Prime jeunesse

XLVIII

Le lendemain fut le jour d’aller faire mavisite d’arrivée à tante Eugénie, qui habitait la Limoise commetous les étés, jusqu’aux premières mélancolies d’automne, et, quandle soleil commença de décliner, je partis d’un pied joyeux pourfaire les cinq kilomètres de la route.

Aussitôt la Charente franchie dans une barque,dès que je me retrouvai sur le plateau pierreux de la rive sud,dans la plaine des Chaumes, je me grisai de l’odeur du thym, duserpolet et des marjolaines. Il était l’heure de dîner quandj’arrivai à la Limoise, mais malgré cela, avant de me mettre àtable dans la si vieille salle à manger aux épaisses murailles, jedemandai la permission d’aller seul en courant jusqu’à l’entrée desbois, que j’avais trop hâte de revoir.

Le soleil se couchait quand je pénétrai sousces chênes vieux de plusieurs siècles, un soleil rouge commebraise, qui était agrandi et ovalisé par la réfraction des épaissesvapeurs chaudes du soir, un énorme soleil déjà très bas que l’onapercevait à travers la futaie et qui semblait descendre au ras dusol pour incendier les bruyères. Quel silence et quelle paix, dansce lieu toujours pareil que je revoyais avec un sentiment presquereligieux ! Avoir quitté hier Paris, le tapage des boulevards,et me retrouver ici tout à coup, au milieu de mes rêvesd’enfance !…

L’émotion fut pour moi si poignante que je lanotai le lendemain sur mon cahier secret, mais je n’ose reproduirece passage, écrit avec tant d’exagération et même tant de lyrismeque les plus indulgents de mes amis inconnus ne pourraients’empêcher de sourire…

Après dîner, au chaud crépuscule, quand déjàles chauves-souris tournoyaient, nous allâmes, tante Eugénie etmoi, en pensant à Lucette, nous asseoir dans le jardin sur un bancde pierre abrité et embaumé par un vieux jasmin tout en fleurs. Àce moment l’angélus se mit à tinter là-bas au clocher roman duvillage d’Échillais, et le son de cette cloche, à lui seul, étaitévocateur de tout un passé : de plus, juste en face de nous,s’alluma l’étoile Polaire, l’étoile de Lucette, l’étoile quependant son mortel séjour à la Guyane nous nous étions entendus,elle et moi, pour regarder ensemble à la même heure et qui ce soirsurgissait là tout à coup comme pour mieux la rappeler à monsouvenir…

L’étoile Polaire, pendant mon enfance je laconsidérais comme l’un des signes les plus éternellement immuablesdu ciel, pouvant même peut-être communiquer un peu de sa durée àl’affection de Lucette pour moi ; mais maintenant,hélas ! je commençais de trop bien savoir qu’elle n’était quel’un quelconque de ces monstrueux et inconcevables bolides de feu,en chute vertigineuse au milieu du désordre, du terrifianttohu-bohu des mondes !… L’étoile Polaire, plus tard pendantmes nuits de veille sur des navires, je devais plus d’une foisl’interroger, avec nos instruments de précision, pour vérifier maroute à travers l’immensité des eaux… L’étoile Polaire, souvent, aucours de mes longs voyages, je devais la voir tomber peu à peuau-dessous de l’horizon et m’abandonner, tandis que surgiraient ducôté opposé la Croix du Sud et les deux grandes nébuleusesaustrales, souveraines dans le ciel de l’autre hémisphère… Mais icice soir, vue de ce berceau de jasmin, dans le calme de ce jardin dela Limoise, elle était tranquillement redevenue pour moi un trèspetit feu allumé à sa toujours même place, une gentille et fidèlepetite lueur de ver luisant : l’étoile de Lucette !…

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