Prime jeunesse

VII

La dernière semaine avant le mariage de masœur avait amené chez nous une agitation très gaie. Des domestiquesqui nous avaient quittés naguère pour se marier et s’établir dans« l’île », s’étaient fait une joie de revenir, pour aiderà toutes choses, et le soir, à la cuisine, on ne manquait jamais dedanser un bal de Saintonge (une vieille danse du pays qui, enOléron surtout, s’était conservée). Dès que je me rappelais que masœur était sur le point de déserter la maison, je me sentais lecœur serré affreusement, mais quand même, j’allais danser moiaussi, bien entendu, avec ce brave monde, et chanter le vieuxrefrain qui nous faisait sauter tous en rond :« Ah ! Ah ! à la pêche aux moules, Je ne veux plus yaller, maman, Les garçons de Marennes m’avant pris mon panier,maman ! » Quand vint le grand jour, ma sœur voulutm’avoir à côté d’elle dans sa voiture, et à côté d’elle aussi aucortège, la tenant par la main. J’étais bien un peu âgé pourfigurer ainsi en petit garçon, mais le public nous savait siinséparables l’un de l’autre, que cela parut tout naturel. Frisé cejour-là avec art, j’avais une veste très ouverte sur un gilet desatin blanc, et des gants « beurre frais », la teinte àla mode. Sur notre passage, je recueillis quelquescompliments : « Ah ! il est gentil ! » etj’y fus très sensible, car, à cette époque déjà, mon physique medéplaisait et j’aurais aimé le changer, – ce à quoi je me suisefforcé plus tard avec un enfantillage persistant. Non, je ne meplaisais pas, je n’étais pas du tout « mon type ».

Un vieux usage de notre province voulait quel’on brûlât tous les balais en feu de joie le jour du mariage de lafille de la maison. Après le dîner donc, – car en ce temps-là undîner de noces était obligatoire, – les domestiques allumèrent aufond de la cour ce feu traditionnel, puis se mirent à danser desrondes autour, et naturellement ce fut irrésistible, la petiteJeanne, la petite Marguerite et moi, nous nous échappâmes du salonpour entrer dans la ronde, en chantant nous aussi à tue-tête le balde Saintonge.

« Ah ! Ah ! à la pêche auxmoules… » J’étais follement gai, avec de temps en temps uneenvie soudaine de pleurer à l’idée que ma sœur s’en iraitdemain ; je me sentais très tendre aussi, avec une tendance àme jeter au cou de tout le monde, et voici que, sans m’enapercevoir, je changeais les paroles classiques de la danse :« Ah ! Ah ! à la pêche aux moules, Sœur va nousquitter, maman ! Les garçons de Marennes, Sœur va nousquitter ! » À vrai dire, j’avais bu sensiblement trop dechampagne, ainsi que mes deux petites camarades, et ce liât lapremière des trois fois de ma trop longue existence où l’on me vitun peu gris. (La seconde fois, ce fut à New York, étant déjàaspirant de marine, à un banquet d’une Société de tempérance oùquelques convives étaient tombés sous la table. Et la troisième, cefut il y a une trentaine d’années, à Constantinople, au redoutablepalais d’Yeldiz, la nuit où l’on me présenta au chef des Croyants,dans un kiosque féerique, d’où l’on voyait de loin flamber Stambouldévoré par un immense incendie. Certain champagne rose très douxm’avait trahi, et quelle ne fut pas mon angoisse quand je crus voirune buée se former tout à coup devant mes yeux pour m’embrumerl’image du « Sultan rouge » qui m’indiquait une chaise àses côtés !) « Ah ! Ah ! à la pêche auxmoules… » Plusieurs émissaires nous avaient été délégués, ànous les trois petits qui sautions si bien autour de la flamme,pour nous conjurer de rentrer au salon ; mais nous ne voulionsrien savoir. Il fallut que la mariée en personne vînt nous prendrepar les sentiments pour nous ramener. Elle y gagna d’êtrecontrainte par sa vieille bonne à danser elle-même un tour de Pêcheaux moules, ce à quoi du reste elle se prêta avec la meilleuregrâce du monde, en relevant sa traîne blanche.

Après qu’elle nous eut époussetés, repeignés,bassiné le front avec de l’eau fraîche, elle se risqua à nousprésenter à l’assistance, qui me réclamait pour m’entendre aupiano. Ne me sentant pas encore tout à fait d’aplomb, je choisisdans mon répertoire un morceau banal et facile, que je jugeaiscomme très au-dessous de moi : des variations sur la romancede la Violette.

Oh ! surprise, je jouai avec un brio toutà fait anormal, mais sans faire de fausse note, et il y eut surtoutun certain finale « Alla militare » qui me valut untriomphe.

Un peu plus tard, dans la soirée, me sentantcalmé, je choisis comme morceau de rappel un Nocturne de Chopin, oùje mis toute ma petite âme d’enfant, mais qui n’obtint qu’un succèsd’estime. Seules, la mère de Lucette et ma bien-aimée maman à moi,– qui avaient ce soir-là beaucoup de roses dans les dentelles deleurs bonnets, – s’en montrèrent émues : « C’est que tuas vraiment bien joué ça, petit ! » me dit l’une d’elles.« Ce n’est pourtant guère de la musique de son âge »,répondit ma mère, en me couvrant d’un regard de mélancoliqueinquiétude que je revois encore…

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