Précaution

Chapitre 37

 

Ouje serai comtesse, madame, ou je perdrai la tête.

FORD. La Fille à marier.

Depuis le départ du marquis d’Eltringham et desa sœur, Caroline Harris avait perdu l’espoir de voir jamais unecouronne sur les panneaux de sa voiture, et, comme dernièreressource, elle avait résolu d’essayer le pouvoir de ses charmessur le capitaine Jarvis qui venait d’honorer Bath de saprésence.

Elle lui aurait bien préféré, il est vrai, legentilhomme campagnard que son père lui avait proposé, mais ilétait trop tard ; le bon gentilhomme avait été blessé audernier point de la manière hautaine dont elle avait rejeté sesvœux ; et quoiqu’il eût été grand amateur de sa fortune, cen’était point un homme qu’elle pût renvoyer ou rappeler au gré deson caprice.

Lady Jarvis avait puissamment contribué àfaire naître la soudaine résolution de Caroline, en donnant àentendre qu’elle comptait employer une partie de sa fortune àacheter un titre pour son fils, car miss Harris eût volontierssacrifié la moitié de la sienne pour être appelée mylady.Elle ne s’abusait pas au point de ne pas voir que Jarvis ferait untriste lord ; mais elle, avec quelle dignité nesoutiendrait-elle pas le rang auquel elle aspirait ! Le vieuxJarvis n’était qu’un marchand, il est vrai, mais il étaitimmensément riche, et ce ne serait pas la première fois quequelques mille livres, employées à propos, auraient fait un barondu fils d’un marchand. Elle résolut donc de profiter de la premièreoccasion pour sonder les intentions du capitaine, et de l’aider detout son pouvoir à s’élever au-dessus de la roture, s’il luiparaissait disposé à lui faire partager la gloire qu’elle auraitcontribué à lui procurer. Jarvis vint l’engager un matin à faireune petite excursion avec lui dans le tilbury de son beau-frère, etelle accepta avec empressement, dans l’espoir de mettre à profitpour ses projets les moments qu’ils allaient passer ensemble.

Au commencement de leur promenade ilsrencontrèrent les équipages de lady Henriette et deMrs Wilson. Jarvis salua ces dames d’un air deconnaissance ; il n’avait point osé rendre visite à la familledu baronnet ; mais, dans tous les endroits publics, il nemanquait jamais de lui présenter ses hommages, tout fier d’avoir unair d’intimité avec des personnes si distinguées sous tous lesrapports.

– Connaissez-vous les Moseley,Caroline ? demanda Jarvis avec une familiarité quel’inconséquence de sa voisine semblait encourager.

– Oui, répondit-elle en se penchant pourapercevoir encore les voitures ; quelles belles armes quecelles du duc de Derwent ! Que cette couronne est noble etriche ! Si j’étais homme…, et elle appuya avec emphase sur cedernier mot, je voudrais devenir un lord.

– Je crois bien que vous le voudriez,mais le moyen d’y parvenir ? reprit le capitaine en riant.

– Le moyen ! Ne peut-on point, parexemple, acheter un titre ? et quel plus noble usage peut-onfaire de ses richesses, à moins que, comme de certaines gens, on nepréfère l’argent à l’honneur ?

– Ces certaines gens-là ont parfaitementraison, dit Jarvis étourdiment ; après tout, l’argent estl’âme de la vie, et il en faut beaucoup dans notre état. Devinez unpeu ce que nous a coûté notre table d’hôte le mois dernier.

– Oh ne me parlez pas de boire et demanger, s’écria miss Harris en détournant la tête d’un air dedégoût ; des soins si vulgaires sont au-dessous de ceux qui sepiquent d’avoir quelque noblesse dans les idées.

– Oh ! dans ce cas, soit lord quivoudra, dit Jarvis brusquement, si pour l’être il ne faut ni boireni manger… Et pourquoi vivons-nous, si ce n’est pour jouir desplaisirs les plus solides et les plus durables que nous offre cemonde ?

– Un militaire doit vivre pour combattre,et acquérir par sa valeur des honneurs et des distinctions…Caroline eût ajouté pour sa femme, si elle eût dit toute sapensée.

– Triste moyen pour un homme de passerson temps ! reprit le capitaine ; il y a cependant dansnotre régiment un capitaine Jones qu’on assure aimer autant à sebattre qu’à manger ; et si cela est vrai, ce doit être unterrible fier-à-bras.

– Vous savez combien je suis liée avecvotre excellente mère, dit Caroline cherchant à en venir à sonbut ; elle m’a fait connaître son désir le pluscher :

– Son désir le plus cher ! s’écriaJarvis étonné ; et quel est-il ?… Une nouvellevoiture ? de nouveaux chevaux ?

– Non, non, je veux parler d’un souhaitqui nous, qui lui tient bien plus au cœur que toutes les bagatellesdont vous parlez ; elle m’a communiqué son plan.

– Son plan ! dit Jarvis de plus enplus surpris ; de quel plan veut-elle parler ?

– Des moyens et de l’argent qu’ellecompte employer pour vous faire parvenir à la pairie. Allons,pourquoi dissimuler avec moi ? Vous pouvez compter sur madiscrétion et sur le vif intérêt que je prends à la réussite de vosprojets.

Jarvis jeta sur elle un regard scrutateur, et,clignant de l’œil d’un air significatif, il ajouta :

– Sir William voudrait-il nous aider deson crédit ?

– Oh ! c’est moi qui vous aiderai,si cela est nécessaire, Henry, dit Caroline tendrement ; mespetites économies ne sont pas considérables, mais elles sont àvotre disposition.

En s’entendant faire une offre si étonnante,le capitaine chercha d’abord quel pouvait être le motif du désirque montrait miss Harris de le voir devenir haut et puissantseigneur ; puis il se rappela quelques mots échappés à samère ; il crut entrevoir un projet tramé contre sa liberté, etrésolut de chercher à s’en convaincre.

– Il est possible que ma mère réussisse,dit-il d’une manière évasive, espérant faire parler sacompagne.

– Possible ! s’écria missHarris ; elle n’y peut manquer… Mais quelle somme croyez-vousqu’il faille pour acheter une baronnie, par exemple ?

– Hem ! vous voulez dire sûrementquelle somme serait nécessaire, outre celle que nous avonsdéjà ?

– Certainement.

– Mais, dit Jarvis en feignant decalculer, je crois qu’il ne nous manque guère qu’un millier delivres sterling.

– Est-ce là tout ? s’écria Carolineenchantée, et la perspective de voir bientôt le capitaine baronnetle lui fit paraître plus grand au moins de trois pouces, plusnoble, plus distingué et plus joli garçon.

Dès ce moment le sort de Jarvis fut fixé dansl’imagination de miss Harris, qui résolut de devenir sa femmeaussitôt qu’elle pourrait l’amener à lui offrir sa main, victoirequi lui paraissait beaucoup moins difficile à remporter que cellequ’elle venait d’obtenir sur son avarice.

Mais le capitaine était bien loin d’en être oùelle le croyait. Comme tous les hommes faibles, il n’y avait rienqu’il craignît autant que le ridicule ; vingt fois il avaitentendu les jeunes gens de Bath s’amuser aux dépens de miss Harriset de ses manœuvres, et il n’avait pas envie de devenir à son tourle sujet des railleries de ces messieurs. Il ne s’était lié avecCaroline que par une sorte de bravade ; il avait voulu prouverà quelques jeunes gens, amis comme lui de la bouteille, et avec quiil passait les trois quarts de sa vie, qu’il pourrait s’exposer auxartifices les mieux combinés de cette beauté célèbre, et que sonadresse saurait les déjouer tous. Ainsi toutes les manœuvres demiss Harris n’avaient abouti qu’à en faire le jouet même d’unJarvis !

Au retour de la promenade, Caroline, secroyant bien sûre de son fait, fit part à lady Jarvis de laconversation qu’elle venait d’avoir avec le capitaine, et luioffrit sa bourse particulière, pour élever ce fils si cher à ladignité de la pairie.

Lady Jarvis désirait acheter une baronnie,sous la condition que si elle parvenait à faire monter à son filsun degré de plus sur la route des honneurs, il ne lui resteraitplus qu’à payer la différence. C’était de cette manière qu’elle luiavait acheté son brevet de capitaine. Elle avait plus d’un obstacleà surmonter, car le cher objet de sa sollicitude, ou plutôt de sonorgueil maternel, s’opposait à tous les projets qui auraient pul’obliger à rendre quelques centaines de livres, qu’il avaitobtenues de la faiblesse de sa mère ; et celle-ci était forcéed’attendre qu’elle eût réuni tout l’argent nécessaire pouratteindre le but que se proposait, son ambition. Enchantéed’entrevoir dans l’offre de Caroline un moyen plus prompt d’yarriver, elle voulut donner à son fils un avant-goût du bonheurqu’elle lui préparait, et elle lui abandonna un billet de 60 livresqu’elle avait obtenu le matin de son mari. Le soir même Jarvis leperdit d’un coup de dé contre son beau-frère.

Pendant le séjour à Bath de la familleMoseley, soit qu’Egerton eût été véritablement occupé, ou qu’il eûtévité avec soin les endroits où il eût pu la rencontrer, l’entrevueque redoutaient les amis de Jane (car à peine l’avaient-ils aperçule premier jour de leur arrivée) n’eut heureusement pas lieu.

Le baronnet n’eût pu le voir sans que saconscience lui fit quelques reproches, et lady Moseley remerciaitle Ciel de ce qu’Egerton avait du moins le sentiment de sonindignité.

Un mois après le départ de lady Chatterton,sir Edward retourna à B*** avec sa famille, et ils commencèrent lesapprêts de leur départ pour Londres.

La veille du jour où ils devaient quitterBath, lady Henriette leur annonça son prochain mariage avecChatterton ; il devait se célébrer à Derwent-Castle avant quele duc quittât cet antique séjour de ses aïeux pour se rendre dansla capitale.

Émilie éprouva un sentiment de joie auquelelle était étrangère depuis longtemps, en apercevant la tour bienconnue de l’église du village de B***. Plus de quatre moiss’étaient écoulés depuis qu’elle avait quitté l’asile où elle avaitpassé son heureuse enfance ; et combien tout était changé,tout jusqu’aux sentiments de ceux qui juraient de s’aimertoujours ; tout, jusqu’à l’opinion qu’elle avait du genrehumain, et, ce qui était le plus affreux, jusqu’à celle qu’elleavait conçue de l’homme qu’elle aimait !

Les sourires bienveillants, les salutsrespectueux qui les accueillirent lorsqu’ils passèrent devant lepetit groupe de maisons auquel on voulait bien donner le nom devillage, chassèrent pour un moment de tous les cœurs les penséesmélancoliques, et la joie que firent éclater tous les bonsserviteurs de Moseley-Hall en les voyant arriver faisait en mêmetemps leur éloge et celui de leurs maîtres.

Francis et Clara les attendaient au château,et bientôt le docteur Yves et sa femme y arrivèrent aussi pourembrasser leurs amis.

En entrant dans le salon où ils étaientrassemblés, le bon ministre jeta un coup d’œil rapide autour delui, et tressaillit en voyant à quel point Émilie était changée. Eneffet, la pauvre enfant avait perdu, avec le bonheur, les bellescouleurs qui donnaient un éclat si vif à sa beauté ; etMrs Wilson remarqua avec peine qu’en revoyant l’ami deDenbigh, ses joues se couvrirent d’une nouvelle pâleur.

– Où avez-vous vu pour la dernière foismon cher George ? dit le docteur à Mrs Wilson de manièreà n’être entendu que d’elle seule.

– À L***, répondit Mrs Wilsongravement.

– À L*** ! s’écria le docteurétonné ; eh ! quoi ! ne vous a-t-il pas suivie àBath ?

– Non, j’ai appris qu’il était auprèsd’un parent malade, dit Mrs Wilson surprise que son vieil amichoisit un sujet de conversation qu’il devait savoir lui êtrepénible. Il ne connaissait pas certainement les torts de Denbighenvers Mrs Fitzgerald, mais il ne pouvait ignorer sonmariage.

– Il y a quelque temps que je n’ai eu deses nouvelles, reprit le docteur en la regardant d’un airexpressif. Il semblait attendre que Mrs Wilson ajoutât quelquechose ; mais elle ne dit rien, et il continua :

– J’espère que vous ne m’accuserez pointd’indiscrétion, si je prends la liberté de vous demander si Georgea jamais exprimé le désir d’être uni à Émilie par des liens plusdoux et plus étroits que ceux de l’amitié.

La veuve hésita quelques instants, et répondità voix basse :

– Oui, il a demandé sa main.

– Eh bien ! et Émilie ?…

– Émilie l’a refusé, réponditMrs Wilson en levant la tête avec dignité.

Le docteur Yves ne dit rien, mais toute sacontenance exprimait assez le chagrin que lui causait cettenouvelle. Mrs Wilson avait témoigné trop de répugnance àtraiter ce sujet pour qu’il osât l’entamer de nouveau ; maiselle remarqua que lorsque le baronnet ou lady Moseley prononçaientle nom de Denbigh, les yeux du bon docteur étaient à l’instantfixés sur eux avec l’expression du plus vif intérêt.

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