Prime jeunesse

XLVI

On m’envoya passer mes vacances de Pâques enpleine campagne aux environs de Dreux, chez un ingénieur trèshuguenot, ami de ma famille, et là, un jour de pluie, j’écrivis surle petit cahier confidentiel qui ne me quittait jamais, cessouvenirs de Limoise, trop imprégnés d’exagérationenfantine :

Cela se passait à la Limoise quand j’avaishuit ou neuf ans. Il devait être midi en juillet, par une chaleurtorride. La vieille maison grise fermée contre le soleil, semblaitassoupie sous ses arbres. J’étais au rez-de-chaussée, dans la« chambre blanche », avec Lucette qui lisait, et l’enviede courir me prit : j’entrouvris donc la porte du jardin quilaissa entrer dans notre pénombre un violent rayon de lumière, etpuis je la refermai sur moi et me trouvai dehors au milieu de toutela silencieuse splendeur de ce midi d’été. Je baissai mon chapeaude paille sur mes yeux et, malgré la chaleur de fournaise, jem’engageai dans une allée bordée de hautes lavandes pour allerm’asseoir là-bas sous un très petit berceau de treille que nousaffectionnions, Lucette et moi d’une façon particulière. Ils’adossait au mur d’enceinte, un peu croulant et hanté en cetendroit par une peuplade de lézards d’un gris roux ; bien desannées avant notre naissance sans doute il avait été construit avecdes bois maintenant tout jaunis de lichen ; auprèsfleurissaient en juin des vieux lys de France, et le reste de l’étéces délicieuses roses-de-tous-les-mois aujourd’hui démodées.

C’est surtout aux environs de midi que l’onrespire dans ce jardin le parfum aromatique, qui est l’odeur de laLimoise, et qui ne peut avoir d’autre nom ; on y devine mieuxqu’à toute autre heure les solitudes pastorales qui l’entourent etau silence qui y règne se mêlent des petits bruissements desauterelles agitant leurs élytres ou de cigales se promenant parmides feuilles sèches. « Tu sens la Limoise, petit ! »me disait toujours tante Berthe, en flairant mes vêtements quand jerevenais d’ici…

Assis sur le banc vermoulu, je regardais lesguêpes, les mouches de toutes couleurs qui tournoyaient dans l’airétouffant et peu à peu je me sentais envahir par le sentimentelmique ; j’aspirais à l’objet vague, ou à l’être quim’inspirait ce sentiment-là et qui m’appelait au fond des bois maisdont l’approche me causait pourtant de la frayeur. Je tendis tousles ressorts de mon intelligence pour essayer de comprendre dequoi, ou de qui me venait cet appel mystérieux ; et puis jecommençai toujours par grimper sur le mur, pour regarder au dehorsinterroger les profondeurs silencieuses de la campagne, et là jesentis que je m’étais déjà rapproché de ce que je cherchais. Lepays que j’avais sous les yeux du haut de ce mur n’était cependantpas nouveau pour moi, mais jamais ses aspects ne m’avaient tantfrappé.

Les chênes-verts des bois dormaient ; leciel était d’un bleu violent et profond, et sur les lointains onvoyait remuer des réseaux de vapeurs tremblotantes comme il s’enforme au-dessus des brasiers.

Lentement je descendis de mon mur mais del’autre côté, du côté de la campagne – et décidément jem’échappai.

Je traversai d’abord sans m’arrêter lapremière futaie de chênes pour aller m’enfoncer dans un autre boisun peu plus lointain, en pleine brousse, écartant les ajoncs et lesbruyères ; je dérangeais en passant tout un petit monde griséde chaleur, qui faisait la sieste, des sauterelles roses ou bleues,de grosses mantes vertes qui s’abattaient affolées sur moi ;je faisais fuir des serpents et de gros lézards ; un hibou,épouvanté d’une visite si inaccoutumée, s’éleva lourdement de sonvol soyeux pour retomber bientôt étourdi par trop de lumière. Jejouissais de me dire que personne ne me savait là si loin à cetteheure accablante, et qu’on devait s’inquiéter de moi m’appeler, mechercher.

Enfin j’arrivai à une clairière, où jem’arrêtai saisi de recueillement et d’extase, tant le lieu me parutidéalement sauvage ; de sombres chênes verts l’entouraient detoutes parts ; il y avait des buissons d’églantines roseschargés de fleurs, des chèvrefeuilles des touffes d’ancolies, et jecueillis des orchidées blanches qui embaumaient ; par terre,c’était un tapis sans doute inviolé de lichen et de mousse. Onsentait l’odeur des marjolaines, du thym, du serpolet, surchaufféspar le soleil méridien, et je faisais lever quantité de papillons,les uns aux larges ailes noires, les autres tout petits d’un bleucéleste… C’était ainsi que je m’étais imaginé les campagnes de laGaule primitive, aux étés d’autrefois, au temps de ces Druides,dont j’allais parfois visiter avec Lucette les autels d’énormespierres, restés dans un bois du voisinage. J’étais en proie à cesentiment elmique, dans lequel les Druides devaient bien entrerpour leur part. Jamais encore je ne m’étais senti si près de cetêtre ou de cette chose que je n’ai jamais su définir ; jecédais tout entier à la fascination et à la terreur de saprésence ; mais qu’est-ce que cela pouvait bien être ?Était-ce simplement ce que les Latins appelaient Horrornemorum ? Je ne le crois pas, puisque dans d’autres bois bienplus profonds que ceux-ci, je n’ai jamais éprouvé rien de pareil.Non, le sentiment elmique a jeté sur ce coin de terre un charme quelui seul possède et que je suis seul à comprendre…

Dans cette clairière enchantée il me semblaiten outre que j’avais pénétré comme un intrus, à une heure défendue,dans un sanctuaire, que j’avais violé le mystère de quelque fête dela Nature, et j’eus peur, grand peur tout à coup d’être seul, –mais cette peur était délicieuse… Sans l’éducation si chrétienneque j’ai reçue, je crois que j’aurais été le plus farouche dessauvages j’aurais adoré les divinités terribles des solitudes etdes forêts, ou peut-être le Soleil. (Sic.)

C’était sans doute aussi par opposition, parcontraste avec ces campagnes plus froides où je passais mespluvieuses vacances, que mes souvenirs de Limoise s’exagéraient unpeu pour moi dans la lumière et les chaudes couleurs.

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