Prime jeunesse

XXVIII

L’envoûtement mutuel dura ainsi cinq ou sixjours, sans qu’une parole fût échangée ; comme s’il y avaitdéjà entre nous un semblant de compromis qui commandait le secret,elle ne revint plus à la maison pour essayer de vendre ses paniers,que pourtant beaucoup de gens du village lui achetaient ;mais, d’aussi loin que nous pouvions nous apercevoir, nos regardsne se quittaient plus dès qu’ils s’étaient accrochés.

Et enfin, par une après-midi surchaufféed’août, avec une brusquerie stupéfiante, le dénouement inévitablesurvint, parmi des fouillis de branches et de roseaux pareils àceux de mon rêve, dans le ravin ombreux des grottes, au milieu d’unessaim de très fines libellules qui semblaient aussi impondérablesque des petites plumes et qui, pour la fête de notre hyménée sansdoute, s’étaient somptueusement vêtues de pierreries et de gazed’or, les unes en bleu, les autres en vert.

J’étais venu m’installer là, dans la nuitverte, parce que je savais qu’elle y cueillait d’habitude sesjoncs ; pour me donner contenance, j’avais apporté mes crayonset mon bloc de dessin, et, rien qu’en l’apercevant de loin arriverde son allure souple, par le sentier le long des rochers enmuraille, j’avais pressenti la minute suprême qui finirait ma vied’enfant.

En effet, si ce n’était pas moi qu’ellevoulait, pourquoi s’approchait-elle ainsi, cauteleusement, sans mequitter des yeux, mais avec les petits détours d’un chat qui craintd’effaroucher sa proie ?… Je commençais de trembler et de neplus me sentir maître de moi-même ; quand enfin elle s’arrêtatout près, tout près en faisant mine de s’intéresser surtout à moncrayonnage, je m’enhardis jusqu’à prendre sa main, qu’elle laissaitpendante, presque à toucher mon carton, – sa petite main moricaude,experte à commettre des vols dans les fermes aussi bien qu’àtresser des roseaux en paniers.

Au lieu de se dérober, et toujours sans riendire, elle m’attira imperceptiblement comme pour m’indiquer de melever, – et je me levai, docile, la tête maintenant tout à faitperdue, pris du délicieux grand vertige que je connaissais pour lapremière fois ; debout maintenant devant elle, j’enlaçai sataille de mes bras, tandis qu’elle passait les siens autour de moncou. Elle gardait toujours son même sourire de consentement moitiémoqueur et son même silence.

Jamais encore je n’avais entendu le son de savoix, quand ma bouche s’appuya éperdument sur la sienne, ce qui fitpasser dans tout mon corps comme le tremblement d’une grandefièvre ; je crois que nous chancelions tous les deux, l’uncherchant à entraîner l’autre sans trop savoir où, mais l’un etl’autre souhaitant, avec une muette complicité, de trouver quelquerecoin plus inviolable encore, dans ce ravin dont l’enchevêtrementombreux était pourtant déjà une suffisante cachette.

Le grand secret de la vie et de l’amour me futdonc appris là, devant une de ces entrées de grotte qui ressemblentà des portiques de temple cyclopéen ; c’était parmi desscolopendres et des fougères délicates ; pour tapisser laterre sur laquelle nous étions étendus, il y avait des mousses devariétés rares et comme choisies ; des branchettes dephyllirea formaient des rideaux à notre couche, et au-dessus de nostêtes, les fines petites libellules impondérables, assemblées sansfrayeur, jetaient parmi les feuilles leurs étincellements depierreries…

Qu’est-ce donc qui avait pu l’amener àmoi ?

N’avais-je pas aperçu deux ou trois jeuneshommes de son campement qui me paraissaient beaucoup plusbeaux ?… Après tout, ils étaient ses frères peut-être…

Et puis, sans doute elle avait deviné mesraffinements, qui étonnaient et charmaient sa sauvagerie, de mêmeque ma passion toute sensuelle s’exaltait de ce qu’elle fût ladernière des dernières, fille d’une race de parias, petite gitanevoleuse. De ce qu’elle ne fût que cela, notre intime communion n’endevenait pour moi que plus suavement coupable ; avec messcrupules d’alors, je trouvais très criminel, presque sacrilège, –mais si adorablement sacrilège ! – de m’être donné toutentier, en esclave, pour lui apporter l’ivresse suprême…

J’ai écrit quelque part, je ne sais où, cettevérité qui, je crois bien, n’était pas neuve : « Leslieux où nous n’avons ni aimé ni souffert ne laissent pas de tracedans notre souvenir. » En revanche, ceux où nos sens ont subil’incomparable enchantement ne s’oublient jamais plus ; ainsile ravin où s’accomplit mon initiation, ses fougères, ses mousses,le mystère de ses grottes, même jusqu’à ses frêles libellules aucorps étincelant, ont gardé, pour le reste de ma vie, unenostalgique attirance…

Libellules très fines, les unes en métal bleuavec des ailes de deuil en velours noir, les autres en métal vertavec des ailes en gaze d’or et des yeux en rubis, depuis combien decentaines de millénaires leurs merveilleuses petites parures sepropagent-elles ici, inchangeables ? Elles étaient présentesaux premiers temps de notre période géologique ; elles ontconnu notre ancêtre des cavernes, elles ont vu commencer, sous cesrochers, les imperceptibles suintements calcaires qui mettent unsiècle à donner un millimètre d’épaisseur et qui formentaujourd’hui des voûtes aux énormes piliers gris ; elles sontpresque indestructibles, ces petites créatures des étés, qui,au-dessus de notre union d’un jour, sont venues danser leurs dansesfantasques et légères… Jusqu’à ce qu’ait sonné mon heure de mourir,elles ne cesseront de me faire penser à la chair ambrée d’une jeunegitane…

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