Précaution

Chapitre 47

 

J’en conviens, le comte a bien joué son rôle auprès de vous :quel rôle jouera le mari ?

DrPERCY. Vieille ballade.

Mais le docteur Yves s’était trompé ;s’il avait pu voir les yeux brillants et la vive rougeur d’Émilie,et le sourire de bonheur qui animait la physionomie ordinairementpensive de Mrs Wilson, tandis que le comte leur donnait lamain jusqu’à leur voiture, le soir de l’heureuse découverte, le bondocteur aurait reconnu avec bien du plaisir que sa prédiction nes’était pas réalisée. En effet, apprendre après tant de chagrinsque Denbigh et Pendennyss étaient la même personne, c’était voircombler à la fois les vœux les plus chers de la nièce et de latante.

Après avoir placé les deux dames dans lavoiture, Pendennyss désirait et n’osait y monter avec elles,lorsque Mrs Wilson, voyant son embarras, lui dit :

– J’espère, Milord, que vous soupez avecnous.

– Mille remerciements, chèreMrs Wilson, s’écria-t-il en s’élançant dans la voiture quipartit aussitôt.

– Après l’explication de ce matin,Milord, dit Mrs Wilson, voulant écarter tous les doutes quiauraient pu rester encore dans l’esprit d’Émilie, et charméepeut-être de satisfaire sa propre curiosité, il serait inutile devous cacher notre désir de connaître quelques circonstances quinous paraissent inexplicables. Comment votre portefeuille setrouva-t-il donc chez Mrs Fitzgerald ?

– Chez Mrs Fitzgerald ! s’écriale comte étonné ; je le perdis dans un des salons deBenfield-Loge ; votre air sévère et le cruel refus d’Émilie mefirent supposer qu’il était tombé entre vos mains, et qu’il avaittrahi mon véritable nom : me serais-je trompé ?

Mrs Wilson lui expliqua alors pour lapremière fois les véritables motifs qu’Émilie avait cru avoir pourrefuser sa main, et elle lui raconta comment son portefeuille avaitété trouvé par Mrs Fitzgerald.

Le comte ne pouvait revenir de sa surprise,et, après avoir réfléchi quelques instants, il s’écria :

– Je me rappelle l’avoir tiré de ma pochepour montrer au colonel Egerton quelques plantes assez rares quej’avais recueillies ; je croyais l’avoir posé sur une tablequi était près de nous, et quelques instants après, m’apercevantque je l’avais perdu, je retournai à l’endroit où je pensaisl’avoir laissé, mais il n’y était plus : une case de ceportefeuille contenait quelques lettres que Marianne m’avaitadressées sous mon véritable nom, et je dus croire que vous lesaviez vues.

Mrs Wilson et Émilie furent frappées enmême temps de l’idée qu’Egerton était le perfide qui leur avaitcausé, ainsi qu’à Mrs Fitzgerald, tant de chagrins etd’inquiétudes, et elles firent part au comte de leurs soupçons.

– Rien de plus probable !s’écria-t-il, frappé du même trait de lumière ; de là sansdoute l’inquiétude qui se peignit dans ses regards la première foisqu’il me vit, et la répugnance évidente qu’il éprouvait à serencontrer avec moi. Quoique la voiture dans laquelle il setrouvait l’ait caché à mes yeux, il doit nécessairement m’avoir vu,lorsque j’eus le bonheur de délivrer sa victime.

Ces conjectures leur parurent les plusvraisemblables, et ils quittèrent ce pénible sujet pour en traiterde plus agréables, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte del’hôtel de sir Edward.

– Mon maître !… écoutez… mon maître,s’écria Peter Johnson qui regardait par la fenêtre de la chambre deBenfield, en remuant, pour le refroidir, un potage au gruau, qu’ilvenait de préparer pour le souper du vieux gentilhomme. Il avançaitla tête le plus possible, et il pouvait à peine en croire ses yeuxde soixante-dix ans et la lueur vacillante des réverbères quiéclairaient la cour.

– Non, je ne me trompe pas, c’est bienM. Denbigh qui donne la main à miss Emmy pour l’aider àdescendre de voiture, et qui est accompagné de deux laquais dans laplus riche livrée.

La cuillère tomba des mains deM. Benfield ; il se leva avec vivacité et prit le bras del’intendant pour se rendre au salon. Pendant ce court trajet ilcherchait à tromper son impatience et celle de Peter par quelquesphrases que la rapidité de sa marche rendait à peineintelligibles.

– M. Denbigh !… quoi ! deretour ! Je croyais que cet étourdi de John ne parviendraitjamais à le rejoindre ; et qu’il avait abandonné Emmy pourtoujours. Ici M. Benfield se rappela le mariage de Denbigh, etajouta en soupirant :

– Mais à présent, Peter, que peut-ilvenir faire ici ? Je me rappelle que lorsque mon ami le comtede Gosford… Mais il fut arrêté de nouveau par le souvenir de latable de jeu et de la vicomtesse, et il termina par cesmots :

– Mais pressons-nous d’arriver, Peter, etnous verrons bientôt ce qui en est.

– Monsieur Denbigh ! s’écria sirEdward étonné en le voyant entrer dans le salon avecMrs Wilson et Émilie, soyez le bienvenu au milieu de vosanciens amis ; votre départ précipité nous a fait bien de lapeine, mais, depuis que nous connaissons lady Laura, nous nepouvons nous étonner que vous nous ayez quittés pour elle.

Le bon sir Edward soupira en pressant la mainde celui qu’il avait espéré nommer son fils.

– Ni lady Laura, ni toute autre dame quemiss Émilie n’aurait pu me forcer à m’éloigner de vous, s’écria lecomte avec gaieté ; ses rigueurs seules m’ont contraint à laretraite, et j’espère qu’elle est prête non seulement à avouer sestorts, mais même à les réparer.

John, qu’il avait instruit du refus de sasœur, et qui se rappelait encore avec humeur la manière dontDenbigh lui avait échappé, fut indigné de l’entendre s’exprimeravec une légèreté aussi inconvenante, qu’il ne se permettait sansdoute qu’en qualité d’homme marié, et l’interrompit endisant :

– Votre serviteur, monsieurDenbigh ; j’espère que lady Laura se porte bien.

Denbigh comprit la cause du sombre regard queJohn jetait sur lui, et il lui répondit très gravement :

– Votre serviteur, monsieur JohnMoseley ; lady Laura se porte bien, du moins je l’espère, carelle est en ce moment au bal avec son mari.

John jeta un regard perçant sur le comte, sursa tante, puis sur Émilie ; un sourire malin animait leursphysionomies. La rougeur d’Émilie, les yeux brillants et pleins defeu du jeune homme, l’air de satisfaction répandu sur les traits desa tante, tout lui dit qu’il se passait quelque chosed’extraordinaire, et, cédant à son ancienne amitié pour Denbigh, ilprit la main que lui présentait Pendennyss, en s’écriant :

– Denbigh ! je vois… je sens qu’il ya entre nous quelque mystère incompréhensible… ; noussommes…

– Nous sommes frères ! interrompitle comte avec feu. Sir Edward, chère lady Moseley, j’implore votrepardon ; je suis un fourbe, un imposteur : lorsque vouspensiez exercer l’hospitalité envers George Denbigh, celui que vousreceviez avec tant de bonté était le comte de Pendennyss.

– Le comte de Pendennyss ! s’écrialady Moseley enchantée, en voyant s’ouvrir devant Émilie uneperspective de bonheur qu’embellissaient encore à ses yeux le ranget la fortune ; est-il possible, ma chère Charlotte, que cesoit votre ami inconnu ?

– Lui-même, Anne, répondit la veuve ensouriant, et il est coupable d’une petite trahison qui rapproche unpeu la distance entre nous, puisqu’elle nous prouve qu’il est sujetaux faiblesses de l’humanité. Mais la supercherie est découverte,et j’espère que sir Edward et vous, vous ne le recevrez passeulement comme un comte, mais comme le fils le plus tendre.

– Et ce sera avec bien plus dejoie ! s’écria le baronnet avec énergie : fût-il prince,pair ou mendiant, il est le sauveur des jours de mon enfant, etcomme tel, il sera toujours le bienvenu !

En ce moment la porte s’ouvrit lentement, etBenfield parut. Pendennyss n’avait pu oublier les bontés dont levieux gentilhomme avait voulu le combler ; il courut à lui, etlui exprima tout le plaisir qu’il éprouvait à le revoir.

– Je me rappellerai toujours avec unevive reconnaissance la lettre si touchante que l’honnête Peter vintm’apporter de votre part, dit le comte, et je regrette bienmaintenant qu’un sentiment de honte m’ait porté à répondre silaconiquement à tant de bienveillance ; mais, ajouta-t-il ense tournant vers Mrs Wilson, je ne savais comment écrire unelettre en forme ; je craignais de signer mon véritable nom, etje n’osais plus me servir de celui auquel je croyais devoir madisgrâce.

– Monsieur Denbigh, réponditM. Benfield, je suis charmé de vous voir. Il est vrai que dansdes temps plus heureux je vous envoyai Peter ; je l’avaischargé d’un message pour vous, mais tout est fini maintenant. Et levieillard soupira.

– Peter, bien heureusement, a échappé auxdangers que présente cette ville maudite, et si vous êtes heureux,je suis content. Je me rappelle que lorsque le comte de…

– Le comte de Pendennyss, dit celui-ci enl’interrompant doucement, s’est permis de profiter, sous un nomsupposé, de l’hospitalité que lui avait offerte le plus respectabledes hommes, pour chercher à connaître à fond le caractère d’unefemme charmante, qu’il n’a trouvée que trop parfaite pour lui, etqui veut bien lui pardonner ses torts et le rendre non seulement leplus heureux des hommes, mais encore le neveu deM. Benfield.

Pendant ce discours, le vieil oncle avaitmanifesté la plus vive émotion ; ses yeux erraient de l’un àl’autre, jusqu’à ce qu’il vit Mrs Wilson près de lui, quisouriait de sa surprise. Du doigt il lui désigna le comte, car ilse sentait incapable de parler, et elle répondit à son appel en luidisant seulement :

– Oui, Monsieur, c’est lordPendennyss.

– Ah ! chère Emmy… ;voulez-vous… voulez-vous l’épouser ? dit M. Benfieldcherchant à contenir son attendrissement et pouvant à peineparler.

Émilie, touchée de l’affection de son oncle,mit avec franchise, mais non sans rougir, sa main dans celle ducomte, qui la pressa vivement contre ses lèvres à plusieursreprises.

M. Benfield se laissa tomber dans unfauteuil, et, ne pouvant résister aux sentiments qui l’agitaient,il fondit en larmes.

– Peter, dit-il enfin, je puis mourir enpaix ; je verrai ma chère Emmy heureuse, et elle aura soin detoi quand je ne serai plus.

Émilie, vivement affectée, se jeta dans lesbras de ce bon oncle, et ses larmes se mêlèrent aux siennes.

Jane ne sentit pas le plus léger mouvementd’envie du bonheur de sa sœur ; elle se réjouit au contraireavec toute la famille de l’heureux avenir qui s’ouvrait devantelle, et ils se mirent à table pour souper, formant le cercle leplus heureux que pût contenir la vaste enceinte de la capitale.Quelques mots suffirent pour expliquer la méprise à laquelle avaitdonné lieu le changement de nom du comte, jusqu’à ce qu’il eût letemps de leur expliquer les motifs qui pouvaient l’excuser.

– Lord Pendennyss, dit sir Edward en seversant un verre de vin et en faisant passer la bouteille à laronde, je bois à votre santé, à votre bonheur et à celui de machère Émilie.

Le toast fut porté par toute la famille ;le comte répondit par les plus vifs remerciements, et Émilie par sarougeur et de douces larmes.

C’était une occasion que ne pouvait laisseréchapper l’honnête intendant, à qui son attachement pour son maîtreet ses longs services donnaient le privilège, dont il n’abusaitjamais, de se mêler quelquefois à la conversation. Il s’approcha dubuffet, se versa un verre de vin d’un air délibéré, et, s’avançantprès d’Émilie, après lui avoir fait un salut respectueux, ilcommença le discours suivant :

– Chère miss Emmy, permettez-moi de boireaussi à votre santé, et de souhaiter que vous viviez pour faire lebonheur de votre honorable père et de votre honorable mère, de moncher et honorable maître, et de Mrs Wilson. Peter s’arrêta unmoment pour s’éclaircir la voix, jeta un coup d’œil rapide autourde la table pour être sûr de n’oublier personne, etcontinua :

– Pour faire celui de M. JohnMoseley, de la douce Mrs Moseley, et de la charmante miss Jane(Peter avait vécu trop longtemps dans le monde pour complimenterune jolie femme sans donner aussi un petit coup d’encensoir àcelles qui se trouvaient présentes), et de lord Denbigh, comte de…comte de… ; je ne puis me rappeler son nouveau nom, et… Peters’arrêta un instant, puis, faisant un nouveau salut, il porta leverre à ses lèvres ; mais avant d’avoir bu la moitié de cequ’il contenait, il se recueillit un moment, et le remplissant denouveau jusqu’au bord, en souriant de son oubli, ilreprit :

– Et du révérend docteur Yves.

Pour le coup il fut interrompu par un bruyantéclat de rire que John retenait depuis longtemps ; et, aprèss’être assuré qu’il ne lui restait personne à nommer, il vida sonverre d’un seul trait. Soit qu’il fût content de son éloquence, ouqu’il se félicitât d’être sorti à son honneur d’un aussi longdiscours, l’intendant paraissait très satisfait de lui-même, et ilse retira derrière le fauteuil de son maître d’un airrayonnant.

Émilie se retourna pour le remercier, et elleremarqua, avec autant d’attendrissement que de reconnaissance,qu’une larme brillait dans les yeux du vieillard. Cette preuved’affection aurait fait pardonner mille infractions à une étiquettepuérile et minutieuse.

Pendennyss se leva, et, lui prenant la main,il le remercia aussi de ses bons souhaits.

– Je vous dois beaucoup, monsieurJohnson, pour les deux voyages que vous avez entrepris pour moi, etcroyez que je n’oublierai jamais la manière dont vous vous êtesacquitté de votre dernière mission. J’espère que nous sommes amispour la vie.

– Oh ! c’est trop de bonté… VotreHonneur m’accable, dit Peter pouvant à peine articuler une parole.J’espère que vous vivrez longtemps, pour rendre la chère miss Emmyaussi heureuse… aussi heureuse qu’elle mérite de l’être.

– Mais réellement, Milord, dit John,remarquant que l’attachement du bon intendant touchait Émiliejusqu’aux larmes, et désirant faire diversion à une scène quicommençait à devenir trop attendrissante, n’est-il pas biensingulier qu’en descendant de diligence, les quatre voyageurs sesoient rencontrés à votre hôtel ? Et il expliqua ce qu’ilvoulait dire au reste de la compagnie.

– Pas autant que vous pourriez le croire,répondit Pendennyss : vous et Johnson vous me cherchiez ;lord Henry Stappleton s’était engagé à me joindre le même soir àl’hôtel, pour me conduire à la noce de sa sœur ; tous nosarrangements étaient pris par lettres, et le général Maccarthy mecherchait aussi pour des affaires relatives à sa nièce, dona Julia.Il avait été à Annerdale-House, et mes domestiques lui avaient ditque j’étais à l’hôtel. Cette première visite ne fut pas tout à faitaussi amicale que celle qu’il me fit depuis dans le comté deCaernarvon. Pendant mon séjour en Espagne, j’avais vu le comte,mais jamais le général. La lettre qu’il me remit était del’ambassadeur espagnol : Son Excellence m’annonçait qu’elleallait réclamer Mrs Fitzgerald auprès du gouvernement, etm’engageait à ne point chercher à entraver ses démarches.

– J’espère que vous l’avez refusé !s’écria Émilie.

– Non pas refusé, car cela n’était pasnécessaire, répondit le comte en souriant de sa vivacité, tandisqu’il admirait le zèle qu’elle mettait à servir son amie. Leministère ne possède pas un pouvoir dont il pourrait faire un usagesi dangereux ; mais je fis entendre clairement au général queje m’opposerais à toutes mesures violentes qui auraient pour but dela ramener dans son pays et de la renfermer dans un couvent.

– Votre Honneur… Milord, dit Peter quiavait écouté avec une grande attention, oserais-je vous demander lapermission de vous faire deux questions ?

– Expliquez-vous, mon bon ami, ditPendennyss avec un sourire d’encouragement.

– Je voudrais savoir, continual’intendant après avoir toussé pour se donner le temps derassembler ses idées, si vous restâtes dans la même rue après avoirquitté l’hôtel, car M. John Moseley et moi nous étions d’uneopinion différente sur ce sujet.

Le comte sourit, et, voyant l’expression demalice qui se peignait sur les traits de John, ilrépondit :

– Je vous dois une excuse, Moseley, pourvous avoir quitté aussi brusquement ; mais quevoulez-vous ? rien ne rend lâche comme une consciencecoupable. Je vis que vous ignoriez encore mon changement de nom, etje craignais autant de persister dans ma supercherie que d’êtremoi-même le premier à vous l’apprendre. Vraiment, continua-t-il enadressant un doux sourire à Émilie, je pensais que le jugement quevotre sœur me paraissait avoir porté sur ma conduite devait êtreconfirmé par tous ses amis. Je sortis de Londres au point du jour.Johnson, quelle est votre seconde question ?

– Milord, dit Peter un peu désappointé envoyant qu’il s’était trompé sur la première, cette langue étrangèreque parlait Votre Honneur…

– C’était de l’espagnol, dit lecomte.

– Et non du grec, Peter, lui dit sonmaître gravement : je me doutais bien, d’après quelques motsque vous aviez essayé de me répéter, que vous aviez fait quelqueerreur. Mais que cela ne vous chagrine pas, mon bon ami, car jeconnais plusieurs membres du parlement de ce royaume qui ne saventpoint parler le grec, du moins couramment. Ainsi un serviteur nedoit point rougir de ne pas l’entendre.

Un peu consolé de savoir qu’il était à peuprès aussi avancé que les représentants de son pays, Peterretournait à son poste ordinaire, lorsque le fracas des voituresannonça que l’opéra était fini. Le comte prit congé de ses amis, etla famille se sépara.

Dès qu’Émilie se trouva seule, elle se mit àgenoux, et l’encens d’un cœur innocent et pur s’élevait vers celuiqui lui rendait le bonheur. Aucun nuage ne venait troubler safélicité ; l’amour, l’estime et la reconnaissance, seréunissaient pour la rendre heureuse.

Le lendemain matin de bonne heure, le comte etlady Marianne arrivèrent chez sir Edward. Toute la famille lesreçut avec autant de cordialité que de plaisir, et ils oublièrent,en se trouvant ensemble, l’étiquette inutile du grand monde.

Dès le premier moment, Émilie s’était sentieentraînée vers lady Marianne, et ce sentiment provenait sans doutede celui qu’elle avait pour son frère ; mais dès qu’elle putapprécier le caractère doux, aimant et sensible, de celle quiallait devenir sa sœur, elle l’aima pour elle-même et bientendrement.

Les appartements où recevait lady Moseley secomposaient de plusieurs salons magnifiques qui se communiquaient.Le désir d’en visiter le superbe ameublement, ou toute autre raisonaussi importante, engagea le comte à entrer dans celui qui touchaitau parloir, où la famille était rassemblée.

Nous ne doutons pas non plus que ce ne fût lacrainte de se perdre dans une maison qu’il ne connaissait pas, quiforça Pendennyss à demander tout bas à Émilie de vouloir bien l’yaccompagner. Elle le conduisit en rougissant, et John dit à Graceavec un sourire malin :

– Que Pendennyss va s’amuser à admirerles tentures et les ameublements choisis par notre mère.

À peine avait-on eu le temps de s’apercevoirde leur absence, que le comte reparut d’un air rayonnant, et prialady Moseley et Mrs Wilson de le suivre. Un instant après sirEdward les joignit aussi, ensuite Jane, puis Grace etMarianne ; enfin John commença à croire qu’un tête-à-tête avecM. Benfield serait l’unique plaisir qu’il devait espérer detoute la matinée.

Bientôt Grace rentra, et la curiosité de Johnfut satisfaite. Il apprit avec la joie la plus vive que la noced’Émilie était fixée à la semaine suivante.

Pendant l’entrevue qui venait d’avoir lieu,lady Marianne, témoin des transports que les deux amants faisaientéclater, assura à sir Edward que son frère lui paraissait sichangé, qu’elle pouvait croire à peine que le jeune homme qu’ellevoyait ivre d’amour et de bonheur fût celui qu’elle avait trouvé sitriste et si taciturne pendant le temps qu’elle avait passé aveclui dans le pays de Galles.

Un exprès fut envoyé au docteur Yves et àleurs amis de B***, pour les engager à venir assister à la noced’Émilie, et lady Moseley, au comble de la joie, commença tous lespréparatifs nécessaires, heureuse de pouvoir enfin s’abandonnerlibrement à son goût pour le luxe et la magnificence.

En pensant à la grande fortune de Pendennyss,M. Benfield était contrarié de ne pouvoir contribuer en aucunemanière au bonheur d’Émilie.

Cependant, grâce aux combinaisons savantes dePeter et de son maître, un quinzième codicille fut ajouté autestament de ce dernier, portant qu’il désirait que le second filsqui naîtrait du mariage de Pendennyss et d’Émilie fût appeléRoderic Benfield Denbigh, et qu’il lui léguait vingt mille livressterling en qualité de parrain.

– Et j’ose dire que ce sera un charmantenfant, dit Peter en remettant le testament dans la case où ilreposait depuis bien des années. Je ne crois pas, Votre Honneur,avoir jamais vu un plus beau couple, excepté… L’imagination dePeter lui représentait dans ce moment le contraste agréable que sataille svelte et élancée eût pu faire avec la tournure rondelettede Patty Steele.

– Oui, ils sont aussi beaux qu’ils sontbons, répondit son maître. Je me rappelle que, lorsque le présidentdu parlement épousa sa troisième femme, le monde disait :

– C’est le plus beau couple de la cour.Mais mon Emmy et le comte sont encore bien mieux. Oh ! PeterJohnson, ils sont jeunes, ils sont riches, ils s’aimenttendrement ; mais après tout, à quoi cela leur servirait-ilsans la bonté ?

– La bonté ! s’écria l’intendantétonné ; mais ils sont aussi bons que les anges.

La vue de lady Juliana, joueuse et acariâtre,avait porté un rude coup aux idées de M. Benfield sur laperfectibilité humaine, et il se contenta de répondre avecdouceur :

– Oui, oui, Peter, aussi bons que lecomporte la faiblesse de notre nature.

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