Précaution

Chapitre 11

 

Sicet inconnu s’enveloppe du mystère, qui pourra croire à safranchise ? Je veux enfin une explication. Qu’est-il ?d’où vient-il ? A-t-il promis de dire au moins sonnom ?

DRYDEN.

Mrs Wilson avait permis à Émilie dedonner une semaine à sa sœur, après s’être assurée que Denbighétait à domicile chez le docteur Yves, et qu’ainsi il n’était pasprobable que ses visites chez Francis fussent plus fréquentes quecelles qu’il faisait au château, où il était toujours reçu avecplaisir, tant pour lui-même que comme ami du docteur Yves.

À la fin de cette semaine, qui s’écoula sivite, Émilie revint et ramena avec elle les nouveaux mariés. Unsoir que toute la famille était réunie, et que chacun se livrait deson côté aux amusements qu’il préférait, M. Haughton entradans le salon à une heure à laquelle il n’était pas dans l’habitudede faire ses visites. Il jeta son chapeau sur une chaise, et, aprèss’être informé de la santé de ses amis, il commença en cestermes :

– Vous êtes surpris, n’est-ce pas, de mevoir à une pareille heure, et vous supposez qu’il a fallu de gravesmotifs pour m’amener si tard, même chez des amis. Vous ne voustrompez pas, et vous allez en juger vous-mêmes. Voilà quinze grandsjours que Lucy tourmente sa mère pour qu’elle m’engage à donner unbal ; la mère n’a pu résister à sa fille, et moi je n’ai purésister à ma femme : le bal est résolu. À peine ai-je eulâché le consentement fatal, qu’on ne m’a pas laissé un moment derepos. Il m’a fallu me mettre en campagne à l’instant même pourfaire les invitations, et me voilà ! Ma femme a appris qu’ilvenait d’arriver un régiment d’infanterie à la caserne qui est àquinze milles d’ici, et demain je dois m’y rendre pour recruterparmi les officiers ; car il nous faut des cavaliers avanttout. Pour les demoiselles, elles ne manquent jamais dans cessortes d’occasions.

– Eh ! eh ! mon vieil ami,s’écria le baronnet, savez-vous que voilà un retour dejeunesse ?

– Non, sir Edward : mais ma filleest jeune, et la vie est semée de tant d’épines, que je veuxqu’elle s’amuse tandis qu’elle n’en connaît encore que les fleurs,dussé-je même en éprouver quelque incommodité ; les soucis,les contrariétés viennent toujours assez vite ; qu’elle lesignore du moins le plus longtemps possible.

– Et pour cela c’est à la danse que vousavez recours ? dit Mrs Wilson ; croyez-vous ce moyenbien efficace ?

– Mais vous-même, Madame, est-ce que vousdésapprouvez la danse ? demanda M. Haughton qui avaitbeaucoup d’égards pour ses opinions.

– Mais pas précisément. La danse est unplaisir assez innocent en soi-même, pourvu qu’on n’en fasse pas uneétude. C’est un amusement dont je ne voudrais pas priver les jeunespersonnes : un bal a tant d’attraits pour elles !Pourquoi faut-il qu’il ait aussi ses dangers ! Quel est votreavis, monsieur Yves ?

– Sur quoi, ma chère dame ? réponditle docteur préoccupé.

– Sur la danse.

– Oh ! que les filles dansent, sicela les amuse !

– Parbleu ! je suis charmé de vousentendre parler ainsi, docteur, s’écria M. Haughton ; jecroyais vous avoir entendu conseiller à votre fils de ne jamaisdanser.

– Je le lui ai conseillé en effet. Il y adans la danse une légèreté artificielle qui me semble incompatibleavec la dignité de l’homme. Que sera-ce si cet homme appartient auclergé ? Lui qui doit servir d’exemple, qui se doit toutentier à ses nobles occupations, doit-il se permettre un amusementprofane, et risquer ainsi de perdre la considération dont il abesoin pour remplir efficacement les devoirs de sonministère ?

– J’espérais, docteur, que vous-même vousme feriez l’amitié de venir assister à une petite fête sansconséquence, dit M. Haughton en hésitant.

– Et je le ferai avec plaisir, si vous ledésirez, mon cher voisin ; il m’en coûterait beaucoup plus derefuser un ancien ami, que de me montrer une fois à un bal aussiinnocent que le sera le vôtre. Et il lui serra affectueusement lamain.

M. Haughton qui commençait à s’effrayerdes attaques du docteur, fut charmé de cette conclusion inattendue,et déposant un paquet de billets d’invitation sur la table, il priasir Edward de lui amener toute sa société, et le quitta pour allercontinuer sa tournée chez les autres personnes de saconnaissance.

– Aimez-vous la danse, missMoseley ? demanda Denbigh à Émilie, qui, assise devant unetable à ouvrage, faisait une bourse à son père.

– Oh ! oui, beaucoup ! ledocteur n’a pas parlé de nous autres filles, voyez-vous ; ilpense apparemment que nous n’avons pas de dignité à compromettre,répondit Émilie avec enjouement, et en jetant un regard malin surle ministre.

– Les conseils sont généralement assezmal reçus des jeunes personnes, lorsqu’ils ne sont pas d’accordavec leur plaisir, dit le docteur qui l’avait entendue, commec’était bien l’intention d’Émilie.

– Est-ce que sérieusement vousdésapprouvez la danse, sans restriction ? demandaMrs Wilson.

– Sans restriction ? non, Madame, jene porte pas l’intolérance à ce point. Qu’on danse modérément etpour s’amuser, comme votre chère Émilie, rien de mieux ; c’estun délassement agréable que je ne saurais blâmer, que jeconseillerais même au besoin ; mais qu’on porte l’amour de ladanse jusqu’à la fureur, qu’on aille au bal comme la plupart de vosbelles dames, non pour danser, mais pour médire, mais pourcritiquer, et faire assaut de malice et de coquetterie ; voilàce que je ne saurais souffrir, et ce qui, par moments, me faitprendre la danse en horreur.

Denbigh depuis quelques minutes semblaitplongé dans ses réflexions. Tout à coup il se tourna vers lecapitaine, qui regardait une partie d’échecs entre Jane et lecolonel ; car depuis peu Jane avait pris les échecs enpassion, et il lui demanda quel était le régiment qui venaitd’arriver en garnison à F***, et dont M. Haughton devait allerinviter les officiers à son bal.

Le capitaine le lui apprit, et quoiqu’il luieût répondu d’un ton assez grossier, ton qui du reste lui étaithabituel, Denbigh le remercia ; il quitta son air soucieux, ets’approchant d’Émilie, il lui dit en hésitant un peu :

– J’ai une requête à présenter à missMoseley qu’elle trouvera peut-être bien hardie.

Émilie leva les yeux de dessus son ouvrage etregarda Denbigh, comme pour l’engager à s’expliquer.

– Voudra-t-elle bien, ajouta-t-il, mefaire l’honneur de danser la première contredanse avecmoi ?

– Très volontiers, monsieur Denbigh,répondit Émilie en riant ; car, au ton solennel qu’il avaitpris, elle avait une sorte d’appréhension qu’elle était charmée devoir dissipée ; très volontiers ; mais rappelez-vous bience qu’a dit le docteur : gare à votre dignité !

On apporta les journaux de Londres, et lesamateurs de politique s’en emparèrent pour les parcourir. Lecolonel replaça les échecs pour une seconde partie, et Denbighreprit sa place entre la tante et la nièce.

Le ton, les manières de ce jeune homme,étaient telles qu’eussent pu les désirer le goût et le jugement leplus sévère ; ses qualités attachantes lui gagnaientinsensiblement le cœur de tous ceux qui le connaissaient, etMrs Wilson remarquait avec un peu d’inquiétude qu’Émiliecédait comme les autres à l’espèce d’attraction qu’il semblaitexercer.

Elle avait la plus grande confiance dans ledocteur Yves ; mais il était l’ami de Denbigh, et il lejugeait peut-être avec partialité ; de plus, le bon ministrene pouvait pas voir un prétendant à la main d’Émilie dans tous lesjeunes gens qu’il présentait au baronnet, et ce n’était que sous cepoint de vue que Mrs Wilson les traitait avec une justice sisévère.

Elle n’avait vu que trop souvent les fatalesconséquences qui étaient résultées de s’en être rapporté àl’opinion des autres, et les suites des liaisons forméestémérairement sous de tels auspices, pour n’être pas décidée à nese fier qu’à son propre jugement, surtout lorsqu’il s’agissait dubonheur de sa chère Émilie. D’ailleurs elle pensait quelquefois quela bienveillance générale du docteur Yves le portait à voir d’unœil trop indulgent les travers du genre humain, et, malgré soncaractère aimant et doux, Mrs Wilson n’oubliait jamais quedéfiance est mère de sûreté.

En conséquence, elle se détermina à avoir leplus tôt possible une explication avec le docteur, et à se conduired’après ce qu’elle apprendrait par lui. Chaque jour lui fournissaitune preuve nouvelle du danger de négliger un devoir si importantdans l’intimité toujours croissante de Jane et du colonelEgerton.

– Voyez, ma tante, dit John en luimontrant un des journaux ; voilà un paragraphe qui est relatifà votre jeune favori, notre loyal et bien-aimé cousin, le comte dePendennys.

– Lisez-le-moi, mon ami, ditMrs Wilson avec un intérêt que ce nom ne manquait jamaisd’exciter en elle.

« Nous avons remarqué aujourd’huil’équipage de lord Pendennys devant la porte d’Annerdale-House, eton nous assure que le noble comte revient de Bolton-Castle dans leNorthamptonshire. »

– Voilà un fait très intéressant, dit lecapitaine Jarvis d’un ton de sarcasme ; le colonel Egerton etmoi nous avons été jusqu’au château lui rendre visite ; maisnous avons appris qu’il était retourné à Londres.

– Le noble caractère du comte, laréputation qu’il s’est acquise, dit le colonel, lui donnent droitplus encore que son rang à nos attentions, et c’est sous ce rapportque nous avions voulu le prévenir.

– Mon frère, dit Mrs Wilson, vous meferiez grand plaisir d’écrire à Sa Seigneurie pour l’engager àquitter avec nous toute cérémonie ; maintenant que nous avonsla paix il viendra quelquefois à Bolton-Castle ; mais lepropriétaire en est si souvent absent que, si vous n’engagez paslord Pendennys à venir nous rendre visite lorsqu’il ne trouvera passon parent, nous devons renoncer à le voir jamais.

– Vous l’attendez donc tout exprès pourlui faire épouser Émilie ? s’écria John, s’asseyant en riantauprès de sa sœur.

Mrs Wilson sourit à une observation quilui rappelait le vœu romanesque et secret de son cœur ; et,comme elle relevait la tête pour répondre à John sur le même ton,elle rencontra les yeux de Denbigh fixés sur elle avec uneexpression qui confondit toutes ses idées, et elle garda lesilence.

– Il y a quelque chose d’incompréhensibledans ce jeune homme, pensa la veuve ; et, remarquant que ledocteur Yves prenait le chemin de la bibliothèque, elle le suivitsans affectation.

Comme ils avaient de fréquentes conversationssur les abondantes aumônes que faisait Mrs Wilson, et dont lebon ministre était souvent le dispensateur, leur sortie n’excitaaucune surprise, et ils passèrent ensemble dans labibliothèque.

– Docteur, dit Mrs Wilson,impatiente d’en venir au but, vous connaissez ma maxime :« Qu’il vaut mieux prévenir le mal que de le guérir.« Votre jeune ami est bien aimable, et par conséquent biendangereux…

– Est-ce vous que ce danger menace ?demanda le docteur en souriant.

– Pas tout à fait, répondit-elle sur lemême ton ; et s’asseyant elle continua :

– Oserai-je vous demander ce qu’il est,et ce qu’était son père ?

– Le père s’appelait George Denbigh,répondit le docteur gravement ; le fils porte le même nom.

– Ah ! docteur, je suis presquetentée de regretter que Francis n’ait pas été une fille ; vouscomprendriez ce que je désire savoir.

– Eh bien ! ma chère dame,adressez-moi vos questions par ordre, et j’y répondrai de monmieux.

– Que pensez-vous de sesprincipes ?

– Ses principes sont bons ; toutesses actions, celles du moins qui sont venues à ma connaissance,émanent du jugement le plus juste et du cœur le plus pur ; etla piété filiale, ajouta-t-il en essuyant une larme, m’a toujoursparu l’indice certain de toutes les autres vertus.

– Et son caractère, sesinclinations ?

– Son caractère ? il sait lemaîtriser ; ses inclinations ? elles sont telles quepourrait le désirer le père le plus rigide.

– Et sa famille, ses relations ?

– Elles sont très convenables,répondit-il en souriant.

Elle ne demanda pas si Denbigh avait de lafortune, puisqu’elle comptait donner toute la sienne àÉmilie ; et, après avoir remercié son vieil ami,Mrs Wilson sortit de la bibliothèque beaucoup plus tranquille,et décidée à laisser aller les choses, sans toutefois se départirde son système d’observation.

En rentrant au salon, Mrs Wilson vitDenbigh s’approcher du colonel, et entrer en conversation aveclui ; c’était la première fois qu’ils échangeaient d’autresmots que ceux qu’exige la plus stricte honnêteté, et ce dernierparaissait évidemment mal à son aise, tandis qu’au contraire soncompagnon semblait désirer se rapprocher de lui.

Il y avait entre ces jeunes gens quelque chosede mystérieux et d’inexplicable, qui intriguait fort la bonnetante, et sa défiance naturelle lui faisait craindre que l’un oul’autre ne fût pas entièrement exempt de blâme.

Ils ne pouvaient pas avoir eu de querelle,puisqu’ils ne se rappelaient point réciproquement leurs noms ;mais ils avaient tous deux servi en Espagne ; peut-êtres’étaient-ils livrés aux excès dont les militaires se rendent tropsouvent coupables en pays étranger et craignaient-ils qu’uneindiscrétion ne vint leur faire perdre une estime usurpée.Cependant, dans cette supposition, ils devraient s’entendre et nonse désunir. Ce que venait de lui dire le docteur Yves la rassuraitun peu du côté de Denbigh ; elle tâcha de reporter ses idéessur des sujets plus agréables, en se disant que ses craintes neprenaient peut-être leur source que dans son imagination.

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