Précaution

Chapitre 25

 

Samère lui cherche un mari. Elle en a trouvé elle-même un sans riendire : ils sont partis : ils reviendront demander labénédiction maternelle après le voyage de Gretna-Green.

COLMAN.

Les Moseley revinrent d’assez bonne heure àBenfield-Lodge, et Mrs Wilson, après avoir réfléchi sur lamarche qu’elle avait à suivre, se détermina à s’acquittersur-le-champ d’une tâche pénible, et à avoir une conversation avecson frère après le souper ; en conséquence, elle l’informaqu’elle désirait lui parler. Lorsque le reste de la famille se futretiré, le baronnet s’assit près d’elle ; et Mrs Wilsoncherchant à retarder le plus possible les informations désagréablesqu’elle avait à lui donner, commença en ces termes :

– Je désirais vous parler, mon frère, surplusieurs sujets intéressants. Vous avez sans doute remarqué lesattentions de M. Denbigh pour Émilie.

– Certainement, ma sœur, et avec un grandplaisir ; vous ne supposerez point, je l’espère, que jeveuille revenir sur l’abandon que je vous aurai fait de monautorité, Charlotte, si je vous demande si Émilie favorise ou nonles vœux de Denbigh ?

– Ni Émilie ni moi, mon cher frère, neprétendons contester le droit que vous avez de diriger la conduitede votre enfant ; elle vous appartient par des liens que rienne peut rompre ; et elle sait que c’est à vous à prononcer,lors même que son cœur aurait fait un choix.

– Non, ma sœur, je ne voudrais pointabuser de mon influence sur mon enfant, lorsqu’il s’agit d’uneaffaire si importante pour son bonheur ; mais mon attachementpour Denbigh diffère peu de celui que j’éprouve pour l’enfant qu’ilm’a rendue.

– Je suis convaincue, continuaMrs Wilson, qu’Émilie a un sentiment trop juste de ses devoirspour ne pas renoncer, si vous l’exigez, à l’objet de ses pluschères affections ; mais, d’un autre côté, je suis persuadéeque rien ne parviendrait à la forcer d’épouser un homme pour lequelelle ne sentirait pas l’amour et l’estime qu’une femme doit à sonmari.

Le baronnet ne paraissait pas saisirexactement le sens de la distinction que faisait sa sœur.

– Je ne suis pas sûr de bien comprendrela différence que vous établissez, Charlotte.

– Je veux dire, mon frère, que si Émiliejurait à l’autel d’aimer un homme pour lequel elle se sentirait del’aversion, ou d’honorer celui qu’elle ne pourrait estimer, ellecroirait, avec raison, trahir un devoir supérieur à tous ceux de cemonde. Mais pour répondre à votre question, je vous dirai queDenbigh ne s’est point encore déclaré, et que, lorsqu’il le fera,je ne crois pas qu’il soit refusé.

– Refusé ! s’écria le baronnet,j’espère qu’il n’en sera rien ; je voudrais de tout mon cœurqu’ils fussent déjà mariés.

– Émilie est très jeune, rien nepresse ; j’espérais même qu’elle attendrait encore quelquesannées pour se marier.

– Eh bien ! ma sœur, vous et ladyMoseley, vous avez des idées toutes différentes sur le mariage desjeunes filles.

Mrs Wilson répondit avec un douxsourire :

– Vous avez été pour Anne un si bon mari,mon frère, qu’elle ne croit pas qu’il y en ait de mauvais en cemonde ; quant à moi, tout mon désir est que l’époux d’Émilieait de la religion, et si je négligeais un devoir si essentiel, jene me le pardonnerais jamais.

– Je suis sûr, Charlotte, que Denbigh etEgerton ont un grand respect pour la religion ; ils vontexactement à l’église, et y sont très attentifs au service divin.Mrs Wilson sourit, et il ajouta :

– D’ailleurs, vous savez que la religionpeut venir après le mariage.

– Oui, mon frère, mais je sais aussiqu’elle peut nous quitter ; aucune femme vraiment pieuse nepeut être heureuse lorsque son mari s’écarte de la route quiconduit au bonheur éternel ; et il serait inutile et illusoirede croire en se mariant réformer son mari. La femme qui s’estabusée à ce point n’a fait que mettre en danger son propresalut ; car, au lieu de suivre son exemple, celui qu’elle acru ramener ne cherchera qu’à la détourner de devoirs qui le gênentet qui l’accusent. On est bien faible contre celui qu’onaime ; l’imprudente succombera, ou sa vie ne sera qu’une luttepénible et continuelle entre des devoirs opposés.

– Mais si votre opinion étaitgénéralement adoptée, je suis effrayé du coup mortel qu’elleporterait au mariage.

– Je ne puis être de votre avis, monfrère ; je suis persuadée qu’un homme qui étudierait sanspassion et sans prévention notre religion sainte, serait bientôtchrétien du fond du cœur ; et, plutôt que de rester garçonstoute leur vie, les hommes se décideraient à une recherche quicesserait bientôt de leur paraître pénible. Si les femmes étaientmoins empressées de trouver des maris, ceux-ci feraient plusd’efforts pour se rendre dignes de les obtenir.

– Mais comment se fait-il, Charlotte, ditle baronnet en plaisantant, que votre sexe n’use pas de son pouvoirpour réformer le siècle ?

– L’ouvrage de la réformation, sirEdward, est une tâche bien difficile ; combien il pourraitêtre avancé cependant, si tous ceux à qui est confiée l’éducationdes jeunes gens mettaient à leur apprendre leurs véritables devoirsle zèle qu’ils apportent à leur donner des talents futiles etpérissables.

– Mais les femmes doivent se marier, ditle baronnet en revenant à sa première idée.

– Le mariage est certainement l’état leplus naturel et le plus désirable pour une femme ; maiscombien il y en a peu qui, en le contractant, connaissent tous lesdevoirs qu’il impose, et particulièrement celui de mère ! Aulieu d’avoir été élevées de manière à faire un choix convenable,les jeunes personnes n’envisagent souvent cet engagement solennelque comme l’instant qui doit les affranchir de toutecontrainte ; il est vrai que si leurs parents sont chrétiens,au moins de nom, elles ont vu observer quelques pratiquesextérieures de religion ; mais qu’est-ce que cela sans laconviction et la force de l’exemple ?

– Les bons principes sont rarementperdus, ma sœur.

– Certainement, mon cher frère ;mais les jeunes sont plus observateurs que nous ne le pensons, etcombien n’y en a-t-il pas qui cherchent des excuses pour leurconduite dans les mauvais exemples qu’ils ont reçus de leursparents, ou la mauvaise société qu’ils ont trouvée chezeux !

– Je crois qu’aucune famille qui serespecte ne reçoit dans son sein des personnes qui y soientdéplacées, à ma connaissance du moins, ajouta sir Edward.

– Vous le croyez, Edward ; maiscombien de fois il arrive que nous recevons, sans les connaître,des jeunes gens dont l’extérieur nous trompe, et qui portent ledésordre et la douleur au sein de nos familles ! Avec quelsoin ne devons-nous pas empêcher nos filles de se laisser séduirepar leurs dehors brillants ! Je le répète, nous ne saurionsêtre trop prudents, je dirai même trop difficiles, dans le choix dela société que nous leur permettons.

– Allons, ma sœur, dit sir Edward enriant, je vois que vous cherchez à augmenter le nombre des vieillesfilles.

– Dites, mon frère, à diminuer le nombredes mauvais ménages. Je regrette souvent que l’amour-propre, lacupidité et une sorte de rivalité, entraînent les femmes à semarier sans amour, et mettent le célibat en discrédit ; quantà moi, je ne vois jamais une vieille fille sans croire qu’ellel’est par choix et par principes ; et les chagrinsinséparables du mariage, dont elle est préservée, devraient seulssuffire pour apprendre aux jeunes personnes que le bonheur ne setrouve pas seulement où leur imagination le place.

– Ah ! j’entends, vous voulez queles vieilles filles servent de fanaux pour préserver celles qui lessuivront du naufrage matrimonial.

– Vous plaisantez, mon frère ; vouscroyez que le devoir d’un père se borne à rester paisiblespectateur des orages qui peuvent s’élever dans le cœur de sonenfant, et à lui donner sa bénédiction lorsqu’elle aura fait unchoix bon ou mauvais ; mais tout ce que je désire, Edward,c’est que vous ne vous repentiez pas de votre système deneutralité.

– Clara a choisi le mari qu’elle a voulu,et elle s’en trouve bien, Charlotte, Jane et Émilie feront de même,et je vous avoue que je pense qu’elles en ont le droit.

– Clara est heureuse, certainement ;mais le succès d’une imprudence ne doit point être une raison pouren commettre d’autres. Je suis désolée, Edward, d’avoir à vousapprendre de mauvaises nouvelles, et je voudrais pouvoir vousépargner le chagrin qu’elles vont vous faire.

Alors Mrs Wilson, prenant avec affectionla main de son frère, lui communiqua tout ce qu’elle avaitentendu.

Le baronnet était trop bon père pour ne pasêtre alarmé des défauts qu’on attribuait à son gendre futur ;et, après avoir remercié sa sœur de sa sollicitude pour le bonheurde ses enfants, il l’embrassa et se retira.

En se rendant à sa chambre à coucher, ilrencontra Egerton, qui, à la sollicitation de Jane, venait dereconduire Mrs Jarvis et ses filles, qui n’avaient point decavaliers.

Le cœur de sir Edward était trop plein pourqu’il ne cherchât pas à se soulager le plus tôt possible, et,persuadé que le colonel prouverait sans peine son innocence, ilretourna avec lui au parloir, lui fit part en peu de mots desbruits injurieux qui circulaient sur son compte, et le pria d’enprouver la fausseté par tous les moyens qui seraient en sonpouvoir.

Le colonel parut d’abord confondu ; mais,reprenant bientôt son assurance accoutumée, il jura à sir Edwardqu’on le calomniait ; que jamais il n’avait joué, queM. Holt était depuis longtemps son ennemi, et que le lendemainmatin il lui prouverait à quel point il était bien avec sononcle.

Convaincu par son air de franchise, lebaronnet, oubliant qu’il n’avait détruit aucun des soupçons quiplanaient sur lui, l’assura qu’il ne doutait plus de son innocence,et que, s’il pouvait convaincre Mrs Wilson qu’il n’était pasun joueur, il le recevrait avec plaisir pour son gendre.

Après cette explication ils se séparèrent.

Denbigh, se trouvant un peu indisposé, s’étaitretiré de bonne heure ; il était déjà dans sa chambre lorsqueles dames rentrèrent, et à minuit tous les habitants deBenfield-Lodge étaient plongés dans le sommeil.

Après un bal, on se rassemble toujours un peuplus tard le lendemain ; cependant, à l’exception du colonelqui n’avait point encore paru, Denbigh entra le dernier dans lasalle du déjeuner.

Mrs Wilson crut remarquer que Denbigh,avant de saluer la compagnie qui y était rassemblée, jeta un regardscrutateur autour de la chambre, comme s’il y cherchait quelqu’un.Bientôt cependant il reprit son amabilité ordinaire, et, aprèsavoir dit quelques mots sur les plaisirs de la veille, on se mit àtable.

En ce moment la porte s’ouvrit avec violence.M. Jarvis se précipita dans la chambre, et, regardant d’un airégaré autour de lui : N’est-elle pas ici ?s’écria-t-il.

– Qui ? lui demanda-t-on de toutesparts.

– Marie… ma fille… mon enfant, dit lemarchand, s’efforçant de maîtriser son émotion ; n’est-ellepas venue ici ce matin avec le colonel Egerton ?

Après avoir reçu une réponse négative, ilexpliqua brièvement la cause de son anxiété. Le colonel était venude très bonne heure, et avait envoyé sa femme de chambre avertir safille, qui s’était levée immédiatement. Ils étaient sortis ensembleaprès avoir laissé un billet, disant qu’elle était allée déjeuneravec les miss Moseley, qui venaient de l’y faire engager.Mrs Jarvis laissait tant de liberté à ses filles, qu’on n’eutaucun soupçon jusqu’au moment où un domestique vint dire qu’onavait vu le colonel Egerton partir du village en chaise de posteavec une dame. Le père alors prit l’alarme et partit au mêmeinstant pour Benfield-Lodge, où la plus cruelle certitudel’attendait.

Il ne restait maintenant plus de doute surleur fuite, et les recherches qu’on fit dans la chambre du colonelne prouvèrent que trop que l’opinion de M. Holt n’était paserronée.

Quoique chaque cœur compatit à ce que devaitsouffrir celui de Jane pendant cette triste explication, le regarddoux et compatissant d’Émilie s’était seul tourné vers elle à ladérobée ; mais, lorsque toutes les craintes furent confirméeset qu’il ne resta plus qu’à réfléchir sur cet événement inattendu,elle attira toute la sollicitude de ses bons parents.

Jane avait écouté dans le silence del’indignation le commencement du récit de M. Jarvis ;elle était si sûre de l’amour et de la loyauté d’Egerton, qu’ellen’eut pas le plus léger soupçon jusqu’au moment où l’on vintannoncer que son domestique avait disparu, et que ses effetsn’étaient plus dans sa chambre. Cette circonstance, jointe autémoignage de M. Jarvis, ne lui permettait plus le moindredoute, et, se levant pour quitter la chambre, elle tomba sansconnaissance entre les bras d’Émilie, qui, l’ayant vue changer decouleur, s’était précipitée à son secours.

Denbigh avait eu la prévoyance d’emmener lemarchand, qu’il s’efforçait en vain d’apaiser ; de sorte queles parents de Jane furent seuls témoins de son désespoir.

Elle fut tout de suite portée dans sa chambre,et une fièvre brûlante se déclara bientôt. Les éclats de sa douleurétaient déchirants ; elle accusait Egerton, ses parents,elle-même ; enfin elle s’abandonnait à tous les transports quepeuvent inspirer une tête romanesque, des espérances trompées, etla certitude désespérante d’un infâme abandon.

La présence de ses parents semblait ajouter àses peines, et elle n’était sensible qu’aux douces et insinuantescaresses d’Émilie. Enfin la nature épuisée s’affaiblit en elle, etJane perdit, dans un repos momentané, le sentiment de sesdouleurs.

Pendant ce temps on apprenait d’une manièreplus positive les circonstances de la fuite des deux coupables.

Il paraissait, que le colonel avait quittéBenfield-Lodge immédiatement après la conversation qu’il avait eueavec sir Edward, et qu’il était allé coucher à une auberge voisine,après avoir prudemment ordonné à son domestique de venir l’yrejoindre au point du jour, avec tous ses bagages. De là, s’étantprocuré une chaise de poste, il se rendit au logement occupé parles Jarvis ; mais on ne put jamais savoir par quels argumentsil avait si promptement décidé miss Jarvis à fuir avec lui. Lesremarques de Mrs Jarvis et de miss Sarah prouvaient qu’ellesétaient persuadées que le colonel n’avait jamais aimé que Marie,qu’il avait eu l’adresse de leur fasciner les yeux à tel point,qu’elles voyaient, sans en prendre d’alarme, la cour assidue qu’ilfaisait à Jane. Le succès d’une telle duplicité faisait espérer auxMoseley qu’on ignorerait toujours combien Jane avait été près dedevenir sa victime.

Dans l’après-dînée, M. Jarvis reçut unelettre qu’il s’empressa de communiquer au baronnet et à Denbigh.Elle venait d’Egerton, et était conçue dans les termes les plusrespectueux ; il cherchait à excuser l’enlèvement de Marie parle désir qu’il avait eu d’éviter les délais que lui aurait faitéprouver la publication des bans, lorsqu’il craignait à toute heured’être appelé à son régiment.

Cette judicieuse apologie était accompagnée demille promesses de se montrer le plus tendre des époux et lemeilleur des fils. Les fugitifs étaient sur la route d’Écosse, d’oùils avaient l’intention de se rendre à Londres, pour y attendre lesordres de leurs parents.

Le baronnet, d’une voix tremblante d’émotionen pensant aux souffrances de sa fille, félicita M. Jarvis dece que les choses n’avaient point pris une plus mauvaisetournure ; tandis que Denbigh, se mordant les lèvres, ne puts’empêcher, de dire que la stipulation des dots eût pul’embarrasser davantage que la publication des bans ; carEgerton n’ignorait pas que les Jarvis venaient d’hériter de vingtmille livres sterling d’une vieille tante.

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