Prime jeunesse

XIV

Le 11 juin 1865.

Une dépêche de Saint-Nazaire, où venaitd’atterrir le paquebot de la Guyane, annonçait le retour de Lucettepour ce soir !…

Il y avait cependant un voile d’anxiété sur lajoie de la retrouver : elle était, paraît-il, si anémiée parle climat de là-bas que sa poitrine s’était prise et qu’il avaitfallu faire venir un wagon-lit pour nous la ramener.

Mais enfin elle était en France, ce ne seraitpas pour elle comme pour mon frère, on la reverrait au moins, et,avec l’air de notre pays, on saurait vite la guérir.

Ce jour-là, j’avais passé mon temps chez elle,très excité par les préparatifs pour sa rentrée au foyer, et danssa chambre j’avais arrangé en gerbes les plus belles roses de juin.Ce qui était singulier, c’est que ses parents semblaient avoir àmon sujet une consigne secrète, car ils inventaient de nouveauxprétextes pour me retenir chaque fois que je faisais mine de m’enaller…

Quand enfin je revins à la maison vers cinqheures, ma mère, que je rencontrai tout d’abord, avait un air degaieté que je lui voyais pour la première fois depuis notredeuil : « Monte donc chez ta sœur, me dit-elle, voir unepetite personne qui vient de nous arriver et désire t’êtreprésentée ! » Naturellement je compris tout de suite.

Elle avait dit : une petitepersonne ; donc, une petite nièce, justement ce que jedésirais le plus, et je montai quatre à quatre, si intrigué par leminois qu’elle pouvait bien avoir !…

Je fus plutôt déçu, je l’avoue, par cettepremière présentation de la petite créature à laquelle j’avais tantrêvé d’avance et qui maintenant dormait là sous mes yeux dans sonberceau, les poings contre le menton, au milieu de mousselines etde dentelles blanches. Non qu’elle fût vilaine, comme tant de bébésnaissants, mais je n’avais encore jamais vu d’enfant d’uneheure ; cette trop petite tête, ces joues rayéesd’imperceptibles plis comme des rides, me causaient un semblantd’effroi, – et je m’éclipsai dès qu’elle se mit à crier avec unevoix de petit chat en carton… À vrai dire aussi, j’étais tout àl’attente de Lucette ; l’idée que ce soir je la reverrais nelaissait place en moi pour rien d’autre…

Au beau crépuscule tout en or, j’allaiau-devant d’elle avec ses parents, et, quand on entendit le trainarriver en gare, toujours plus enfant que mon âge, je me mis àcourir avec des sauts de joie le long des wagons, cherchant àquelle portière j’apercevrais sa figure si aimée, et sa main qui meferait signe…

Mais une apparition presque terrible me glaçasur place… Oh ! vraiment, c’était Lucette, ce si blême fantômeaux yeux caves, qui sortait du wagon-lit porté par deux hommes etqui, pour nous parler, n’avait plus qu’un filet de voix rauque, àpeine perceptible, une voix sortant comme d’une caverne ou d’uncercueil…

Elle me voulut auprès d’elle dans la voiturequi la ramenait à sa maison, et je me souviens qu’au moment où nousentrions en ville, on entendait sonner le couvre-feu ; sa mèrealors lui demanda, en essayant de sourire : « Tu lareconnais, dis, notre vieille cloche de Rochefort ? »Mais elle ne répondit que par un vague signe de tête et je vis,dans la pénombre, briller deux larmes qui descendaient sur sespauvres joues creuses.

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