Prime jeunesse

L

Comme il s’agissait cette fois d’un plus granddépart que celui de l’an dernier pour Paris, à la fin de septembreon m’envoya dans l’île faire mes adieux à mes tantes deSaint-Pierre-d’oléron que je n’avais pas vues depuis plus d’uneannée. Je m’en allai par la « canonnière » qui devaitaborder à Boyard, d’où je n’aurais plus que cinq ou six kilomètresà faire à pied pour arriver à destination. Cette canonnière quiavait de tout temps joué un rôle dans notre vie de famille, étaitun petit bateau de guerre qui, trois fois par semaine, partait del’arsenal pour aller ravitailler les postes des îles et les naviresde la rade ; on y donnait passage aux « civils » dupays, et nos domestiques, qui étaient toujours des originairesd’Oléron, en usaient fréquemment pour aller et venir ; elle medéposa sur cette plage de Boyard qui est de sable fin et decoquilles délicates, et qui jamais ne s’agite parce qu’elle regardele continent, par opposition avec les plages de la côte ouest del’île, la « côte sauvage », qui regardent le grand largeet sont battues par une mer terrible.

Entre des vignes déjà dorées et des maraissemés de ces gros tas de sel qui, en automne, simulent des tentesde campements, je m’acheminai vers Saint-Pierre en suivant despetites routes tranquilles, où l’on respirait une brise saline,parfumée par les œillets roses et les immortelles des sables. Jetraversai le village de Sauzelle connu dans l’île pour sessorciers, dont les maisonnettes sont blanchies comme celles desArabes et où des aloès de pleine terre, grands comme ceuxd’AIgérie, poussent dans les jardinets. Enfin, j’arrivai à notrevieille petite ville de Saint-Pierre, qui a ceci de particulier etd’isolant, c’est d’être dans une île, mais au milieu des terres,par conséquent sans baigneurs ni touristes, vivant comme jadis deson humble vie régionale, grâce au sel de ses marais et aux raisinsde ses vignes ; par cette chaude soirée, elle semblait dormirsous son suaire de chaux blanche, et des fleurs, des œillets, desgiroflées formaient plates-bandes, le long de ses rues désuètes, aupied de tous les murs, suivant l’usage de l’île.

Notre antique demeure familiale avait étédepuis longtemps vendue, hélas ! et ce n’est plus là que jetrouvai mes tantes pauvres, mais dans une plus modeste maison duvoisinage. Ma grand-tante Clarisse, quatre-vingts ans, sœur de magrand-mère et ruinée définitivement comme elle, m’attendait dansl’un de ses toujours mêmes fauteuils Louis XIV en tapisserie, lesplus luxueux débris qu’elle possédât encore de l’aisanceancienne ; assise le buste droit, dans une attitude dedouairière, ayant ses éternelles coques de satin blanc à sonbonnet, que, pour sortir, elle recouvrait d’un cabriolet de satinnoir, elle représentait bien elle aussi, comme ma grand-mère, letype de la vieille dame huguenote ; d’effroyables etdramatiques malheurs avaient à jamais durci son visage, mais onvoyait encore combien elle avait été jolie ; du reste sesyeux, demeurés noirs comme la nuit, suffisaient à témoigner quejadis les Maures d’Espagne avaient envahi notre île… Près d’elle setenaient ses deux filles, mes tantes à la mode de Bretagne, déjàd’une soixantaine d’années et les cheveux très gris, mais quicependant se coiffaient d’une manière moins archaïque.

Leur intérieur de quasi-misère avait desmeubles Louis XIV ou Louis XV, on ne peut plus simples pour leursépoques, mais qui venaient tous de notre famille, et rien demoderne ne détonnait nulle part ; aussi les chambres de leurmaison m’inspiraient-elles un respect charmé, comme des recoinsintacts des temps révolus.

Le bruit de mon arrivée s’étant vite répandudans le quartier, je vis bientôt venir de bonnes vieilles gens encostume de l’île, qui avaient été des vignerons, des saulniers, dessaulnières de mes grands-parents et qui m’appelaient encore« notre petit maître » ; je reçus même une visiteuseà bâton, une certaine vieille Augère, pour moi très vénérable parcequ’elle avait été la nourrice de maman, et qui, pour me fairehonneur, avait mis la plus haute de ses coiffes blanches, montéessur des carcasses en fil de laiton : tout un petit monde noncontaminé encore par le moderne démon de l’Envie, resté paisible,honnête, débonnaire et heureux, que je ne devais plus jamaisrevoir…

Pour finir la journée, au crépuscule, j’allaidire adieu à notre antique maison familiale, habitée aujourd’huipar le pasteur protestant et où je me sentais encore un peu cheznous. Sous les couches de chaux amoncelées depuis deux ou troissiècles, ses murailles, son large porche au cintre de pierreavaient perdu leurs saillies comme les demeures arabes d’autrefois,et elle se maintenait immuable, telle qu’au jour où mes ancêtres enétaient partis pour leur douloureux exil en Hollande, à laRévocation de l’édit de Nantes. On me laissa errer seul dans legrand jardin enclos de murs, où des buis centenaires bordaient lesallées, et, tout au fond, dans le bois où dorment nos aïeuxhuguenots qui furent exclus des cimetières catholiques : c’estlà surtout que je m’attardai dans le silence, en méditationprofonde, et j’y sentis comme un appel, un reproche de cesascendants inconnus, persécutés jadis pour la foi qui commençait dechanceler beaucoup dans mon âme.

Le lendemain, qui tombait un dimanche, j’allaiau temple avec mes tantes. Les robes de soie noire qu’elles avaientmises, peut-être les dernières robes de soie qu’elles possédaient,m’émurent d’une tendre pitié, parce que la couleur tournait déjà unpeu au rouge, et je m’attendais à voir la pauvre étoffe élimée, àbout d’usage, se fendre sur les cercles de leurs crinolines.

Ce petit temple de Saint-Pierre n’avait pascessé d’être un lieu sacré pour moi. Rebâti vers 1830, sur unterrain qu’avait donné l’un de mes arrière-grands-oncles, il étaittout blanc de chaux, cela va sans dire, et infiniment simple ;à l’intérieur, le bois de ses rangées de bancs à dossier et sachaire pour le prêche étaient cirés avec un soin minutieux, et unegrosse Bible posait sur sa sainte table. C’était là que ma mèreavait eu ses pieuses rêveries de jeune fille, là qu’elle s’étaitmariée, là que le pasteur actuel avait baptisé ma sœur, là aussique j’aurais pu faire ma première communion avec le plus derecueillement, surtout avec le moins de crainte, et enfin c’étaitencore le lieu du monde où je me sentais le plus près du Dieu demon enfance.

Devant un auditoire où dominaient les hautescoiffes, y compris celle de la bonne Augère venue avec son bâton,le pasteur à cheveux blancs nous lut et nous développa des passagesde l’incomparable « Sermon sur la montagne », et tout monpetit passé d’enfant mystique s’éveilla soudain pour m’envahir lecœur ; aussitôt je retrouvai, très rayonnants dans monsouvenir, le rendez-vous céleste que mon frère nous avait donné àtous, sa lettre d’agonie qu’éclairait une si triomphante certitude,et les paroles d’espoir écrites par notre mère sur sa Bible.Oh ! notre mère !… Ne jamais la perdre ; après lamort, la revoir, revivre nous tous auprès d’elle pourl’éternité !… Le Christ nous avait promis cela, et, si jepouvais obtenir cette radieuse assurance, rien ne m’épouvanteraitplus !

Alors je me mis à prier comme unilluminé ; je suppliai Dieu de me pardonner mes fautes, déjàsi graves à mes yeux, de me pardonner surtout la manière distraiteet indigne dont j’avais fait ma première communion à Paris, àl’Oratoire du Louvre, – et puis, comme ma prière empruntait quelquechose d’un peu solennel à l’approche imminente de mon premierdépart de marin, je lui demandai aussi de me bénir dans cetteaventureuse carrière qui allait devenir la mienne… À ce moment, parles petites fenêtres cintrées du temple, le clair soleil d’été, –qui, au milieu de l’effroyable vide bleu, tournaitimperturbablement comme depuis des millénaires sans nombre, –commença soudain d’envoyer ses rayons sur la chaux des murs,inondant les fidèles, toutes les humbles coiffes, d’une lueur defête, et ce fut pour mon imagination encore enfantine comme unedouce et souriante réponse ; je me sentis exaucé, pardonné,affranchi du péché, des séparations et de la mort…

Au cours des quelques années qui suivirent, ilm’est bien arrivé encore d’avoir des élans vers le Christ, auxheures où il m’a fallu regarder de tout près la Reine desépouvantements ; mais ce fut ce dimanche-là, dans ce temple devillage, qu’une véritable prière chrétienne jaillit de mon âme pourla dernière des dernières fois.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer