Précaution

Chapitre 22

 

Est-elle heureuse ? – Hélas ! elle soupire, elle rêve,elle aime la solitude. – Mariez-la bien vite.

CRABBE.

Peu de jours après l’arrivée des Moseley àBenfield-Lodge, John conduisit ses sœurs au petit village de L***,où la saison des eaux amenait toujours beaucoup de monde.

Parmi les distractions offertes aux malades etaux oisifs qui fréquentaient les eaux, on comptait ce qu’onpourrait appeler le propagateur du bien et du mal, une bibliothèquepublique.

Il faut avouer que si les livres parfois nouscorrigent et nous instruisent, ce moyen facile de publier sespensées ne sert trop souvent qu’à corrompre les principes de vertuet de morale que la nature ou l’éducation nous avait inspirés. Onne niera point non plus que nos bibliothèques ne contiennent autantde volumes dans cette catégorie que dans la première, car nousdevons ranger dans la classe des livres pernicieux ces ouvragesfutiles qui seraient déjà assez dangereux lors même qu’ils necauseraient d’autre mal que d’entraîner la perte d’un tempsprécieux, et nous ne prétendons pas en excepter le nôtre.

Nous ne pouvons nous empêcher d’exprimer leregret que des armes si dangereuses soient laissées à la portée dupeuple, de ces gens que l’éducation n’a pas prémunis contre lesfaux principes que tant d’écrits aujourd’hui ne sont destinés qu’àpropager, et que leur goût entraînera toujours à choisir un ouvragelicencieux ou immoral de préférence à celui qui pourrait leséclairer et les instruire.

John entra dans les salons conduisant ses deuxcharmantes sœurs. Depuis longtemps les livres étaient une sourced’amusement pour Jane et d’instruction pour Émilie.

Sir Edward était passionné pour la lecture deces ouvrages qui, sans être tout à fait inutiles, ne demandent pasune grande profondeur de pensées ou des recherchesfatigantes ; et, comme beaucoup d’autres, qui sont ennemis detoute contention d’esprit, il découvrait quelquefois, par suite deson bon sens naturel, qu’il avait adopté, sans s’en apercevoir, desidées fausses et qui n’étaient pas même d’accord entre elles.

Il est aussi dangereux d’abandonner toutes nosfacultés aux impressions que cherche à faire naître l’auteur quenous lisons, qu’il est vain et inutile d’analyser avec défiancechacune de ses syllabes ; on ne pouvait accuser sir Edward dece dernier travers, mais il n’était pas tout à fait à l’abri dupremier.

Lady Moseley lisait très peu ; sesopinions étaient établies d’une manière inébranlable sur tous lespoints importants, et son caractère affable et liant la portait àêtre toujours de l’avis des autres, sur les sujets qui netouchaient ni la religion ni la morale.

Jane avait un esprit plus actif que celui deson père et plus brillant que celui de sa mère ; et si ellen’avait point reçu de fâcheuses impressions de tous les livresqu’elle lisait indistinctement et sans guide, elle le devait plutôtà l’heureuse circonstance que la bibliothèque du baronnet necontenait rien de précisément mauvais, qu’à aucune précaution deses parents contre le mal profond et irréparable que doiventproduire des lectures mal dirigées sur l’esprit d’une jeunepersonne.

Mrs Wilson avait mis tant de soin àécarter de sa pupille un semblable danger, et à lui faire sentir lanécessité de ne lire que des ouvrages choisis, que ce qui n’avaitété d’abord chez Émilie que l’effet de la soumission et del’obéissance, fut bientôt l’effet de son goût et de l’habitude.

Émilie ne lisait presque jamais que desouvrages instructifs, et si quelquefois elle se permettait d’enouvrir un moins sérieux, son esprit juste était toujours éclairépar un goût et un jugement sain, qui en diminuaient le danger s’ilsne l’excluaient tout à fait.

Les salons de lecture étaient remplis d’ungrand concours de monde. Tandis que John souhaitait le bonjour auxpersonnes de sa connaissance et que ses sœurs cherchaient à seprocurer un catalogue, une dame âgée, dont la toilette et l’accentannonçaient une étrangère, entra dans le salon, et, déposant surune table quelques livres religieux, elle demanda le reste del’ouvrage.

La singularité de son accent attiral’attention des sœurs, et, à la grande surprise de Jane, Émilie, enla voyant, laissa échapper un cri de joie ; l’étrangère levales yeux, et, après un moment d’hésitation, salua d’un airrespectueux. Émilie s’avança vers elle, lui prit la main, et lesdeux dames se demandèrent réciproquement de leurs nouvelles.

C’était l’amie de la belle inconnue qu’Émilieavait rencontrée à Bath, et cette dernière apprit, avec autant deplaisir que de surprise, que la jeune Espagnole, qui se nommaitMrs Fitzgerald, demeurait dans une petite maison isolée à cinqmilles de L*** ; elle s’y était établie depuis six mois avecsa compagne, et comptait y rester, à moins qu’elle ne se décidât àretourner en Espagne, ce que cette dernière commençait à espérerdepuis la paix.

Émilie ayant demandé et obtenu la permissiond’aller les visiter dans leur retraite, la dame espagnole partit,et Jane, ayant fait choix des livres qu’elle désirait, reprit avecJohn et Émilie le chemin de Benfield-Lodge.

Chemin faisant, Émilie raconta à son frère larencontre qu’elle avait faite, et lui dit qu’elle avait appris,pour la première fois, le nom de leur belle inconnue, et qu’elleétait ou avait été mariée.

John écouta sa sœur avec le vif intérêt quelui avait inspiré la belle Espagnole dès leur première rencontre,et lui dit en riant qu’il ne pouvait croire que l’aimable étrangèreeût jamais été mariée. Pour éclaircir ce doute et satisfaire ledésir qu’ils avaient tous deux de renouveler connaissance avecelle, ils convinrent de diriger leur promenade, le lendemain matin,vers le petit ermitage, accompagnés de Mrs Wilson et de Jane,si elle le désirait. Mais le jour suivant avait été désigné parEgerton comme celui de son arrivée à L***, et Jane refusa de sejoindre à eux, sous prétexte de quelques lettres qu’elle avait àécrire.

Jane avait lu avec soin tous les journauxdepuis le départ du colonel, et après y avoir vu son arrivée àLondres, elle y avait trouvé les détails de la revue de sonrégiment. Il n’avait écrit à personne de la famille ; mais,jugeant des sentiments du colonel d’après les siens, Jane n’avaitpas le moindre doute qu’il n’arrivât, au jour indiqué, sur lesailes de l’amour.

Mrs Wilson écouta avec plaisir le récitque lui fit sa nièce de sa rencontre inespérée avec la belleinconnue dans les salons de lecture, et elle accepta avecempressement le projet de visite pour le lendemain, désirantchercher à adoucir les chagrins de la nouvelle connaissanced’Émilie, et surtout étudier à fond son caractère.

Le lendemain de son arrivée, le baronnet etM. Benfield eurent une longue conversation relativement à lafortune de Denbigh, et le vieux gentilhomme exprima avec véhémencetout le mécontentement qu’il éprouvait de ce qu’il appelait lafierté du jeune homme. Cependant, lorsque le baronnet, entraîné parsa franchise, eut laissé percer l’espoir qu’il concevait d’uneunion entre Denbigh et sa fille, M. Benfield se calma, et ditqu’en effet une pareille récompense était seule digne d’un pareilservice.

– Puisqu’il en est ainsi, dit-il, etqu’il doit épouser Emmy, il vaudrait mieux qu’il vendît sacommission dans l’armée ; il doit y avoir bientôt uneélection, et je le porterai au parlement. Oui, oui, rien ne formetant un homme et ne le met plus à même d’étudier le cœur humain qued’y siéger pendant une session, et toutes les connaissances que jepuis avoir en ce genre, je les dois au temps que j’ai passé à lachambre. Sir Edward exprima son assentiment avec cordialité, et ilsse séparèrent également satisfaits des arrangements qu’ils avaientpris pour assurer le bonheur de deux êtres qu’ils aimaient sitendrement.

Quoique les soins et la prudence deMrs Wilson eussent toujours veillé pour éloigner de sa pupilleces idées enthousiastes et romanesques dont se repaissent tant dejeunes personnes, cependant les douces illusions auxquelles on estporté à se livrer sous l’influence de la jeunesse, de l’espoir etde l’innocence, inspiraient à Émilie une sorte de ravissement,inconnu jusqu’alors à son âme pure et tranquille. L’imageséduisante de Denbigh se mêlait toujours à ses pensées, soitqu’elles eussent pour sujet le passé ou l’avenir, et elle était surle seuil de ces châteaux imaginaires dans lesquels Jane se perdaitordinairement.

Émilie se trouvait dans la position quipeut-être est la plus dangereuse pour une jeune fillechrétienne : son cœur, toutes ses affections, étaient donnés àun homme qui paraissait les mériter, et qui était venu partagerl’amour que jusqu’alors elle n’avait eu que pour son Créateur.Empêcher l’amour profane de devenir le plus fort, et soumettre sespassions aux plus puissantes considérations d’un devoir éternel etd’une pieuse gratitude, est une des épreuves les plus difficilesque puisse avoir à subir une âme chrétienne. Nous sommes plusenclins à oublier notre Dieu dans la prospérité que dans lemalheur ; la faiblesse de la nature humaine nous porte àchercher du secours contre l’adversité ; mais la vanité etl’aveuglement ne nous persuadent que trop souvent que le bonheurdont nous jouissons ne saurait finir.

Sir Edward et lady Moseley n’entrevoyaientdans l’avenir que des jours de calme et de bonheur pour tous leursenfants.

Clara était déjà heureusement établie, et sessœurs étaient à la veille de s’unir avec des hommes dont lafamille, le rang et le caractère auraient satisfait des parentsplus difficiles ; elles allaient, il est vrai, tirer à uneloterie dont les chances sont bien incertaines ; mais, d’aprèsleurs principes, sir Edward et lady Moseley ne pouvaient qu’espéreret prier pour leur bonheur, et ils le faisaient avec ferveur.

Ce n’était point ainsi que se conduisaitMrs Wilson ; elle avait veillé sur le précieux dépôt quilui avait été confié, avec trop d’assiduité, un trop vif intérêt etun sentiment trop juste de la responsabilité qui pesait sur elle,pour déserter son poste au moment où sa surveillance devenait plusnécessaire.

Dans les entretiens qu’elle avait avec sanièce, elle travaillait à empêcher que la perspective de bonheurterrestre qui s’ouvrait devant elle ne lui fit oublier que cen’était que le passage à une meilleure vie ; elle tâchait, parses exemples, par ses prières et par ses conseils, de ne lui pointlaisser perdre de vue la fin pour laquelle elle avait été créée,et, avec le secours de la Providence, ses efforts étaient couronnésde succès.

Le jour où les jeunes gens avaient été visiterla bibliothèque publique, lorsque toute la famille était encore àtable après le dîner, John Moseley semblant sortir d’une longuerêverie, demanda tout à coup à sa sœur :

– Laquelle trouvez-vous la plus belle,Émilie, de Grace Chatterton ou de Mrs Fitzgerald ?

Émilie se mit à rire, et luirépondit :

– C’est Grace, très certainement ;n’êtes-vous pas de mon avis, mon frère ?

– Mais, oui, quelquefois ; mais netrouvez-vous pas qu’il y a des moments où Grace a tout à fait leregard de sa mère ?

– Oh non ; elle est le portraitfrappant de Chatterton.

– C’est à vous qu’elle ressemble traitpour trait, chère Emmy, dit M. Benfield, qui écoutait leurconversation.

– À moi, mon cher oncle ! jamaispersonne ne m’a fait ce compliment.

– Oui, oui, et cela saute aux yeux ;je n’ai jamais vu une si grande ressemblance, si ce n’est celle queje trouve entre vous et lady Juliana. Lady Juliana, Emmy, était unebeauté dans sa jeunesse ; elle ressemblait beaucoup à sononcle, le vieil amiral Griffin… Vous ne pouvez vous rappelerl’amiral… Il avait perdu un œil dans une bataille contre lesHollandais, et la moitié d’une joue, lorsque, bien jeune encore, ilservait contre les Espagnols à bord d’une frégate. Oh !c’était un aimable vieillard ! Combien de guinées ne medonna-t-il pas lorsque j’étais tout petit et que j’allais àl’école.

– Il ressemblait à Grace Chatterton, mononcle ? dit John en souriant.

– Non, Monsieur, non, non ; qui adit qu’il lui ressemblât, mauvais plaisant ?

– Je croyais vous l’avoir entendu dire,Monsieur ; mais peut-être est-ce la vérité du portrait qui m’ainduit en erreur ; cet œil et cette joue…

Émilie l’interrompit :

– Lord Gosford laissa-t-il des enfants,mon oncle ? dit-elle en jetant sur John un regard dereproche.

– Non, cher Emmy ; son fils uniquemourut au collège ; je n’oublierai jamais le chagrin de cettepauvre lady Juliana. Elle remit pendant près de trois semaines unvoyage qu’elle désirait faire à Bath. Un seigneur qui lui faisaitalors la cour lui offrit sa main et fut refusé. En vérité sondésintéressement fit naître une telle admiration dans le cœur detous les hommes de la cour, qu’immédiatement après la mort du jeunelord Dayton, sept gentilshommes lui offrirent leurs vœux, et furentrejetés dans la même semaine, et j’entendis lady Juliana s’écrierqu’au milieu de ses adorateurs et des hommes de loi, elle n’avaitplus un moment de repos.

– Des hommes de loi !… s’écria sirEdward ; et qu’avait-elle à démêler avec eux.

– Parbleu ! sir Edward, la mort deson neveu lui assurait six mille livres sterling de revenu, et il yavait des curateurs à nommer, et des contrats à dresser… Pauvrejeune femme ! elle était si affectée, Emmy, qu’elle fut, jecrois, une semaine sans sortir, passant tout ce temps à lire despapiers, et à s’occuper d’affaires. Oh ! quel bon goût elleavait ! son deuil, ses livrées et son nouveau carrosse firentl’admiration de toute la cour… Oui, le titre est éteint, et je neconnais plus personne qui porte ce nom. Le comte ne survécut quesix ans à la perte de son fils ; et la comtesse, le cœurbrisé, l’avait précédé de dix mois dans la tombe.

– Et lady Juliana, mon oncle, demandaJohn, qu’est-elle devenue ? se maria-t-elle ?

Le vieillard chercha à fortifier son couragepar un verre de vin, et regarda si Peter était derrière lui. Peter,qui originairement était sommelier, avait mis pour condition à sonélévation en grade que, quelque compagnie que reçût son maître, illui serait toujours permis de remplir auprès de lui ses anciennesfonctions. M. Benfield, s’étant assuré que son vieil ami étaitlà, s’aventura à parler sur un sujet qu’il se permettait bienrarement de traiter en compagnie.

– Oui…, oui…, elle se maria, il est vrai,quoiqu’elle m’eût dit qu’elle avait l’intention de mourir fille,…mais…, hem…, je suppose…, hem…, que ce fut par compassion pour levieux vicomte, qui lui avait dit souvent qu’il ne pouvait vivresans elle, et qui lui assura un douaire de cinq mille livressterling par an, qui, ajouté à ce qu’elle avait déjà, luipermettait de faire beaucoup de bien : cependant…, hem…, jedois avouer que je n’aurais, jamais cru qu’elle eût choisi un hommesi vieux et si infirme… Mais, Peter…, donnez-moi un verre de vinrouge. Peter le lui présenta, et le vieillard continua aprèsl’avoir bu :

– On dit qu’il a très mal agi enverselle, et elle a dû être très malheureuse, car c’était bien le cœurle plus tendre et le plus sensible… !

Il est impossible de dire combien de tempsM. Benfield aurait continué sur le même ton, s’il n’eût étéinterrompu par le bruit que fit en s’ouvrant la porte du parloir,et par la soudaine apparition de Denbigh. Toutes les figuress’épanouirent en voyant arriver, plus tôt qu’on ne l’espérait,celui qui était devenu l’ami de tous ; et sans l’attentionprudente de Mrs Wilson, qui offrit un verre d’eau à Émilie,celle-ci n’eût pu réussir à cacher l’excès de sa surprise et de sajoie.

Il fut reçu par tous les membres de la familleavec une cordialité qui prouvait à quel point il leur était cher.Après leur avoir appris en peu de mots qu’après la revue de sonrégiment, il s’était jeté dans une chaise de poste et avait voyagéjour et nuit jusqu’à ce qu’il les eût rejoints, il alla s’asseoirprès de M. Benfield, qui le reçut avec une préférence marquéeet des égards qu’il n’avait jamais témoignés à aucun homme, sans enexcepter même lord Gosford.

Peter quitta son poste accoutumé derrière lefauteuil de son maître, pour en prendre un d’où il pût apercevoirle nouveau venu ; il ne faisait qu’essuyer ses larmes, et,dans l’espoir de cacher son émotion, il mit les conserves vertesqu’il avait eu l’attention d’envoyer à Denbigh pendant sa maladie.Les éclats de rire de John, qui l’observait, attirèrent tous lesregards sur l’honnête intendant, et lorsque Denbigh apprit quec’était l’ambassadeur que M. Benfield avait envoyé àMoseley-Hall, il se leva, et, lui présentant amicalement la main,le remercia avec bonté de la prévoyante attention qu’il avait euepour les faibles yeux d’un malade.

Peter serra entre les siennes la main qui luiétait offerte, et, après avoir fait plusieurs efforts infructueuxpour parler, il balbutia ce peu de mots :

– Je vous remercie, je vousremercie ; puisse le ciel vous bénir ! et il fondit enlarmes. Sa sensibilité devint presque contagieuse, et John suivitl’intendant hors de la chambre, tandis que son oncle s’écriait ens’essuyant les yeux – Plein de bonté et de condescendance ;précisément comme mon vieil ami le comte de Gosford !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer