Prime jeunesse

XXII

Au crépuscule d’une journée de février,j’étais à étudier mon piano, avec un peu de froid aux doigts, dansnotre salon de Rochefort maintenant chauffé trèsparcimonieusement ; j’avais repris un morceau classique de monenfance, délaissé naguère comme trop facile : l’Orage, deSteibelt, où la foudre gronde dans les notes basses et où tout àcoup on entend, au milieu d’une sorte de menuet pastoral, commetomber les gouttes d’une grande pluie… Un frôlement de soie me fittourner la tête et je vis ma sœur, entrée sur la pointe du pieddans une élégante toilette noire que je ne lui connaissais pas, lapremière après ses crêpes de deuil ; depuis des mois, dureste, je n’avais plus connu de robe neuve à la maison.

– Oh ! sœur, comme tu es belleaujourd’hui !

– Ça !… C’est ma robe de mariée que j’aifait teindre et un peu retoucher. – Elle avait répondu à voixbrève, comme pressée d’aborder un sujet moins futile. – J’ai à teparler, mon cher petit, dit-elle, à te parler d’une chose biensérieuse…

Alors je m’arrêtai tremblant, car depuisl’année dernière les mauvaises nouvelles se succédaient chez nous…Quoi donc encore ?…

– Je viens de causer avec papa et maman,continua-t-elle, et ils m’ont chargée de venir t’annoncer que, vule changement de leur situation, ils ne s’opposeront plus à ce quetu entres à l’École Navale si tu en as toujours le goût, parce quelà tu pourras gagner ta vie deux ou trois ans plus tôt qu’àPolytechnique.

Ah !… Enfin !… Je reçus toutefois lanouvelle sans broncher, tant j’étais depuis longtemps convaincu quecela finirait ainsi, puisque je l’avais si bien décidé en moi-même.Pourtant un petit frisson, moitié de joie moitié de terreur, mepassa de la tête aux pieds, en présence de cet avenir de voyages etd’aventures qui pour tout de bon venait de m’être ouvert.

– Dis-leur, répondis-je, dis-leur que oui,bien entendu, je le désire toujours ; dés demain s’ils leveulent, je suis prêt à entrer dans le cours de Marine.

– Alors soit, et à la grâce de Dieu, monchéri ! Après m’avoir embrassé presque solennellement, elles’en alla, au froufrou excessif de sa pauvre belle robe reteinte,dont l’étoffe sans doute avait été trop raidie par l’apprêt.

Quand elle fut partie, je repris l’Orage deSteibelt, par crânerie, pour faire comme si de rien n’était, etcette pluie, qu’imitaient les notes perlées tombant de partout surl’air de menuet du vieux temps, me fit penser aussitôt à cetteondée tropicale sur les grandes palmes d’un jardin de là-bas, quim’avait été décrite l’année précédente par mon frère. Donc, c’étaitcertain, je verrais cela à mon tour, cela et tant d’autres chosesencore… Oui, mais ces séparations de deux années, à l’autre bout dumonde, ces longs exils pendant lesquels certaines des figureschéries qui m’entouraient et qui étaient déjà vieilles,hélas ! pourraient mourir… Soudain, je m’aperçus que tout sebrouillait devant mes yeux, je ne distinguais plus mes notes, jepleurais…

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