Prime jeunesse

XXIII

Deux jours après, je quittai la classe dephilosophie pour entrer dans le cours de Marine, avec ces élèvesqui pour la plupart portaient ceinture rouge, affectaient le genrematelot et couvraient leurs cahiers de dessins représentant desnavires. Des navires, je n’en dessinais point, moi ; jamais,même dans mes plus jeunes années, je n’avais pensé à demander,comme cadeaux, de ces petits modèles de voiliers ou de steamers quel’on donne à presque tous les enfants ; non, dans mon futurmétier, ce n’était pas précisément ce côté-là qui me captivait,mais la mer, le grand large et surtout, il va sans dire, les riveslointaines des colonies, où l’on aborderait sous des palmiers…

Dans quatre ou cinq mois devait avoir lieu leredoutable concours ; on n’espérait guère que je serais reçucette première année, mais admissible seulement, ce qui exigeaitdéjà pas mal de travail. Et malgré mes flâneries, malgré mes enviesde monter à cheval et de courir dans les bois, je plongeai aumilieu des spéculations glacées de l’algèbre et de la trigonométriesphérique ; j’y apportai quelque courage et même une sorted’intérêt mêlé de stupeur, me demandant parfois : Somme toute,qu’est-ce que tout cela ? Est-ce réel, est-ce que vraimentcela existe ?… Développements à n’en plus finir, aussistériles que compliqués, de ce petit axiome, déjà factice parlui-même : deux et deux font quatre. N’est-ce pas plutôtnous-mêmes qui créons au fur et à mesure ces vérités mathématiques,du fait seul de les énoncer ?… Déjà, dans mon esprit d’enfant,j’avais pressenti une transcendante inanité derrière le déroulementde tant de formules précises ; j’avais entrevu comme à traversun nuage ce que plus tard le métaphysicien Henri Poincaré devaitexprimer d’une façon géniale.

Une angoisse pesait maintenant sur moi sanstrêve, bien que mes parents m’eussent affirmé en dernier ressortqu’ils avaient trouvé enfin un arrangement pour ne pas vendre notremaison héréditaire et qu’ils se borneraient à en louer la plusgrande partie ; certes, c’était là le point capital, mais rienque cette perspective d’installer des étrangers chez nous mesemblait la plus révoltante des profanations. Renoncer à ma chambred’enfant et m’installer ailleurs, dans une chambre sur la cour,m’était intimement cruel, et ce qui me déchirait plus encore,c’était la pensée qu’il faudrait renoncer à notre salon de famille,– le « salon rouge », – voir partir les fauteuils surlesquels des créatures bénies prenaient place en cercle à nossoirées du dimanche, voir enlever mes pianos et décrocher les chersportraits. Oh ! pour ce salon, j’avais supplié, supplié leslarmes aux yeux, afin que l’on cherchât encore à le sauver, par unecombinaison suprême… Cette sorte de faiblesse morale, que j’aitoujours eue, de m’attacher à des lieux, à des objets, aussidéraisonnablement qu’à des êtres, me faisait par trop souffrir, etmon sommeil en était tourmenté chaque nuit.

Cependant le printemps revint et ramena sestoujours pareilles petites griseries ; je repris mes jeudis àla Limoise, – une Limoise devenue triste, il est vrai, depuis queLucette dormait au cimetière. Mes congés plus longs (Pâques,Pentecôte), je les passais à Fontbruant, chez ma sœur, et là jecommençais à aimer déjà beaucoup ma chambre presque paysanne, auxépaisses murailles, couvertes des blancheurs immaculées de lachaux.

Enfin arriva l’époque tant redoutée duconcours pour l’École Navale. J’ai un souvenir encore oppressant dela dernière semaine d’effort, où il me semblait que je ne savaisplus rien, où je voulais repasser à la fois toutes les matières duprogramme, ne sachant auxquelles courir, et où me torturait leremords de n’avoir pas travaillé comme j’aurais dû le faire. Lelieu que j’avais alors presque uniquement adopté pour salle d’étudeétait la chambre de tante Claire. Il est vrai, comme l’enfantillagene perdait jamais ses droits sur moi, le théâtre de Peau d’Âne,très agrandi maintenant, était installé près de ma table à écrire,et un décor presque fini, qui m’enchantait, y restait monté àdemeure. Cela représentait les jardins de la Fée des Ondes ;au fond du tableau, dans une demi-lumière glauque, on apercevait,au-dessus de rochers chaotiques, un vague soleil rendu imprécis pardes gazes vertes tendues sur les petits lointains étranges. (Lessous-marins ne m’avaient pas appris encore que le soleil, vu àtravers des couches d’eau marine, au lieu de verdir, s’assombritdans des rouges sanglants et sinistres.) Aux premiers plans,s’enchevêtrait une extravagante végétation de madrépores, descoraux blancs ou rouges, et il y avait, comme personnagesaccompagnant la fée, des dauphins et des conques argonautes ;pour leur donner des reflets nacrés, à ces figurants-là, je lesavais recouverts des élytres d’un vert métallique de certainsscarabées qui, l’été dernier, étaient venus s’abattre en nuage,comme les sauterelles du désert, sur les bois de Fontbruant.

C’était un mercredi que le concours devaitfinir, et chaque jour je répétais à tante Claire cette sorte derefrain plaintif : « Oh ! bonne tante, si tu savaiscombien je voudrais le voir arrivé, ce mercredi soir ! »– Il arrivera, mon pauvre enfant, ton mercredi soir ;patience, je te promets qu’il arrivera, finit-elle par me répondre,d’un ton devenu presque solennel, que je ne lui connaissais pas etqui donna tout à coup je ne sais quoi de sibyllin à cette phrase,semblable pourtant aux vérités qu’énonçait M. de laPalice. Il arrivera, oui, ton mercredi soir, et il passera, et ilen arrivera d’autres, dans ta vie, des soirs ou des matins, plusdésirés encore que celui-là, qui t’auront donné l’illusion dedevoir t’apporter des petites délivrances… ou même des grandes…mais qui sans doute… Elle s’arrêta et je vis sa figure changer, sesyeux se dilater comme pour regarder dans le lointain de sessouvenirs… Sans avoir eu besoin de finir sa phrase, elle venait deme donner un aperçu, tout nouveau pour moi, du néant de la vie, dunéant de l’avenir et de l’espoir ; en même temps un indice, unsoupçon m’était venu de ce qu’avaient pu être jadis ses déceptionsde cœur, et de ce que pouvaient être maintenant les tristesses deson existence enclose, pauvre vieille fille sans joies, quivolontairement s’était sacrifiée pour nous tous !…N’était-elle pas un peu tyrannisée par sa maman, ma grand-mère,pourtant bien bonne, mais qui se faisait soigner comme unbébé ? Et tyrannisée aussi par moi, cette pauvre « tantegâteau », ainsi qu’on l’appelait chez nous, par moi quil’avais pliée à toutes mes volontés ? Avec remords, je jetaiun regard circulaire sur sa chambre, vieillotte mais gentille,ornée de tableaux et de glaces qui venaient de notre maisond’autrefois dans l’île. Elle était si soigneuse de ces choses, elleaimait tant les voir dans un ordre parfait !… Et moi quiencombrais tout, avec mes cahiers pêle-mêle, mes dictionnaires, mestables de logarithmes, mon théâtre, mes pinceaux, les retailles decarton de mes décors et mes défilés d’étranges poupées…

Pauvre tante Claire !… Pourtant jel’aimais bien, et cette fois fut la première où je me promis quej’allais ranger tout cela bien vite, – et que même, plus tard,quand elle serait morte, je conserverais sa chambre intacte, commeun sanctuaire de son souvenir.

C’est ce que j’ai fait du reste. Voici trenteans bientôt qu’elle nous a quittés, et sa chambre est restée telleque si elle venait d’en sortir pour y revenir demain ; dansses tiroirs, dans ses armoires, elle retrouverait toutes sespetites affaires, devenues pour moi des reliques. Il ne m’arrived’encombrer cet humble sanctuaire que momentanément, de loin enloin, au retour de mes grands voyages, pour y déposer, enattendant, les objets précieux et fragiles que j’ai rapportés etqui me semblent plus en sûreté qu’ailleurs dans cette chambretoujours close ; c’est un peu comme au temps où j’étalais làmes jouets et mes décors, en disant : je te confie tout ça,bonne tante… Puisque j’ai commencé d’empiéter ici sur l’avenir, jevais conter le plus singulier de tous les envahissements de lavieille immuable chambre par d’exotiques bibelots. L’époque desconcours de l’École Navale était depuis des années perdue au fondde l’abîme des temps et un autre siècle venait même decommencer ; je rentrais de l’expédition de Chine où une chancetrès rare m’avait fait habiter dans un logis intime del’Impératrice, et, en arrivant chez moi, j’avais jeté sur le lit detante Claire des robes, des brocarts lourdement splendides ayantappartenu à cette Souveraine qui fut une sorte de Sémiramis etsurtout de Messaline. Quelle étrange destinée avait amené cesrapprochements ! Qui donc aurait jamais pu prédire que cescostumes de vieille coquette, ces atours qui avaient dû traîneravec elle dans les plus somptueuses luxures, au fond d’un palais silointain et si interdit, viendraient s’échouer un jour sur cemodeste lit de sainte et d’ascète !…

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