Prime jeunesse

XLI

Vers la fin d’un de ces jeudis que jeconsacrais maintenant tous à mon amie, l’étoile des brasseries duQuartier latin, une scène survint entre nous deux ; et ce futcomme toujours, à propos de sa manie de me poser des questionsintimes sur mon passé : « Pas de famille, pas de famille,disait-elle, mais tout de même tu as toujours bien eu unemère ? » – « Non, je t’ai déjà dit quenon ! » répondis-je, avec une dureté cassante, comme si,rien qu’en prononçant ce mot-là, elle m’avait outragé. –« Vraiment, reprit-elle, en baissant la tête… Enfin oui, va,j’ai compris…, tu ne veux même pas que je touche à ça ! »Et son regard, qui se releva lentement sur moi, avait uneexpression à la fois si humiliée et si torturée, qu’il me pénétracette fois jusqu’au fond de l’âme. Je partis parce que l’heure mepressait, mais je me promis bien d’être plus doux jeudi prochain,et ses pauvres yeux de soumission et de détresse me poursuivirent,au milieu de la foule joyeuse des étudiants, dans le glacialcrépuscule du boulevard Saint-Michel. Je croyais sentir qu’elleavait eu sans doute une famille pas trop dégradée, un jeune frèrepeut-être qui l’avait fait souffrir et que je lui rappelais, oumême un fils qui, à la rigueur, aurait pu être de mon âge… Ensomme, son obstination à vouloir connaître un peu de ma vie n’étaitqu’une preuve d’affection assez profonde, et je n’aurais pas dûêtre si hautain.

Le jeudi suivant, quand je me présentai, àl’heure convenue, personne ne vint m’ouvrir. M’entendant sonneravec insistance, une jeune dinde qui demeurait sur le même palierentrouvrit sa porte :

« Ah ! c’est vous ? – dit-elleavec un air de connivence qui m’agaça. – C’est vous, son petit amide cœur ? Alors vous ne saviez pas ? On l’a emportéed’urgence à l’hôpital hier au soir, pour une opération àl’intestin… Cela pressait, paraît-il. » Je m’en allai vraimenttriste, comme si, pour tout de bon, je l’aimais un peu, – et, de cefait, la Deuxième Ballade de Chopin, que je jouai ce même soir àl’« Union des Poètes », a toujours gardé pour moi quelquechose de son souvenir.

Le jeudi suivant j’appris qu’elle était mortesous le bistouri. Il y avait de cela huit jours passés ; doncelle n’était déjà plus rien qu’une effroyable chose sous la terre,ou bien, ce qui m’aurait encore davantage serré le cœur, peut-êtren’était-elle plus que des morceaux momifiés, étalés comme pièces dedissection sur des tables de laboratoire… Pauvre femme ! Ensomme, pendant plus de trois mois de mon exil, elle m’avait donnéavec élan tout, tout ce qu’elle possédait au monde, sa forme encoreadmirable, ses si jolis yeux et l’expression tendre de sonsourire ; en retour, je l’avais cruellement blessée, maisvoici que son dernier regard, de reproche silencieux, l’avait toutà coup ennoblie dans ma mémoire… C’est pourquoi je veux dire icison nom : Paule. Cela me révolte bien un peu de l’inscrire, cenom, dans ces notes où j’en ai cité d’autres si vénérés, mais cesera comme la pieuse petite visite d’adieu que je n’ai même pas pufaire à sa fosse, puisque je n’ai jamais su dans quel trou anonymeon l’avait enfouie, sans doute en un coin lugubre de quelquecimetière de miséreux.

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