Prime jeunesse

X

Mon frère, qui était toujours mon conseillerintime et secret, ne semblait pas prendre au tragique mes insuccèsen littérature scolaire, et voici, sur son papier mince, jauni parle temps, l’exposé de ses idées là-dessus, tel que je le retrouvedans une de ses lettres de décembre 1864, – mêlé du reste à ladescription de l’une des pluies torrentielles de là-bas inondantles immenses palmes de son jardin, dans son île basse et baignéed’eau chaude à l’embouchure du Mékong :

« J’y vois à peine pour t’écrire, monpetit frère chéri, tant il fait sombre en ce moment dans ma pauvrecase en bambou ; c’est le déluge biblique qui tombe sur notreîle de Poulo-Condor. (Cette case, comme il l’appelait, je la savaispar cœur, tant il me l’avait décrite, avec même des plans àl’appui ; je connaissais aussi bien que lui-même le gîte deShao, son petit esclave annamite, le gîte de ses chevaux, celui deses chiens, et le chai où l’on rencontrait toujours des serpents.)Vois-tu, rien chez nous ne ressemble à des orages pareils ;même ceux qui ont le bon esprit de se déchaîner sur la Limoise lejeudi soir, à point pour t’empêcher de rentrer à Rochefort, nepeuvent t’en donner aucune idée ; ce sont des seaux d’eaulancés à tour de bras contre mon toit ; les belles plantes,les belles fleurs de mon jardin sont couchées comme par des coupsde cravache ; j’ai autour de ma case des palmes d’au moinscinq mètres de long qui se penchent pour déverser des cascades, etma chienne Mirette, qui croit à la fin du monde, est venue seblottir toute mouillée entre mes jambes. Je ne te promets pas de teramener Shao, car il est en train de devenir sacripant ; maisquant à Mirette, celle-là, attends-toi bien à la voir arriver auprintemps avec moi, et recommande, je t’en prie, à M. Sourisde ne pas lui crever les yeux. » Je repense à tes places,réitérés et honorables, de 21e sur 22 en narration française, maisje ne m’en inquiète pas trop, pas autant que papa, jel’avoue ; néglige sans crainte les plus belles fleurs de larhétorique de ton caïman ; écris comme tu penses, aieconfiance en tes petits moyens, sois naturel, c’est la meilleuremanière de te rapprocher des premières places… » Maintenant,figure-toi que l’orage est déjà passé ; ici cela ne traîne pascomme en Saintonge, trois ou quatre lambeaux de nuages restentencore là-haut, mais le soleil est revenu aussi torride qu’avant etil fait briller des milliers de perles de cristal sur lesfeuilles.

Si tu pouvais voir comme tout est bien lavé etétincelant ; c’est d’un vert trop vert, que l’on ne connaîtpas chez nous ; les fleurs couleur feu d’un certain arbustetropical qu’on appelle « le Flamboyant » ressemblent àdes pièces d’artifice qui éclateraient dans toute cette étonnanteverdure, et les grands papillons recommencent déjà à sortir. Labonne sœur de l’hôpital m’a confectionné une papillonnette pour queje puisse t’en attraper. » Je t’embrasse mille fois sur tesjoues bien douces, mon petit frère. » G… »

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