Prime jeunesse

XXXI

Mes vacances suivaient leur cours, devenumorne et décoloré depuis sa fuite ; la forêt, le ravin avaientperdu leur âme, et, par ailleurs, de plus en plus l’approche de mondépart pour Paris m’épouvantait. Cependant, à force desupplications, j’avais gagné mon procès auprès de mes parents, pournotre cher « salon rouge » ; ils avaient trouvé uneautre combinaison qui leur permettrait de ne pas s’en dessaisir, etde louer quand même une partie de notre demeure héréditaire ;c’était donc pour moi une angoisse de moins, de savoir que lesportraits de famille ne seraient pas décrochés, que je conserveraislà mes deux pianos et que plus tard peut-être, en des temps moinssombres, nos soirées du dimanche pourraient retrouver leur doucegaieté d’autrefois dans le même cadre tant aimé.

Vers la fin de septembre, je fus mandé àRochefort : nos locataires de malheur, – un capitaine defrégate et sa femme – venaient d’entrer plus tôt qu’on nepensait ; ils avaient cependant respecté ma chambre d’enfant,pour me permettre de la déménager moi-même à ma guise, mais ilfallait me hâter.

Quand j’arrivai chez nous le lendemain soir,c’était l’heure du dîner et, pour la première fois, je vis notrecouvert mis là-bas, au fond de la cour, dans l’ancien bureau de monpère dont il avait fallu, depuis nos réductions, faire notre salleà manger. Il ne me parut pas triste en lui-même, ce couvert desdépossédés que nous étions, mais tout de suite mes yeux seportèrent avec effroi sur une de ces grandes machines en fontequ’on appelle fourneau « économique » et qui chauffait làdans un coin. – « Oh ! maman, dis-je… ça, est-ce quec’est pour rester ? » – « Il le faut, mon pauvreenfant », répondit-elle sur un ton de résignation si décisiveque je ne sus que baisser la tête…

Parut alors une de nos anciennes domestiquesde l’île, qui avait voulu rester avec nous malgré des gagesmaintenant dérisoires, et qui se mit à cuisiner différentes choses,dans des petites casseroles, sur la machine en fonte… Oh !j’étais préparé à tout, mais pas à cela. Être pauvre, soit !mais en subir à ce point les apparences, prendre ses repas à côtéd’un fourneau de cuisine ! Non, cela dépassait mesforces !…

Un grand orage d’équinoxe se déchaîna pendantnotre dîner, arrachant les pampres jaunis de nos treilles, et lapremière pluie d’automne se mit à tomber torrentielle, attristantcette fois pour tout de bon les choses. Or, cette salle à mangerd’exil, qui était au rez-de-chaussée sur la cour, se trouvaitcoupée maintenant de tout le reste de la maison par la présence deslocataires ; mes parents avaient donc imaginé de faire percerun trou dans le plafond d’une petite office voisine et de fixer làune échelle, pour permettre de communiquer par l’intérieur avec nosappartements d’en haut. Quand il fut l’heure de monter nouscoucher, la pluie d’orage continuait de cingler les vitres, etc’était vraiment l’occasion d’inaugurer cette petite routenouvelle, à la file, par une trappe.

Les honneurs de grimper la première furentdévolus à ma grand-tante Berthe, la doyenne, un peu lourde, vu sesquatre-vingts ans bientôt sonnés. Elle n’y fut pas très brillante,et pour compliquer les difficultés de ses débuts, monsieur Souris,dit la « Suprématie » (mon toujours même chat que jen’avais cessé d’adorer), se fit un devoir de l’accompagner pas àpas, marche par marche, tout le temps dans ses jupes.

Mais elle sut y mettre tant de belle humeur etd’impayable drôlerie que le fou rire me prit, le bon fou rire quitriomphe de toute mélancolie. Chère bonne vieille grand-tanteBerthe, encore si agréable à regarder, avec son profil de médailleque, pour s’amuser aux dépens d’elle-même, elle appelait, enfeignant une fierté comique, son profil d’Apollon !… Vraimentje ne trouvai rien de pénible à cette première répétition despetits défilés en cortège, chat compris, que je devais connaîtredans cette même échelle pendant plusieurs années, les soirsd’hiver, jusqu’à des temps meilleurs. Non, mais la grandemortification, pour moi insoutenable, c’était ce fourneau decuisine…

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