Précaution

Chapitre 10

 

J’entends déjà le bruit des roues de leur char. À cette courserapide, jugez de leur impatience. Les voilà : donnez le signalde la fête.

BENJOHNSON.

Les premières voitures qui s’arrêtèrent devantla porte du presbytère de Bolton le lendemain furent celles de Mrs.Wilson et du baronnet.

– Merci, merci, mon cher beau-frère, criaÉmilie à Francis, qui, pour seconder son impatience, ouvraitlui-même la portière de la voiture ; et l’instant d’après elleétait dans les bras de Clara. Les deux sœurs se tinrent étroitementembrassées pendant quelques minutes ; enfin Émilie leva sesyeux humides de pleurs, et la première personne qu’elle aperçut futDenbigh, qui se tenait discrètement à l’écart pour ne point gênerles doux épanchements d’une amitié qui se fût contrainte devant untiers.

Jane et sa tante, suivies de miss Chatterton,entrèrent alors, et Clara reçut successivement les félicitations deses amis.

Pendant ce temps les personnes de la secondevoiture étaient descendues ; c’étaient le baronnet et sonépouse, M. Benfield et lady Chatterton. Clara courut à laporte pour les recevoir, la figure rayonnante de joie et son braspassé sous celui d’Émilie.

– Je vous félicite, Mrs Francis…Lady Moseley oublia le compliment qu’elle avait préparé, et fondanten larmes, elle la pressa tendrement sur son sein.

– Clara, ma chère enfant ! lui ditle baronnet en s’essuyant les yeux et en l’embrassant à son tour.Puis, serrant la main de Francis, il entra dans le salon.

– Mais, en vérité, vous êtes fort bienlogée, dit la douairière après avoir embrassé sa cousine ; unjardin, des serres chaudes… tout cela est à merveille, et sirEdward dit que la cure rapporte cinq cents livres sterling.

– Eh bien ! mon enfant, il vousrevient un baiser, n’est-ce pas ? dit M. Benfield enmontant lentement les marches du vestibule. C’est l’ancien usage,et j’y tiens. On ne s’embrasse plus guère aujourd’hui, maisautrefois !… Je me rappelle qu’au mariage de mon ami, lordGosford, en l’an 58, toutes les demoiselles, toutes, jusqu’auxbonnes et aux femmes de chambre, furent embrassées chacune à leurtour. Lady Juliana était toute jeune alors tout au plus quinzeans : ce fut là que je l’embrassai pour la première fois.Allons, venez m’embrasser, mon enfant. Et il continua en sedirigeant vers la salle :

– Le mariage était alors une affaire trèssérieuse ; c’était une grande privauté que de voir seulementla main d’une dame, et plus d’une fois… Eh ! qui est là ?dit-il en s’arrêtant tout court, et en regardant fixe Denbigh, quidans ce moment s’approchait d’eux.

– C’est M. Denbigh, Monsieur, ditClara ; et elle ajouta en se tournant vers Denbigh :

– Je vous présente mon oncle,M. Benfield.

– Avez-vous connu, Monsieur, ungentilhomme du même nom que vous, qui siégea au parlement en l’an60 ? demanda M. Benfield. Il examina le jeune homme despieds à la tête, et il ajouta :

– Vous ne lui ressemblez pasinfiniment.

– Cette connaissance daterait d’un peuloin pour moi, dit Denbigh avec un sourire, et il offritrespectueusement de prendre la place de Clara, qui lui donnait lebras d’un côté, tandis que de l’autre M. Benfield s’appuyaitsur Émilie. Le bon vieillard avait une aversion particulière pourles étrangers, et Émilie tremblait qu’il ne prît mal cettepolitesse, et qu’il n’y répondît un peu rudement ; mais, aprèsavoir considéré de nouveau Denbigh pendant quelques minutes, ilprit le bras qu’il lui offrait, et répondit :

– C’est vrai, c’est vrai, vous avezraison, il y a près de soixante ans, et vous ne sauriez vous ensouvenir. Ah ! monsieur Denbigh, les temps sont bien changésdepuis ma jeunesse ! Tel pauvre diable qui se faisait une fêtede monter sur un chétif bidet se fait traîner maintenant dans savoiture. Telle paysanne qui allait nu-pieds veut avoir maintenantune chaussure élégante. Le luxe se glisse partout, Monsieur ;la corruption règne partout ; le ministère achète lesdéputés ; les députés achètent le ministère,… tout s’achète,tout est à vendre. Autrefois, Monsieur, dans le parlement dont jefaisais partie, nous formions un noyau de membres incorruptibles,de gens que rien n’était capable d’ébranler dans leur devoir. LordGosford en était, le général Denbigh en était aussi, quoique je nepuisse dire que je fusse toujours de son avis. Était-il votreparent, Monsieur ?

– C’était mon grand-père, reprit Denbighen souriant. Le vieillard aurait pu continuer à parler encorependant une heure, que Denbigh ne l’eût pas interrompu. Ce n’étaitpas qu’il prêtât une attention bien grande à la conversation ;mais M. Benfield s’était arrêté pour causer plus à son aise,et son jeune interlocuteur se trouvait en face d’Émilie, dont iladmirait tour à tour l’embarras modeste et la gaieté malicieuse, àmesure que son oncle avançait dans sa harangue. Malheureusementtout a une fin dans ce monde, la félicité comme la misère, etM. Benfield avait cessé de parler, que Denbigh l’écoutaitencore, les yeux fixés sur celle qui lui donnait le bras.

Les Haughton, les Jarvis, et quelques autresde leurs connaissances intimes arrivèrent alors, et le presbytèreoffrit la scène la plus animée. John était le seul qui fût absent.Il s’était chargé d’amener Grace Chatterton dans son phaéton, et iln’était pas encore arrivé. On commençait à manifester quelqueinquiétude, lorsqu’il entra dans la cour au grand trot, et enfrisant la borne avec l’adresse du cocher le plus exercé.

Lady Chatterton, qui était sérieusementinquiète, allait prier son fils d’aller à leur recherche,lorsqu’enfin elle aperçut sa fille. Ses craintes s’évanouirent àl’instant ; ce retard lui parut même du plus heureuxindice ; elle ne pouvait l’expliquer qu’en supposant à John ledésir de rester plus longtemps seul avec sa fille. Elle courutau-devant d’eux de l’air le plus enjoué.

– C’est fort bien, monsieur Moseley, luicria-t-elle, vous me ramenez donc enfin ma fille ? Jecommençais à croire que vous ayez pris avec elle la route del’Écosse.

– C’est un chemin, lady Chatterton, quevotre fille ne voudrait prendre ni avec moi ni avec un autre, ou jela connais mal, répondit John avec froideur.

– Clara, ma chère sœur, comment celava-t-il ? Et il embrassa tendrement la mariée.

– Mais pourquoi donc arrivez-vous sitard, Moseley ? lui demanda sa mère.

– L’un des chevaux était rétif, il abrisé son harnais, et j’ai été obligé de m’arrêter dans le villagepour le faire raccommoder.

– Et comment Grace s’est-elleconduite ? demanda Émilie en riant.

– Mille fois mieux que vous ne l’auriezfait à sa place, petite sœur.

Émilie n’avait pas une grande confiance dansles talents de son frère pour conduire son phaéton, et ses alarmesétaient continuelles lorsqu’elle s’y trouvait avec lui. La pauvreGrace, au contraire, naturellement timide, et craignant de faireune injure à celui qui tenait les rênes, était parvenue à maîtrisersa frayeur, et, quoique tremblant un peu intérieurement, elle étaitrestée immobile, et silencieuse. Pendant le trajet, John avaitadmiré de nouveau sa beauté, ses grâces ingénues ; il sesentait entraîné vers elle par un charme secret. Pourquoifallait-il que la mère imprudente vînt toujours se mettre entre safille et lui ?

– Grace est une fille intrépide,s’écria-t-elle ; elle est remplie de courage, n’est-ce pas,monsieur Moseley ?

– Brave comme César, répondit John déjàdésenchanté, et d’un ton qui semblait un peu ironique. Dans cemoment on entendit le tilbury du colonel, qui entra l’instantd’après avec son ami le capitaine.

Quoique sans doute Clara eût reçu ce jour-làdes félicitations plus sincères que celles qui lui furent alorsadressées, personne, n’y avait mis autant de grâce, autant dedélicatesse, que le colonel Egerton. Après avoir fait sescompliments à la mariée, il parcourut l’appartement, adressant àchacun un mot aimable, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’endroit oùJane était assise auprès de sa tante. Alors il s’arrêta, et saluantavec grâce le reste de l’assemblée, il parut fixé à son centred’attraction.

– Voilà un monsieur que je ne crois pasavoir encore vu, dit-il à Mrs Wilson en jetant les yeux surDenbigh, qui, dans ce moment, avait le dos tourné, et causait avecM. Benfield.

– C’est M. Denbigh, dont vous nousavez entendu parler quelquefois, lui répondit cette dame ; etau même instant Denbigh venait de se retourner de son côté.

Egerton tressaillit à sa vue. Il considéra sestraits avec une attention qui semblait faire croire qu’ils ne luiétaient pas inconnus. Sa physionomie changea un instant ; sonfront se rembrunit ; une expression singulière se peignit dansses yeux. Était-ce celle de la crainte, de l’horreur, ou d’uneaversion prononcée ? Mrs Wilson, seule témoin de cettereconnaissance muette, ne savait que décider, mais biencertainement ce n’était pas l’expression de l’estime.

Émilie était assise auprès de sa tante, etDenbigh s’approcha d’elle pour lui faire quelque remarque. Lecolonel et lui ne pouvaient s’éviter, quand même ils l’auraientvoulu ; et Mrs Wilson, dans l’espoir d’éclaircir sesdoutes, résolut de les présenter l’un à l’autre :

– Le colonel Egerton, monsieur Denbigh.Ils se saluèrent, et Mrs Wilson redoubla d’attention pourexaminer leur physionomie. Elle ne put y découvrir la moindrealtération ; seulement le colonel semblait un peu embarrassé,et il dit en cherchant à reprendre son assuranceordinaire :

– Monsieur Denbigh est, je crois, aussiau service ?

Denbigh tressaillit à son tour ; ilobserva le colonel avec la même attention qu’il en avait étéobservé, et il répondit en mesurant ses paroles, et d’un ton quisemblait demander une réponse :

– Oui, Monsieur, mais je ne me souvienspas d’avoir eu le plaisir de voir le colonel Egerton à l’armée.

– Vos traits me sont connus, monsieur,reprit le colonel d’un ton dégagé ; mais dans ce moment jefais de vains efforts pour me rappeler où nous avons pu noustrouver ensemble ; et il changea de discours.

Malgré cette indifférence apparente, Denbighet le colonel s’observaient l’un l’autre d’un air d’embarras ;ils continuèrent à éviter de se trouver ensemble, et plusieursjours se passèrent sans qu’ils se fussent adressé un seul mot.

Le colonel, pendant cette visite, restaenchaîné au char de Jane ; s’il la quittait, ce n’était jamaisque pour un instant, et pour adresser quelques paroles aux missJarvis, qui commençaient à perdre patience, et à mal déguiser leurindignation. Elles rougissaient de se voir négligées après avoirété si longtemps les objets d’un culte presque exclusif, etjetaient sur leur rivale des regards où se peignaient le dépit etl’envie.

Mrs Wilson et Émilie causaient d’un autrecôté avec Denbigh et Chatterton ; et les vives saillies deJohn venaient égayer encore leur conversation. Il y avait dans lamanière d’être de Denbigh quelque chose qui prévenait en sa faveur,et qui attirait vers lui tous ceux qui le rencontraient. Sa figuren’était pas régulièrement belle, mais elle exprimait la noblesse,la candeur et la franchise, et dès qu’il souriait, ou qu’ils’animait en faisant le récit de quelque bonne action, il étaitimpossible qu’une étincelle de son enthousiasme ne se communiquâtpas à tous ceux qui l’écoutaient. Sa tournure était gracieuse, etsi ses manières n’avaient pas toute l’aisance du colonel Egerton,elles avaient du moins l’avantage de porter l’empreinte de lasincérité et de la bienveillance. Il était aisé de voir qu’il avaitreçu l’éducation la plus distinguée ; et dans la société ilavait pour les femmes et les vieillards ces égards, ces prévenancesqu’on ne trouve plus que chez les gens de la vieille roche ;mais ce qu’il avait de plus remarquable, c’était un son de voix sidoux, si insinuant, et cependant si sonore, qu’il prêtait un charmeinconcevable à ses moindres paroles, et qu’il eût été irrésistiblepour l’oreille et le cœur d’une femme s’il eût voulu exprimerl’amour.

– Baronnet, dit le docteur en jetant unregard satisfait sur son fils et sur sa belle-fille, combien jesuis heureux du bonheur de nos enfants ! Mais Mrs Yves memenace du divorce si je continue comme j’ai commencé : elledit que je l’abandonne toujours pour venir à Bolton ?

– Eh bien ! docteur, si nos femmesconspirent contre nous et veulent nous empêcher de venir prendreune tasse de thé avec Clara, ou un verre de vin avec Francis, nousserons obligés de prendre pour arbitres les autorités supérieures.Qu’en dites-vous, ma sœur ? un père peut-il abandonner sonenfant sous quelque prétexte que ce soit ?

– Non, certainement, réponditMrs Wilson avec une intention marquée.

– Entendez-vous, lady Moseley ? ditle baronnet avec bonhomie.

– Entendez-vous, lady Chatterton ?s’écria John, qui venait de s’asseoir près de Grace en la voyantapprocher.

– J’entends très bien, monsieur Moseley,mais je n’en saisis pas l’application.

– Non, Milady, reprit-il dans l’espérancede l’éloigner ; voilà cependant miss Catherine Chatterton, quia le plus grand besoin de votre assistance ; elle meurtd’envie de faire une partie d’échecs avec M. Denbigh ;arrangez donc cela ; vous savez qu’elle nous a tous battus,excepté lui.

Denbigh ne put s’empêcher de s’offrir auxcoups d’un adversaire si redoutable, et l’échiquier futapporté ; mais la douairière, qui n’avait pas grande idée dela fortune d’un jeune homme que personne ne connaissait, dit toutbas à sa fille, avant de commencer, qu’il était inutile de mettreen campagne ses troupes auxiliaires.

– Bon, pensa John en regardant lesjoueurs, tout en causant avec sa chère Grace qui était tout à faitremise de la petite frayeur qu’elle avait éprouvée le matin,Catherine aura du moins joué une partie sans appeler son pied à sonsecours.

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