Précaution

Chapitre 23

 

Adam est un vieux serviteur, il a ses privilèges.

SHAKESPEARE.

À l’heure convenue, la voiture deMrs Wilson était prête pour la conduire ainsi que sa nièce àl’ermitage de Mrs Fitzgerald. John fut laissé à la maison sousprétexte de tenir compagnie à Denbigh, mais réellement parce queMrs Wilson doutait qu’il fût convenable qu’il les accompagnâtdans cette visite. John aimait trop son ami pour ne pas souscrire àcet arrangement : mais il pria sa sœur de présenter seshommages à Mrs Fitzgerald, et d’en obtenir pour lui lapermission d’aller lui rendre ses devoirs en personne.

Les dames trouvèrent l’habitation de leur amiedans la situation la plus agréable et la plus pittoresque, quoiquepetite et retirée ; elle était presque cachée par les arbresqui l’entouraient, et lorsqu’elles arrivèrent assez près pour ladécouvrir, elles virent Mrs Fitzgerald qui guettait l’arrivéed’Émilie.

Mrs Fitzgerald, à peine âgée de vingtans, portait sur tous ses traits l’empreinte d’une mélancolie quiinspirait l’intérêt le plus vif ; ses manières étaient douceset très réservées ; il était évident qu’elle avait toujoursvécu, sinon dans le grand monde, du moins dans la bonnecompagnie.

Elle parut extrêmement sensible au souvenird’Émilie, et remercia les deux dames d’avoir poussé la bontéjusqu’à venir la chercher dans sa solitude. Elle leur présenta sacompagne sous le nom de dona Lorenza, et l’intimité la plusparfaite s’établit bientôt entre les nouvelles amies.

La jeune veuve, car ses habits de deuil neprouvaient que trop la perte qu’elle déplorait, fit les honneurs dechez elle avec une aisance pleine de grâce ; elle conduisitses amies dans son petit jardin, dont l’arrangement, ainsi quecelui de la maison, attestait le goût et l’élégance de celle quil’habitait.

Deux femmes et un vieux domestique formaienttoute sa maison : elle avait pris la résolution de ne pointsortir de sa retraite ; mais si Mrs Wilson et missMoseley voulaient bien l’excuser si la retraite absolue à laquelleelle s’était condamnée l’empêchait de leur rendre leurs visites,rien ne pourrait lui faire plus de plaisir que de les recevoir leplus souvent possible.

Mrs Wilson prenait un vif intérêt auxinfortunes que paraissait éprouver une si jeune femme, et elleétait si touchée de sa modeste résignation, qu’elle lui accordafacilement la promesse qu’elle sollicitait. Émilie s’acquitta de lacommission de John, et Mrs Fitzgerald accueillit avec untriste sourire la demande qu’elle renfermait.

– M. Moseley, répondit-elle, luiavait imposé de trop grandes obligations, dès leur premièreentrevue, pour qu’elle pût se refuser le plaisir de l’en remercierde nouveau ; mais elle les suppliait de l’excuser si elle lespriait de ne lui amener aucun autre de leurs amis, car il n’y avaitqu’un seul homme en Angleterre dont elle eût reçu les visites,encore ne l’avait-elle vu qu’une fois depuis qu’elle était dans lecomté de Norfolk.

Après lui avoir promis de se conformer à sesdésirs et de revenir bientôt, la tante et la nièce reprirent lechemin de Benfield-Lodge, où elles arrivèrent à temps pour faireleur toilette pour le dîner.

En entrant dans le salon, elles virentl’élégant colonel Egerton appuyé sur le dossier de la chaise deJane ; il était arrivé pendant leur absence, et s’était faitconduire immédiatement à Benfield-Lodge.

Sa réception, si elle n’avait pas été aussiamicale que celle de Denbigh, avait du moins été cordiale, exceptécependant de la part du maître de la maison ; et encore cedernier était-il si joyeux de se voir entouré de sa famille et dela perspective du mariage d’Émilie (qu’il regardait comme arrangé),qu’il prit sur lui de chercher à dissimuler l’éloignement qu’il sesentait pour Egerton. Soit que le colonel se laissât tromper parles apparences, soit qu’il fût trop homme du monde pour ne passavoir composer son visage, la bonne intelligence, si ellen’existait pas au fond de leurs cœurs, semblait du moins régnerentre eux.

Lady Moseley se trouvait au comble du bonheur.Si jamais elle avait eu le moindre doute sur les intentionsd’Egerton, son voyage aux eaux les moins à la mode de toute laGrande-Bretagne, était une preuve irrécusable de son amour. Quant àDenbigh, elle croyait sa position dans le monde trop peu brillantepour qu’il négligeât de profiter des avantages que lui offrait unealliance avec la famille de sir Edward Moseley ; et elle étaitsatisfaite de ses deux gendres futurs.

M. Benfield lui avait appris que legénéral sir Frédéric Denbigh était proche parent du duc de Derwent,et Denbigh avait dit que le général était son grand-père.

L’héritier de sir Edgar devait jouir d’unebrillante fortune ; et Émilie en aurait assez par suite desintentions bienveillantes de Mrs Wilson et deM. Benfield, pour n’avoir pas besoin d’en trouver chez sonmari. La tâche la plus difficile pour une mère lui paraissaitremplie, et elle n’entrevoyait qu’un avenir de paix et de bonheur,embelli par les soins de ses enfants et de ses petits-enfants.

John, l’héritier d’une baronnie et de quinzecents livres sterling de revenu, pourrait se marier suivant songoût ; et elle pensait que Grace Chatterton deviendraitprobablement sa belle-fille.

Sir Edward, sans voir tout à fait aussi loindans l’avenir que sa femme, se sentait pénétré, comme elle, desécurité et de bonheur ; et il eût été difficile de trouverdans toute l’Angleterre une maison qui réunît plus de gens heureuxque Benfield-Lodge ; car le vieux gentilhomme ayant insistépour que Denbigh devînt un de ses hôtes, il fut obligé d’étendreson hospitalité jusqu’au colonel.

Ce sujet avait été longuement discuté, le jourde l’arrivée d’Egerton, entre Peter et son maître, et le conseilallait se prononcer contre son admission, lorsque l’intendant, quiavait recueilli tous les détails de la scène du berceau, de labouche des domestiques, et par conséquent avec beaucoupd’exagération, se rappela que le colonel avait montré beaucoupd’activité pour porter secours aux malades, et qu’il avait été, àune grande distance, puiser de l’eau pour ranimer miss Emmy, dansle chapeau du capitaine Jarvis, entreprise qui n’avait pas été sansdifficulté, ledit chapeau se trouvant plein de trous, attendu queM. John l’avait fait sauter de la tête du capitaine, sanstoucher un seul cheveu, en tirant un coq de bruyère.

Ce rapport, aussi exact que peut l’être unrécit qui a passé par la bouche de plusieurs domestiques, adoucitun peu M. Benfield, et il consentit à suspendre sa décisionjusqu’à plus ample informé.

Pendant le dîner, le colonel admira leportrait de lord Gosford, peint par Reynolds, qui embellissait lasalle à manger ; M. Benfield, enchanté, lâcha soninvitation qui fut acceptée avec politesse, et le colonel futinstallé dans la maison.

John Moseley était le seul qui fût par momentspensif et distrait, et on pouvait douter si ses réflexions seportaient sur Grace Chatterton ou sur la douairière ; carc’était un véritable chagrin pour John de ne pouvoir penser à Gracesans être assailli par le souvenir désagréable de ses alentours.Les lettres qu’il recevait de Chatterton lui apprenaient qu’ilétait encore à Denbigh-Castle, dans le Westmoreland, séjourordinaire de son ami le duc de Derwent ; et John pensait,d’après les éloges qu’il lui avait faits deux ou trois fois de ladyHenriette Denbigh, sœur du duc, qu’Émilie serait bientôt remplacéedans son cœur.

La douairière et ses filles étaient alors auchâteau d’une de leurs tantes, dans le comté d’York, vieille fillechez laquelle, comme John le savait fort bien, aucun homme n’étaitjamais admis, et cette certitude le consolait un peu de l’absencede Grace. Il savait que l’espoir d’assurer à ses filles un legsconsidérable pouvait seul décider la douairière à s’isoler pendantquelque temps de la société des hommes. Il était sûr que tantqu’elle serait dans ce manoir, elle ne pouvait dresser des piègespour faire tomber dans ses filets quelques maris pour ses filles,et il était satisfait.

– Combien je désirerais, se disait Johnen lui-même, que la mère Chatterton voulût se marier elle-même, etqu’elle laissât Catherine et Grace s’arranger comme elles levoudraient ! Catherine, j’en suis sûr, s’en tirerait trèsbien : et peut-être que Grace elle-même, par la force del’exemple… John soupira, et siffla pour appeler Didon et Rover.

On pouvait remarquer dans les manières ducolonel Egerton le même désir de plaire, en général, et les mêmesattentions pour Jane ; ils avaient recommencé leurs recherchespoétiques, et Jane saisissait avec empressement les occasions quecette conformité de goûts leur donnait de se rapprocher.

Mrs Wilson remarqua que l’éloignement quiexistait entre les deux jeunes gens qui faisaient la cour à sesnièces, semblait être encore augmenté depuis qu’ils ne s’étaientvus, particulièrement de la part du colonel, qui à chaque instantmontrait pour Denbigh une aversion qui alarmait la prudenteobservatrice et lui inspirait des craintes qu’elle ne pouvaitsurmonter.

La conduite d’Émilie et de Denbigh eût imposésilence au censeur le plus rigide, ou plutôt il eût été contraint àl’admirer. Les attentions de Denbigh se portaient toujours surÉmilie, quoique moins exclusivement que celles du colonel sur sasœur, et la tante remarquait avec plaisir que si les manièresd’Egerton avaient plus de ce vernis de politesse, de cettesouplesse d’esprit, qui réussissent dans le monde, celles deDenbigh montraient plus de franchise et de délicatesse.

L’un ne paraissait dirigé que par cet usage dumonde qui ne se dément jamais, et qui tient de si près à lafausseté, tandis que toutes les actions de l’autre paraissaientl’effet de la bienveillance et d’une juste appréciation de ce qu’ildevait à la société. C’était surtout lorsque la conversationroulait sur quelque question morale ou religieuse que la veuveattentive était enchantée de l’air de sincérité avec lequel ildéveloppait les meilleurs principes.

Parfois, cependant, elle ne put s’empêcher deremarquer sur les traits de Denbigh une sorte de contrainte, etlorsqu’on annonçait des visites, elle surprit deux ou trois foissur sa physionomie une expression qui ressemblait à celle del’alarme.

Ces tâches légères dans le caractère de sonhéros étaient bientôt oubliées lorsqu’elle examinait les côtéssolides de sa conduite ; et si quelques doutes venaient encoreobscurcir son esprit, le souvenir de l’opinion du docteur Yves, dela charité de Denbigh, de la manière dont il s’était conduit avecJarvis, et surtout de son dévouement pour sa nièce, ne manquaientjamais de les écarter.

Émilie était l’image vivante de la joie et del’innocence : si Denbigh était près d’elle, elle étaitheureuse ; s’il était absent, son humeur douce et égale n’enétait point altérée : ses sentiments étaient si vifs etcependant si purs, que la jalousie ne pouvait trouver accès dansson cœur. Peut-être qu’aucune circonstance n’avait encore excitécette passion inséparable de l’amour ; mais comme le cœurd’Émilie était plus subjugué que son imagination, son attachement,quoique plus dangereux pour son bonheur, si les suites en étaientmalheureuses, ne se trahissait point par ces inquiétudes et cetteagitation qui accompagnent les amours vulgaires.

Jamais elle ne se promenait seule avecDenbigh, mais il lui faisait des lectures lorsqu’elle était avec satante ; il les accompagnait dans leurs excursions du matin, etJohn remarqua deux ou trois fois qu’Émilie prenait la main que luioffrait Denbigh, pour surmonter les petits obstacles qu’ellerencontrait à la promenade, au lieu de venir demander le bras deson frère, comme elle était dans l’usage de le faireauparavant.

– Très bien, miss Émilie, pensa Johnaprès avoir fait trois fois la même observation pendant une deleurs promenades, vous paraissez avoir choisi un autre favori. Queles femmes sont singulières ! Elles quittent leurs amisnaturels pour une figure qu’elles ont à peine vue.

John oubliait que dans une autre occasion ils’était écrié lui-même :

– Ne craignez rien, chère Grace, quandc’était sa sœur qui était presque morte de frayeur. Mais il aimaittrop tendrement Émilie pour ne pas voir avec chagrin sa préférencepour un autre, quoique cet autre fût Denbigh. Toutefois laréflexion et un juste retour sur lui-même lui prouvèrent combienson mécontentement était ridicule.

M. Benfield s’était mis dans la têtequ’il fallait que le mariage d’Émilie fût célébré chez lui, et lemoyen d’amener les choses à ce but désiré, qui le rendrait le plusheureux des hommes, fut le sujet de ses réflexions pendant touteune matinée.

Heureusement pour Émilie, le vieillard avaitles idées les plus minutieuses sur la délicatesse des femmes, etjamais il ne se permettait, dans la conversation, l’allusion mêmela plus éloignée au mariage qu’il désirait. D’après cette manièrede voir, il ne pouvait agir ouvertement, et comme il croyait Peterl’homme le plus inventif qui fût au monde, il résolut d’avoirrecours à son génie pour sortir d’embarras.

Il sonna.

– Envoyez-moi Johnson, David. Peu deminutes après, l’habit boutonné jusqu’au menton, les culottes depeau et les bas de laine bleue étaient dans le salon, tenantsoigneusement renfermée la personne de M. Peter Johnson.

– Peter, dit M. Benfield en luimontrant d’un air de bonté une chaise qui était près de lui, et quel’intendant refusa respectueusement, je suppose que vous savez queM. Denbigh, le petit-fils du général Denbigh qui siégea dansle parlement avec moi, doit épouser ma petite Emmy.

Peter exprima par un sourire qu’il s’endoutait.

– Maintenant, Peter, de toutes les chosesdu monde, une noce serait ce qui pourrait me rendre le plusheureux, c’est-à-dire pourvu qu’elle eût lieu à Benfield-Lodge.Cela me rappellerait le mariage de lord Gosford, et les filles denoce, et… Je voudrais avoir votre avis, Peter, sur le moyen àprendre pour amener les choses au point où je veux les voir ;sir Edward et Anne refusent de s’en mêler, et je n’ose en parler àmistress Wilson.

Peter ne fut pas médiocrement alarmé de voirmettre ainsi tout à coup en requisition ses facultés inventives,surtout lorsqu’il s’agissait d’un sujet si délicat ; maiscomme il se piquait de tirer toujours son maître d’embarras, et queson cœur, presque octogénaire, battait encore à l’idée d’une noce,il réfléchit quelques instants ; puis ayant pensé que deux outrois questions préliminaires étaient nécessaires, il rompit enfinle silence.

– Je suppose, Monsieur, que tout estconvenu entre les jeunes gens ?

– Oui, oui, Peter, j’ai de bonnes raisonspour le croire.

– Et sir Edward, et Milady ?

– Ils y consentent, Peter.

– Et Mrs Wilson, Monsieur ?

– Elle y consent aussi.

– Et M. John, et missJane ?

– Toute la famille est d’accord, du moinsà ce que je puis croire ?

– Et le révérend docteur Yves, etMrs Yves. Monsieur ?

– Je sais qu’ils souhaitent vivement cemariage. Ne désirent-ils pas voir tout le monde aussi heureuxqu’ils le sont, Peter ?

– Cela est bien vrai, Monsieur ;mais puisque tout le monde y consent et que tout le monde estd’accord, la seule chose à faire, c’est…

– C’est… quoi, Peter ? s’écria sonmaître impatient en voyant qu’il hésitait.

– C’est, je pense, Monsieur, d’envoyerchercher un prêtre.

– Fi donc ! Peter, j’aurais bientrouvé cela moi-même, s’écria son maître désappointé. Nepouvez-vous m’aider à dresser un meilleur plan ?

– Mon cher maître, dit Peter, je voudraispouvoir faire pour miss Emmy et pour Votre Honneur ce que j’auraisbien désiré faire pour moi-même. Hélas ! Monsieur, lorsque jecourtisais Patty Steele, Votre Honneur, dans l’année de NotreSeigneur 1765, je l’aurais épousée sans une difficulté qui, à ceque dit Votre Honneur, ne s’oppose point au mariage de missEmmy.

– Que vous manquait-il donc, Peter ?lui demanda son maître d’une voix attendrie.

– Son consentement, Monsieur.

– Je vous remercie, mon pauvre Peter, ditM. Benfield doucement, vous pouvez vous retirer ; etl’intendant sortit en s’inclinant respectueusement.

La passion malheureuse que tous deux avaientnourrie était un des liens sympathiques les plus forts quiunissaient le maître et son fidèle serviteur, et le premier nemanquait jamais d’être adouci par la moindre allusion que sonintendant faisait à Patty. Après bien des réflexions,M. Benfield attribua le manque de tact de Peter en cetteoccasion à ce qu’il n’avait jamais siégé au parlement.

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