Prime jeunesse

III

Par ailleurs, sauf l’absence de Lucette, aucunchangement dans notre vie de famille, où mon frère n’avait faitqu’une courte apparition, l’an dernier, entre ses exils aux deuxbouts du monde. Dès les premières fraîcheurs d’automne, nos soiréesdu dimanche, les seules où l’on me permettait de veiller, avaientrecommencé dans le salon rouge, devant les clairs feux de bois auxlongues flammes gaies. Ce cher vieux salon rouge, c’est moi-même,hélas ! qui l’ai détruit, il y a une trentaine d’années,trouvant qu’il était par trop démodé sans cependant l’êtreassez ; en ce temps-là, il est vrai, les figures chéries quil’avaient animé pendant mon enfance étaient encore de ce monde etj’avais pu les consulter sur cette transformation ; mais,aujourd’hui que toutes ont plongé dans l’abîme des temps révolus,que ne donnerais-je pas pour retrouver seulement le « salonrouge » qui me les rappellerait davantage !… Oh !comment ai-je pu le détruire ?…

Hélas ! puisque c’est fait, au moins quej’essaie d’en prolonger le souvenir en le décrivant un peu.

Assez grand pour donner le soir des recoinsd’ombre, il était dans des nuances volontairement sans éclat ;sur ses murs descendaient du haut en bas de larges raies de deuxtons de chamois, séparées par des dorures très discrètes ; peud’or, même sur les portes, car mon père tenait à ce que tout fûtsimple.

Les meubles marquaient la fâcheuse périodeLouis-Philippe, acajou, velours rouge coupé par des bandes detapisserie. La « garniture de cheminée », obligatoire àcette époque, était belle et sévère, bronze et marbre noir, hautscandélabres et grande pendule dont les personnages représentaientune allégorie de la Charité. Les portraits de famille avaient descadres tous pareils, noir et or, avec des angles cintrés qui leurdonnaient quelque chose de presque religieux. Toujours des fleursfraîches, et cependant une impression d’austérité huguenote sedégageait de l’ensemble ; du reste, à une place d’honneur,trônait sur une table une énorme vieille Bible du XVIIe, qui avaitservi pendant plus de deux siècles aux lectures à haute voix desancêtres, le soir, avant l’instant de s’agenouiller tous ensemble,avec même leurs domestiques, pour la prière finale de chaquejournée.

Cependant elles n’avaient rien d’austère, nossoirées du dimanche, oh ! non, mais plutôt de très gai, dansleur naïveté presque enfantine. Quand tout le monde, en sortant dela salle à manger, s’était assis là en cercle, je commençais pargambader au milieu, malgré mes treize ou quatorze ans, joyeux rienque de me sentir si entouré de ces douces protections, et jepensais : « À présent on va jouer, tout le mondeensemble, et à des choses si amusantes ! » S’amuser, oui,dans le sens innocent et puéril du mot ; jouer à ces« petits jeux » que les grandes personnes consentaientsoi-disant pour mon plaisir et celui de la petite Marguerite, maisqui au fond les amusaient aussi. Et ce fut, cette année-là commeles autres, ma grand-tante Berthe, la doyenne, qui s’y montra laplus brillante ; elle triomphait surtout dans le jeu du« chat derrière une porte », où elle avait desmiaulements parfois amoureux, parfois courroucés, en des tonalitéstoujours impossibles à prévoir, qui me donnaient des fous rires àen tomber par terre.

Notre vrai chat (monsieur Souris, déjàplusieurs fois nommé) s’en inquiétait lui-même, de ces miaulementsde tante Berthe, qui signifiaient peut-être des imprécationsterribles ou des propos inconvenants à force d’être tendres ;il dressait l’oreille et la regardait, avec un air de sedemander : « Quoi ? Quoi ?… Mais qu’est-cequ’elle dit, celle-là, qu’est-ce qui lui prend ? » Aumilieu du cercle que formaient les fauteuils et les robes àcrinoline, ce monsieur Souris, dit « la Suprématie »,dormait tout près du feu, en pleine confiance, très allongé, patteset queue étirées en leur plus grande longueur, à la façon des chatstrès heureux. De temps en temps je me baissais vers lui pour unecaresse, et il avait le réveil très aimable, répondant toujours parun petit « trr ! trr ! » qui voulaitdire : « Oh ! c’est toi !… Mon Dieu, quelbonheur d’être au monde, n’est-ce pas ? et de vivre dans unemaison pareille ! » À quoi je répondais, mentalement bienentendu : « Je ne saurais le contester, mon cherSouris ; mais tout de même il y a les revers de lamédaille ; ainsi, tel que tu me vois, je vais être obligé deme lever demain matin avant le jour, à cause d’une horreur deversion grecque qui n’a pas encore voulu sortir ! » Pourattester son dédain du grec, il se roulait alors avec destortillements de serpent, les quatre pattes en l’air, étalant surle beau rouge moelleux du tapis son petit ventre à pelaged’hermine, léché toujours avec tant de soin, qui était ce qu’ilavait de plus réussi dans sa personne plutôt disgraciée, – et engénéral, pour oublier les malheurs qui m’attendaient à l’aubeprochaine, je me roulais, moi aussi, à ses côtés. « Oh !disait tante Berthe en feignant l’indignation, – mais ce sont desmanières de bourricots dans les près ! » J’ai déjàbeaucoup parlé de ma grand-tante Berthe et de ma tante Claire.Mais, dans ce livre, qui sera comme une sorte de longue épitaphesur des tombes très vénérées, j’en ai jusqu’à présent omis deuxautres, et cela me semble un manquement à leur mémoire,puisqu’elles m’avaient tant chéri.

D’abord tante Corinne, celle qui avait imaginéde m’apporter une distraction bien inédite en me faisant faire dela photographie, chose encore toute nouvelle à cette époque. Laplupart de ces épreuves, bien maladroites, existent du reste encoreet m’éternisent un peu des reflets de chers visages. Tante Corinne,quelle figure candide et jolie elle avait, sous ses papillotes d’ungris clair d’argent, toujours si correctement roulées ! Etcombien elle était inaltérablement aimable, dans son effacementvoulu ! Jadis, pour obéir à un mari qui avait fait d’elle unemartyre, elle s’était exilée au loin, n’osant plus donner signe devie, et j’ignorais presque son nom, quand un beau jour, vers mesdix ans, devenue veuve, ruinée et seule, elle nous tomba du ciel,pauvre épave qui se réfugiait près de nous et que j’aimai aussitôt,comme si je l’avais toujours connue. Par crainte d’être une charge,elle avait absolument voulu tenir des écritures dans une maison decommerce, ce qui l’obligeait chaque jour à quitter la maison debonne heure.

Comme je subissais la même obligation matinaleà cause du collège, je ne manquais jamais d’aller aussitôt levégratter du bout des ongles à la porte de sa chambre, ce à quoi ellerépondait par un « oui » tendrement affectueux. Or, cepetit grattement de chat était, disait-elle, ce qui l’aidait leplus à supporter les aubes grises de l’hiver, et même ce qui luidevenait le plus cher dans la vie.

Ensuite, il y avait tante Eugénie, notrevoisine, la mère de Lucette et la dame de la Limoise, qui nem’était nullement parente, mais qui faisait partie, elle aussi, ducénacle des anxieuses tendresses groupées autour de moi.

En ce temps-là, on jugeait non sans raison queles femmes âgées gagnent à ne pas se montrer nu-tête ; or, masœur à part, aucune des figures chéries qui m’entouraient n’étaitjeune, hélas ! Toutes étaient donc coiffées de bonnets dedentelle, avec des coques de ruban ou des fleurs, et ne montraientde leurs cheveux que des papillotes posées sur les tempes etlissées si bien qu’elles semblaient vernies. Quant à ma sœur, dontl’image de jeunesse reste si nettement gravée dans mon souvenir,elle portait deux nattes qui lui descendaient sur les oreilles, etle nœud de ses cheveux, trop compliqué comme l’exigeait la modealors, était arrangé cependant avec la grâce qu’elle mettait àtoutes choses. Les robes, pour ces petites soirées-là, étaientrigoureusement montantes, il va sans dire, et, sous l’effort descrinolines, elles m’amusaient beaucoup en s’enflant soudain commedes ballons dès que les personnes s’asseyaient.

Outre les jeux, il y avait la partie musicaledont j’étais un des premiers sujets avec mon professeur de piano etle violoncelliste qui me donnait des leçons d’accompagnement. Maischaque fois que je repense à ces modestes et touchantes soirées dejadis, je réentends la voix très pure de ma sœur chantant, d’unefaçon naïve peut-être, ces vers magnifiquement sinistres :

« Dans la nuit éternelle emportés sansretour, Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges Jeter l’ancreun seul jour ? » C’est que ce « Lac », musiquede Niedermeyer, se maintint pendant deux saisons le morceau qui luifut le plus redemandé par les douces auditrices en papillotes,restées sentimentales à la manière honnête de leur temps ;tellement redemandé que Lucette, avant sa fuite pour la Guyane,avait défini nos soirées, avec sa petite ironie impayable, parcette formule lapidaire : « Le lac, le thé, lestartines. » Pauvre lac, aujourd’hui bien rococo, mais quin’était pas sans beauté ! Oserai-je dire ici que Lamartinem’était déjà antipathique, dès le collège, par sa poserie et songrand profil pompeux ; cependant le début incontestablementsplendide de ce poème, que je m’étais presque lassé d’accompagnersi souvent au piano, avait peut-être amené en moi le premier éveilde mes terreurs en présence de notre course au néant…

À neuf heures et demie, on apportait le thé,et c’était toujours à ce moment-là que nous arrivait, de la ruesilencieuse et déserte, la pauvre voix cassée qui chantait, sur unair si mélancolique : « Gâteaux, gâteaux, mes bonsgâteaux tout chauds ! » La bonne vieille marchande,entendue ainsi toute mon enfance, passait toujours avec sa mêmerégularité presque inquiétante, presque fatale dirais-je, comme cescoucous qui, pour chanter nos heures fugitives, sortentautomatiquement des vieilles pendules.

Il frisait son entrée, le thé, sur le toujoursmême immense plateau rouge, qui datait de l’Empire ; quant auxfameuses tartines, les assiettes en vieux Chine dans lesquelles onles servait tous les dimanches venaient de notre maison de l’île,apportées depuis deux siècles par des ascendants inconnus dont lesaventures de jadis dans les mers Jaunes avaient de tout tempsbeaucoup surexcité mon imagination.

Sur la fin de la soirée, nous ne tenions plusen place, la petite Marguerite et moi, pris d’un impérieux besoinde mouvement, de galopade à toutes jambes, de course éperduen’importe où. Nous n’osions plus, nous trouvant trop grands, nouséchapper du salon comme les années précédentes pour faire tapagedans la salle à manger, en poursuites folles autour de la tableronde ; mais tous les soirs, lorsque nos voisins les D*** nousquittaient, emmenant la petite fille, et qu’on allait les conduirejusqu’à la porte, oh ! combien l’air froid du dehors étaittentant, et aussi la rue, la longue rue droite, toute silencieuse,toute vide, toute noire entre ses modestes maisons fermées, et oùpersonne ne passait ! Alors, chaque fois c’était irrésistible,cette petite Marguerite et moi nous n’étions plus que deux jeunesbêtes captives dont la cage se serait ouverte, nous nous élancionssans but, sans raison, brûlant les pavés, jusqu’à perdre haleine,pour une randonnée délicieuse de trois ou quatre minutes qui nousretrempait de vie…

À mon retour au salon, où je rentrais lapoitrine voluptueusement dilatée par l’air vif et parfois glacial,c’était par contraste l’heure très recueillie où mon père ouvraitla grosse Bible du XVIIe ; il en lisait un court passage,après quoi nous tombions tous à genoux pour la prière finale de lajournée.

Dès qu’on s’était relevé, nos bonnes de l’îled’Oléron, qui étaient venues elles aussi se prosterner parmi nous,se hâtaient d’apporter un monumental étouffoir de cuivre rouge,datant des ancêtres, et où généralement mon père tenait à plongerlui-même les bûches encore enflammées : c’était la minute dela retraite sans rémission ; j’embrassais tendrement tout lemonde et m’en allais dormir…

Personne, hélas ! non, personne ne mereste plus de ce temps heureux, qui lui-même s’efface de mamémoire, trop encombrée aujourd’hui par les plus éclatantes imagesde cette terre. Ce fut sans doute un des malheurs de ma vie d’avoirété beaucoup plus jeune que tous les êtres qui m’aimaient et quej’aimais, d’avoir surgi parmi eux comme une sorte de petit Benjamintardif sur lequel devaient converger fatalement trop de tendresses,– et puis d’être laissé si affreusement seul pour les suprêmesétapes de la route !

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