Précaution

Chapitre 7

 

Lesruses de l’amour sont vieilles comme le monde, et elles trompenttoujours, parce qu’elles n’attaquent que les jeunes cœurs.

GAY.

Un mois s’écoula dans les amusementsordinaires de la campagne, et pendant ce temps lady Moseley et Janemanifestèrent l’une et l’autre le désir d’entretenir leursrelations avec les Jarvis. Émilie en fut surprise ; elle avaittoujours vu sa mère fuir avec une antipathie prononcée la sociétédes personnes sans éducation, qui souvent faisaient subir à sadélicatesse des assauts qui lui étaient insupportables. Mais cequ’elle concevait le moins, c’était la conduite de Jane, qui, dèsle premier jour, avait déclaré qu’elle ne pouvait souffrir leursmanières grossières. Eh bien ! c’était Jane au contraire qui,à présent, les recherchait la première, et qui même quittait lasociété de ses sœurs pour celle de miss Jarvis, surtout si lecolonel Egerton était auprès d’elle. L’innocence d’Émiliel’empêchait de découvrir les motifs qui pouvaient avoir causé unchangement aussi extraordinaire ; mais elle en gémissait etredoublait de tendresse pour celle qui semblait ne plus l’aimerautant.

Pendant quelques jours, le colonel avait parubalancer sur laquelle des jeunes amies il ferait tomber sonchoix ; mais son irrésolution ne fut que passagère, et bientôtJane obtint évidemment la préférence. En présence des Jarvis ils’observait davantage, faisait une cour moins assidue ; sesattentions se répartissaient plus également sur toutes les jeunespersonnes de la société. D’ailleurs il n’avait pas seul leprivilège de paraître aimable ; John, sans s’en douter,faisait aussi des conquêtes ; il devait être baronnet, etc’était déjà une recommandation aux yeux des miss Jarvis.

John, par charité, avait pris en main ladirection des parties de chasse du capitaine ; presque tousles matins ils faisaient ensemble des excursions dans la plaine, etdepuis ce moment le colonel était devenu tout à coup chasseurintrépide. Les dames les accompagnaient souvent, et le rendez-vousgénéral était à Moseley-Hall.

Un matin que tout était préparé pour unepromenade à cheval, au moment où la troupe joyeuse allait partir,Francis Yves arriva dans le cabriolet de son père, et retarda uninstant le départ. Francis était adoré de toute la famille Moseley,et il fut reçu à bras ouverts. Il apprit que l’intention des jeunesgens était de faire une halte au presbytère, au milieu de leurexcursion champêtre : il dit que, loin de les retenir, il leurdemandait la permission de les accompagner. Puis, jetant un regardexpressif sur la mère de Clara, il pria sa bien-aimée d’accepterune place à côté de lui ; celle-ci regarda sa mère, et lisantson consentement dans ses yeux, elle monta en rougissant dans lavoiture, et toute la troupe se mit en marche.

John, qui avait un excellent cœur, et quiaimait sincèrement Clara et Francis, persuadé que les deux amantsavaient des nouvelles importantes à se communiquer, et qu’ilsseraient bien aises d’être à l’abri des importuns, se mit à piquerdes deux, et appelant le capitaine Jarvis et sa sœur, il sembla lesdéfier à la course. Ceux-ci faisaient les plus grands efforts pourle suivre.

– Allons, courage ! capitaine,courage ! s’écria John, et en retournant la tête il s’aperçutqu’ils avaient laissé le cabriolet bien loin derrière eux, et queJane et le colonel Egerton ne les suivaient aussi qu’à une assezgrande distance.

– Parbleu ! mon cher, vous n’avezpoint votre pareil ; je n’ai jamais vu de cavalier de votreforce, si ce n’est pourtant votre aimable sœur ; etl’intrépide Amazone, encouragée par ce compliment, mit son chevalau galop, comme pour montrer qu’elle le méritait, et disparutbientôt suivie de son frère.

– Modérons-nous à présent, Émilie, ditJohn en se rapprochant d’elle ; mon manège a réussi, et jen’ai pas envie de crever mon cheval pour leur bon plaisir.Savez-vous que nous allons être bientôt de noce ? Émilie leregarda d’un air d’étonnement.

– Oui, ajouta-t-il, Francis vient enfind’obtenir un bénéfice ; je l’ai lu dans ses yeux au premierabord. Il avait un air de mystère, et en même temps de ravissement.Je suis sûr qu’il a déjà calculé plus de douze fois le produit dela dîme.

John ne se trompait pas dans ses conjectures.Le comte de Bolton lui avait donné la cure de sa paroisse sansqu’il l’eût sollicitée ; et dans ce moment même Francispressait la timide Clara de fixer le jour où elle récompenseraitenfin sa constance et son amour. Clara, trop peu coquette pour sefaire prier, lui promit d’être à lui aussitôt après soninstallation, qui devait avoir lieu la semaine suivante. Ce pointimportant une fois réglé, les amants se mirent à former milleprojets délicieux, mille petits arrangements par lesquels lajeunesse aime tant à combler le vide de l’avenir.

– Docteur, dit John, qui, arrivé lepremier au presbytère, attendait sur la porte, avec M. Yves,l’arrivée du cabriolet, savez-vous que votre fils pousse laprudence à l’excès ? Voyez comme il va au pas, comme il ménageson cheval ! Ah ! vous voilà donc enfin, dit-il l’instantd’après en les aidant à descendre ; puis posant ses lèvres surles joues brûlantes de sa sœur, il lui dit à l’oreille d’un aird’importance :

– Vous n’avez besoin de me rien dire, machère, je sais tout, et je vous donne mon consentement.

Mrs Yves accourut pour serrer dans sesbras sa future belle-fille ; et l’air de satisfaction quirégnait dans ses yeux, au regard de bienveillance que le bonministre jeta sur elle, Clara vit bien que son mariage étaitdécidé.

Le colonel Egerton félicita Francis sur sanomination à la cure de Bolton avec une chaleur et un empressementqui paraissaient sincères ; et dans ce moment, Émilie trouvapour la première fois qu’il était aussi aimable qu’on le disaitgénéralement. Les dames firent aussi chacune leur compliment, etJohn poussa le bras du capitaine comme pour lui dire de ne pasrester en arrière.

– Parbleu ! Monsieur, s’écria lecapitaine, il faut convenir que vous avez du bonheur d’obtenir unesi belle cure avec aussi peu de peine ; quant à moi, je vousen félicite de tout mon cœur. On dit que la dîme sera bonne, ettant mieux ! Tout ce que je vous souhaite, c’est qu’elledevienne encore meilleure.

Francis le remercia en souriant, et bientôtJohn donna le signal du départ.

Dès qu’ils furent de retour et que le baronneteut appris l’état des choses, il promit à Francis de ne pasretarder plus longtemps son bonheur, et il fixa lui-même le mariageà la semaine suivante.

Après le dîner, lady Moseley, se trouvantseule au salon avec sa sœur et ses filles, se mit à parler desapprêts de la cérémonie et des invitations qu’il fallait faire.Elle avait aussi son faible ; c’était d’aimer à briller dansl’occasion, et elle voulait que le mariage de sa fille fît du bruitdans les environs. Elle commençait à peine à développer les plansmagnifiques qu’elle méditait, lorsque Clara l’interrompit en luidisant :

– Ah ! de grâce, ma chère maman,permettez que notre union se célèbre sans pompe ; c’est ledésir de M. Yves. C’est aussi le mien, et souffrez qu’aussitôtaprès la cérémonie nous allions prendre tranquillement possessionde notre modeste presbytère.

Sa mère essaya de faire quelquesobjections ; mais Clara l’embrassa tendrement, la supplia,presque les larmes aux yeux, de ne pas lui refuser la dernièregrâce qu’elle lui demandait, et lady Moseley sacrifia son amourpour l’apparat à sa tendresse pour sa fille.

Clara, ivre de joie, l’embrassa de nouveau,et, accompagnée d’Émilie, elle quitta l’appartement.

Jane s’était levée pour les suivre ;mais, apercevant par la fenêtre le tilbury du colonel Egerton, ellereprit sa place et attendit son arrivée avec impatience. Il étaitenvoyé, dit-il, par Mrs Jarvis pour prier miss Jane de luifaire l’amitié de venir passer une partie de la soirée avec sesfilles. Elles avaient quelques projets en tête, pour lesquels elleleur était absolument indispensable.

Mrs Wilson regarda gravement sa sœur, quiexprimait son consentement au colonel par un doux sourire ; etsa fille, qui l’instant d’auparavant avait oublié qu’il existât aumonde d’autre personne que Clara, courut chercher son châle et sonchapeau, afin, disait-elle, de ne pas faire attendre trop longtempsle colonel.

Lady Moseley la suivit des yeux par lafenêtre, jusqu’à ce qu’elle l’eût vue prendre place dans letilbury, et elle revint ensuite s’asseoir auprès de sa sœur d’unair de contentement et de satisfaction.

Pendant quelque temps les deux sœurs gardèrentle silence, chacune leur ouvrage à la main, car elles n’avaient nil’une ni l’autre assez de déférence pour la mode pour rougir detravailler elles-mêmes. Elles semblaient livrées toutes deux àleurs réflexions, lorsque enfin Mrs Wilson lui demanda tout àcoup :

– Quel est donc ce colonelEgerton ?

Lady Moseley la regarda de l’air du plus grandétonnement, et il lui fallut quelques minutes avant qu’elle pûtrépondre :

– Mais sans doute, le neveu et l’héritierde sir Edgar Egerton, ma sœur. Ces paroles furent prononcées d’unton positif, comme s’il n’y avait plus rien à dire. Mrs Wilsonn’en continua pas moins :

– Ne croyez-vous point qu’il fasse lacour à Jane ?

Le plaisir étincela dans les yeux brillants delady Moseley, et elle répondit :

– Le croyez-vous, ma sœur ?

– Oui, sans doute, et pardonnez-moi si jevous parle avec franchise, mais il me semble que vous avez eu tortde permettre à Jane de l’accompagner sans vous.

– Et pourquoi donc, Charlotte ?Quand le colonel Egerton se donne la peine de venir chercher mafille de la part d’une amie, n’y aurait-il pas une sorte degrossièreté à le refuser ? ne serait-ce pas montrer uneméfiance coupable, lorsqu’il a pour elle des attentions sidistinguées ?

– Le refus d’une demande inconvenante estune offense très vénielle, selon moi, reprit Mrs Wilson avecun sourire. Comme vous le dites, ma sœur, les attentions du coloneldeviennent de jour en jour plus marquées. Je veux croire que sesvues sont honorables ; mais il me semble qu’il n’est pas moinsimportant de s’assurer s’il est digne d’être l’époux de Jane, quede savoir s’il songe sérieusement à le devenir.

– Et que pouvons-nous désirer de plus quece que nous savons déjà ? vous connaissez son rang, safortune, nous sommes à même d’apprécier son caractère ; etd’ailleurs cette étude regarde particulièrement Jane : c’estelle qui doit vivre avec lui ; c’est à elle de voir s’il luiconvient sous ce rapport.

– Je ne lui conteste point safortune ; mais je me plains que nous lui supposions lesqualités les plus essentielles, sans avoir la certitude qu’il lespossède. Ses principes, ses habitudes, son caractère même, noussont-ils bien connus ? Je dis nous, car vous savez, ma sœur,que vos enfants me sont aussi chers que s’ils étaient lesmiens.

– J’en suis persuadée, dit ladyMoseley ; mais je vous le répète, ces choses-là regardentJane : si elle est contente, je n’ai pas le droit de meplaindre. Je ne chercherai jamais à exercer la moindre influencesur les affections de mes enfants.

– Si vous disiez que vous ne lescontraindrez jamais, je serais de votre avis ; mais influencerou plutôt diriger les affections de son enfant, et surtout de safille, c’est un devoir aussi impérieux que de détourner d’elle tousles malheurs qui peuvent la menacer.

– J’ai rarement vu cette entremise desparents produire de bons effets.

– Vous avez raison ; car, pour êtreutile, il faut qu’elle ne se voie pas, à moins de circonstancesextraordinaires. Excusez-moi, ma sœur, mais j’ai remarqué plusd’une fois que les parents donnent presque toujours dans lesextrêmes, se faisant un système ou de choisir eux-mêmes pour leursenfants, ou d’abandonner tout à fait ce choix à leur vanité flattéeet à leur inexpérience.

– Eh bien ! si vous étiez à maplace, que feriez-vous donc pour détruire l’influence que j’avoueque le colonel gagne tous les jours sur l’esprit de mafille ?

– Je ne vous cacherai pas que lecaractère de Jane rend cette tâche plus difficile. Elle donnetellement carrière à son imagination, qu’elle est plus qu’une autreaccessible à la flatterie. L’homme qui saura la flatter adroitementest sûr d’obtenir son estime. Elle ne manquera pas de lui prêterles qualités les plus brillantes ; elle ne les verra plus qu’àtravers le prisme le plus flatteur, et son cœur se sera donné sansretour avant que l’illusion soit détruite.

– Mais enfin que feriez-vous ? ditlady Moseley, qui ne se sentait pas convaincue.

– Peut-être est-il déjà un peu tard pourprévenir le mal ; mais du moins je ne négligerais rien pourl’arrêter dès son principe. Je redoublerais de vigilance etd’attention ; je chercherais à tracer à ma fille des règles deconduite dont elle reconnût la justice, dont elle pût faireaisément l’application ; je m’efforcerais de rendreinsensiblement les relations moins fréquentes, pour prévenirl’intimité qui pourrait en résulter ; et surtout,ajouta-t-elle avec un sourire, tandis qu’elle se levait pour seretirer, je me garderais bien de leur fournir moi-même l’occasionde se trouver ensemble ; et je ne voudrais pas, au risque deparaître impolie, exposer moi-même ma fille au danger, etcompromettre ainsi son bonheur.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer