l’a entendu. Pendennyss l’a également, quoiqu’ilne leur soit parent qu’à un degré plus éloigné, et on le retrouveaussi chez Henriette. Il faut qu’il y ait eu jadis quelque sirènedans la famille.

Sir Edward et lady Moseley voyaient avec leplus grand plaisir les attentions du duc pour Émilie ; sansattacher trop de prix au rang et à la fortune, ils trouvaient queces qualités ne gâtaient rien ; de plus, lady Moseley étaitpersuadée qu’un second attachement pour un objet qui en fût plusdigne serait le seul remède aux chagrins de sa fille ; etc’était surtout cette considération qui l’avait portée à répondreaux avances de la famille du duc.

Le colonel Denbigh, cependant, écrivit à safemme qu’il lui était impossible de penser à quitter son oncle dansl’état précaire où il se trouvait ; et lady Laura partit pourle rejoindre, escortée de lord William.

Denbigh paraissait guidé par ce même sentimentde dévouement et de tendresse qui l’avait porté à entourer dessoins les plus touchants un père sur le bord de la tombe.

– Cela nous prouve, pensaitM. Wilson, que le meilleur cœur ne nous empêche pas de nouségarer, et qu’une conduite irréprochable ne peut être le fruit quede principes solides.

Caroline Harris était de toutes les parties deplaisir, de toutes les promenades et de tous les dîners qui sedonnaient à Bath ; et, comme le marquis d’Eltringham avaitparu un jour faire attention à elle, elle résolut de tenter undernier effort pour parvenir jusqu’à la pairie, avant decondescendre à examiner s’il y aurait moyen de faire quelque chosedu capitaine Jarvis. La mère du capitaine avait persuadé à Carolineque son fils était un Apollon ; elle lui avait confié qu’elleavait l’espoir de le voir un jour lord, et que son fils et ellemettaient tous les trois mois une somme en réserve pour lui acheterun titre ; expédient ingénieux que le capitaine avait imaginépour se mettre en possession d’une partie de la pension de samère.

Eltringham avait naturellement un espritcaustique, et sans se compromettre lui-même, il trouvait toujoursmoyen d’amener miss Harris à lui faire quelques avances et à semettre en scène pour ses menus plaisirs et ceux du duc, quis’amusait beaucoup de cette mystification, sans vouloir y prendrepart.

Une semaine se passa à faire usage, d’un côté,des ruses mal déguisées, et de l’autre, des sarcasmes plus maldéguisés encore ; mais Caroline était sous le charme, lemarquis aurait pu lui en dire cent fois plus avec impunité ;son imagination ne lui retraçait que la gloire du triomphe,lorsqu’un gentilhomme campagnard, ami de son père, vint luidemander sa main. Quelques jours auparavant elle eût accueilli avecplaisir les vœux de cet homme respectable, mais maintenant elle nerêvait plus qu’à la pairie, et elle rejeta ses offres avecdédain.

Un jour, chez le baronnet, lady Laura s’écriatout à coup :

– Le mariage est une loterie, et je croisque ni sir Egerton ni sa femme n’ont pris un bon billet. Enentendant ce préambule, Jane quitta le parloir.

– Une loterie, ma sœur ! s’écria lamarquise, je ne suis pas de votre avis, et je crois que tout hommede goût qui voudra se donner la peine de chercher saura maîtriserla fortune et faire tourner toutes les chances en sa faveur.

– Il me semble, dit Mrs Wilson, quele goût seul est une base bien faible pour recevoir l’édifice dubonheur conjugal.

– Et qui voudriez-vous donc consulter,madame ? demanda lady Laura.

– Le jugement.

Laura sourit en disant :

– Vous me rappelez tout à faitPendennyss ; il veut tout soumettre, même les passions, àl’influence du jugement et des principes.

– Et trouvez-vous qu’il ait tort, ladyLaura ? demanda Mrs Wilson, charmée d’apprendre que sonjeune favori eût des idées aussi correctes.

– Je ne trouve pas qu’il ait tort, maisje crois ses maximes impraticables. Qu’en pensez-vous,marquis ? seriez-vous d’avis de choisir une femme d’après vosprincipes et sans consulter votre goût ?

Mrs Wilson, en riant, voulut entreprendrede lui expliquer que ce n’était pas ainsi qu’ellel’entendait ; mais le marquis, qui ne pouvait souffrir unediscussion sérieuse, l’interrompit gaiement en disant :

– Oh ! mon goût est ma seuleloi ; et le monde entier fût-il réuni contre elle, la femmeque je trouverais à mon goût aurait toujours la palme en dépit demon jugement.

– Et pourrait-on connaître le goût deVotre Seigneurie ? demanda Mrs Wilson, qui voyait Émilierêveuse et qui voulait la distraire par ce badinage. Dites-nous unpeu quelles conditions vous exigez d’une femme pour qu’elle puisseaspirer à vous plaire, et, d’abord, de quelle taille doit-elleêtre ? Faut-il qu’elle soit grande ou petite ?

Le marquis n’était pas préparé à subir uninterrogatoire en forme. Il jeta les yeux autour de lui, et,rencontrant ceux de Caroline, qui écoutait la conversation avec leplus vif intérêt, il répondit avec un air de sincérité qu’il savaitprendre à merveille :

– Mais à peu près de la même taille quemiss Harris.

– Et de quel âge ? demanda encoreMrs Wilson.

– Oh ! pas trop jeune, Madame. J’aitrente-deux ans, ma femme doit en avoir au moins vingt-cinq ouvingt-six ; et se penchant à l’oreille de Derwent, il lui dittout bas :

– Ne pensez-vous pas que ce soit à peuprès l’âge de miss Harris ?

– Mais, oui, à quelques années près,répondit Derwent sur le même ton.

Mrs Wilson continua :

– Vous tiendrez, je suppose, à ce quevotre femme sache lire et écrire ?

– Par ma foi, madame, je ne suis pasamateur de ces femmes qui sont toujours fourrées dans des livres,et encore moins d’une pédante.

– Vous devriez épouser miss Howard, luidit sir William à voix basse ; elle n’a pas le défaut d’êtretrop jeune, elle ne lit jamais, et elle est précisément de lataille que vous aimez.

– Oh ! pour celle-là, William, elleporte toutes ces perfections jusqu’à l’excès. Je veux d’ailleursque ma femme ait confiance en elle-même, qu’elle ait quelque usagedu monde ; je voudrais même, s’il était possible, qu’elle eûtdéjà été à la tête d’une maison avant de se charger de lamienne.

Caroline enchantée ne tenait plus sur sachaise ; elle s’agitait, se tournait de tous côtés, baissaitla tête, puis la relevait, puis la rabaissait encore ; enfin,ne pouvant se contenir plus longtemps, elle s’écria :

– Vous exigeriez sans doute, milord,qu’elle fût d’une noble extraction ?

– Moi ? point du tout. Je crois queles meilleures femmes se trouvent dans la classe mitoyenne. Jevoudrais que la mienne me dût son élévation… la fille d’unbaronnet, par exemple.

Lady Jarvis, qui était entrée pendant cedialogue et qui y prenait un vif intérêt, s’aventura à demanders’il ne se contenterait pas de celle d’un chevalier. Le marquis nes’attendait pas à cette attaque, et, craignant qu’on ne projetâtquelque nouvelle tentative contre sa personne, il réponditgravement qu’il craindrait qu’une telle alliance ne l’exposât auxreproches de ses descendants.

Lady Jarvis poussa un soupir, et miss Harris,se tournant vers le marquis, le pria d’une voix douce de sonnerpour qu’on fît approcher sa voiture. Comme il l’y conduisait, ellese hasarda à demander si Sa Seigneurie avait jamais rencontré unefemme selon son cœur.

– Oh ! miss Harris, balbutia-t-ild’une voix qu’il cherchait à rendre tremblante, au moment où ellemontait en voiture, comment pouvez-vous me faire une tellequestion ? En vérité, vous êtes trop cruelle… Partez,cocher.

– Cruelle !… Comment ! milord,s’écria miss Harris vivement. Arrêtez, John !… Cruelle,milord ! Je ne vous entends pas ; et elle mettait la têteà la portière pour entrer dans de nouvelles explications, lorsquele marquis, après lui avoir baisé la main, dit de nouveau au cocherde partir, en ajoutant :

– N’entendez-vous pas ce que vous ditvotre maîtresse, monsieur ?

Lady Jarvis les avait suivies par suite de sondésir de tout voir et de tout entendre. Le marquis la conduisitaussi à sa voiture, et elle lui demanda s’il n’honorerait pas d’unevisite sir Timo et sir Henry Egerton. Après lui en avoir fait lapromesse, Eltringham rentra dans le salon.

– Quand pourrai-je saluer une marquised’Eltringham, lui demanda lady Laura, une surtout qui soit conformeau modèle que vous venez de tracer, et qui remplisse toutes lesconditions requises ?

– Aussitôt que miss Harris pourra serésoudre à me faire le sacrifice de sa liberté, répondit-ilgravement ; et je rends grâce au Ciel qu’il existe pour lesgens timides des personnes de votre sexe qui encouragent lamodestie et la réserve du nôtre.

– Je vous souhaite beaucoup de bonheur,milord, s’écria John Moseley. Miss Harris daigna jeter les yeux surmoi pendant une quinzaine de jours ; je crois même, Dieu mepardonne, que j’allais me laisser captiver, lorsqu’un vicomte vintme sauver du danger de tomber dans ses filets.

– Je crois réellement, Moseley, dit leduc en parlant avec feu, et sans se douter qu’il touchât une cordeaussi sensible, que s’il doit exister une intrigante dans unefamille, il vaut mieux encore que ce soit la mère que la fille.

Toute la gaieté de John s’évanouit un moment,et il répondit à voix basse :

– Beaucoup mieux sans doute. Grace jetaun coup d’œil sur le front soucieux de son mari. Elle vit qu’ilsongeait à sa mère, et elle le regarda tendrement. Ce front sisévère se dérida aussitôt ; les souvenirs fâcheuxs’éloignèrent en même temps, et il ajouta :

– Je vous conseille, milord, de prendregarde à vous ; il y a longtemps que Caroline Harris s’occupede semblables spéculations ; elle doit avoir de l’expérience,car dès sa plus tendre jeunesse elle avait les plus bellesdispositions pour l’intrigue.

– John, John, dit Edward d’un tonsérieux, sir William est mon ami, et vous devez respecter safille.

– Eh bien ! baronnet, dit lemarquis, voilà du moins un mérite que je ne lui connaissais pas, etje me tais ; mais comment sir William n’apprend-il pas à safille à se respecter elle-même ? Ces femmes qui vont partoutquêtant des maris sont de vrais pirates sur l’océan del’amour ; et d’anciens corsaires comme moi ne peuvent se fairescrupule de leur lâcher quelques bombes. D’abord, j’étais assezsimple pour me retirer à mesure que je voyais s’avancer enlouvoyant ces petits lougres de mer. Mais vous savez, dit-il, en setournant vers Mrs Wilson du ton le plus plaisant, que la fuitene fait qu’encourager à la poursuite, et maintenant je livrebataille pour ma défense personnelle.

– J’espère que vous remporterez lavictoire, répondit Mrs Wilson ; miss Harris paraîtcombattre en désespérée, et ses attaques sont beaucoup moinsmasquées qu’elles ne l’étaient jadis. Je crois que lorsqu’une jeunepersonne s’écarte une fois de la réserve et de la modestie qui doittoujours caractériser son sexe, elle s’égare de plus en plus dansla fausse route qu’elle a prise. Si elle ne réussit point, elle enprend de l’humeur, son caractère s’aigrit, elle devientinsupportable pour tous ceux qui l’entourent ; ou bien, sielle persévère dans ses efforts, elle finit par abjurer toutepudeur, et court à son but avec une effronterie qui l’en éloigneplus que jamais.

Jane s’était retirée dans sa chambre pour s’yabandonner en liberté à ses larmes ; et craignant de laisserapercevoir son dépit à tous les yeux, elle formait la résolutiondésespérée de quitter pour toujours un monde qui ne lui offraitplus que dégoûts. En effet, y avait-il rien de plus mortifiant pourson amour-propre que de voir l’homme que son cœur s’était plu àparer de toutes les perfections, assez déchu dans l’estime généralepour que sa conduite devînt l’objet d’une censure publique ?C’était tout à la fois un reproche fait à son goût, à sadélicatesse et à son jugement. Elle se mit à pleurer amèrement surses espérances trompées, en se promettant bien de ne plus s’exposerà un danger que la moindre prudence lui eût fait éviter.

Émilie avait remarqué la sortie de Jane, etelle attendait avec impatience que le départ des personnes quiétaient venues leur rendre visite lui permit de la suivre. Dèsqu’elle se trouva libre, elle courut à la chambre de sa sœur ;mais elle frappa deux ou trois fois avant d’obtenir uneréponse.

– Jane, ma chère Jane, dit Émilie du tonle plus doux, ne voulez-vous pas m’ouvrir ? Jane ne putrésister plus longtemps aux instances de sa sœur ; elle ouvritsa porte, mais dès qu’Émilie voulut lui prendre la main, elle laretira froidement en disant :

– Je m’étonne que vous, qui êtes siheureuse, vous consentiez à quitter le monde où vous vous plaisezpour venir trouver une infortunée qui ne sait où cacher sonhumiliation. En finissant ces mots, elle fondit en larmes.

– Heureuse ! dit Émilie avecangoisse. Ah ! Jane, si vous connaissiez mes souffrances, vousne me parleriez pas avec cette cruauté.

Jane la regarda un moment d’un air decompassion ; mais revenue bientôt à ses propres chagrins, elles’écria avec énergie :

– Oui, Émilie, vous êtes heureuse auprèsde moi, car, quel que puisse être le motif de la conduite deDenbigh, on l’honore, on le respecte généralement ; et si vousl’avez aimé, il était digne de votre tendresse. Mais, hélas !j’ai laissé surprendre mes affections par un misérable, un fourbeinsigne, et je suis malheureuse pour jamais.

– Non, ma chère Jane, dit Émilie enessuyant ses larmes, non, vous n’êtes point malheureuse pourjamais ; il vous reste encore bien des sources de bonheur,même en ce monde. Nos affections… nos affections les plus chèrespeuvent céder au sentiment de notre devoir. Oh ! combien jedésirerais vous voir faire cet effort sur vous-même ! Pendantun moment, la voix de notre jeune moraliste s’affaiblit ; maisle désir d’inspirer à sa sœur un peu de courage lui donna celui demaîtriser son émotion.

– Émilie, dit Jane avec obstination, vousne savez pas ce que c’est que de nourrir une passion sans espoir,de supporter le mépris du monde, et de voir l’homme que vous avezété sur le point d’épouser marié à une autre femme qui prendplaisir à faire devant vous trophée de son triomphe.

– Écoutez-moi, Jane, et vous jugerezentre nous. Émilie s’arrêta un instant pour réunir les forcesnécessaires à l’accomplissement de la tâche pénible qu’elle s’étaitimposée, et raconta à sa sœur étonnée l’histoire de ses cruelschagrins. Elle n’affecta pas de cacher son attachement pourDenbigh, et avoua en rougissant que tous ses efforts avaient àpeine été capables d’imposer silence à son cœur. Elle conclut endisant :

– Vous voyez, Jane, si je n’ai pas aussimes peines. Vous voyez que, comme vous, j’ai été cruellementtrompée dans mes affections. Mais est-ce un motif pour me laisseraller à un sombre désespoir, et me rendre indigne des consolationsqu’il peut plaire à la Providence de me réserver ?

– Indigne ? oh non ! vousn’avez pas de reproche à vous faire, vous. Si M. Denbigh a eul’art de vous cacher sa perfidie, tout le monde a été sa dupe ainsique vous, et il a du moins fait un choix honorable, et vous pouvezregarder sans rougir celle qu’il vous a préférée. Mais moi, quelledifférence ! Je le sens, Émilie, je ne me consoleraijamais.

– Allons, Jane, du courage, lui dit sasœur avec la tendresse la plus touchante ; réunissons nosefforts pour adoucir mutuellement nos douleurs. J’ai besoin devotre amitié, ma sœur ; ne repoussez pas la mienne. Songez quenous avons des devoirs à remplir. Serons-nous assez égoïstes pourne songer qu’à nous seules ? Nous avons des parents, Jane, desparents dont le bonheur dépend de celui de leurs enfants. Pourquoidonc les affliger dans ce qu’ils ont de plus cher ? Pourquoine pas faire un effort sur nous-mêmes pour reprendre notre train devie habituel, et leur cacher du moins ce que noussouffrons ?

– Ah ! s’écria Jane, commentvoulez-vous que je paraisse de nouveau dans le monde, lorsque jesais que tous les yeux sont fixés sur moi avec une curiositémaligne, pour voir comment je supporte mon désappointement ?On ne vous soupçonne pas, vous, Émilie ; on ne connaît pasvotre situation. Il vous est facile d’affecter une gaieté que vousne ressentez pas.

– Je n’affecte point de gaieté, réponditÉmilie avec douceur ; mais n’y a-t-il point quelqu’un qui nousregarde, et dont le jugement est pour nous d’une tout autreimportance que celui du monde ? Nous avons été trompées toutesdeux, ma pauvre sœur, efforçons-nous du moins de n’être pascoupables.

– Je donnerais tout au monde pour quitterBath à l’instant même, s’écria Jane ; la ville, ses habitants,tout m’y est odieux.

– Soyons plus charitables, ma chère Jane,et ne rejetons pas sur tous les hommes les torts de quelques-unsd’entre eux.

Jane ne fut pas convaincue, mais cependantelle sortit plus calme de cet entretien. Émilie éprouvait aussi unesorte de soulagement d’avoir ouvert son cœur à son amie ; etdepuis ce moment les deux sœurs cherchèrent avec plusd’empressement les occasions de se trouver ensemble : lasympathie les avait rapprochées, et se prêtant un appui mutuel,elles éprouvaient moins de gêne et d’embarras dans les sociétés oùles convenances les obligeaient de paraître.

Malgré son courage et ses résolutions, Émiliene craignait rien tant que de revoir Denbigh. Ce fut donc avec leplus grand plaisir qu’elle apprit que lady Laura venait de partiravec son frère pour aller rejoindre le colonel chez son oncle, dontla santé continuait à donner de vives inquiétudes.

Mrs Wilson et Émilie soupçonnèrent que lacrainte de les rencontrer l’avait empêché de venir à Bath, comme ill’avait projeté, et elles lui surent gré du moins d’une délicatessedont Egerton ne paraissait pas susceptible. Il peut encore revenirsur ses erreurs et faire le bonheur de sa femme, se ditÉmilie ; puis tout à coup, sentant que l’image de Denbigh seprésentait à son imagination, entourée de toutes les vertusdomestiques, elle courut auprès de sa mère partager les soins duménage, pour échapper à des réflexions dont elle sentait tout ledanger.

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