Prime jeunesse

IX

À peine de retour à Rochefort, il me fallut,bien entendu, subir la catastrophe prévue d’être remis au collège,et cette rentrée des classes fut pour moi la plus lugubre detoutes. Pour comble, je tombais sous la férule d’un certain« Caïman Vert », – que d’autres dénommaient aussi la« Guenon de Madagascar », un vieillard impitoyable, quientreprit, sans succès du reste, à coups de devoirs et de pensums,de m’initier au beau langage et à toutes les fleurs de larhétorique française. Car c’était en Rhétorique que j’entrais, bienque je n’eusse guère les allures ni la mentalité d’unrhétoricien ; vainement mon frère, qui approuvait mes projetssubversifs, demandait-il dans ses lettres venues de si loin, quel’on me fit passer dans les classes de science, mon pauvre cherpère, un peu vieux jeu, tenait à me faire finir d’abord mes« humanités… » Les mélancolies de ce quatorzième automnede ma petite existence commencèrent tout de suite de me pénétreravec une acuité cruelle. Les premiers matins froids, les tombéeshâtives des nuits, tout cela que j’avais oublié et qui allaitrecommencer, me trouvait sans résignation et sans courage. Lesramoneurs savoyards étaient aussi revenus, les mêmes sans doute queles années précédentes, car je reconnaissais leurs voix tristes,et, quand ils passaient sous les fenêtres de ma chambre pendant queje faisais mes devoirs, leur chanson comme une longueplainte : « À ramoner la cheminée, du haut enba-a-as ! » me donnait envie de pleurer. Je percevais partous mes sens l’approche de cet hiver au collège, qui me faisaitl’effet d’un supplice à terminaison infiniment lointaine. Ellessemblent du reste très longues à tous les enfants, nos saisonsterrestres, quand au contraire, vers le déclin de la vie, ellesparaissent si courtes à ceux qui n’en ont plus que très peu enperspective avant la mort.

Et puis vraiment ce Caïman Vert (que d’aucunspréféraient dénommer la Guenon de Madagascar) avait accompli letour de force de me faire regretter le Grand Singe ; pédant etpompeux, il m’était plus exécrable encore ; oh ! soncours, ses dissertations, ses fleurs de style, ses périodes, ce quetout cela me portait sur les nerfs ! Et peu à peu, avec monair de n’y pas toucher, je devenais, sous son règne, le plusredoutable des mauvais gamins de rhétorique. J’excellais àintroduire subrepticement dans le poêle, les jours de grand froid,des morceaux de gomme élastique, dont la combustion sentaittellement mauvais qu’il fallait se hâter d’ouvrir portes etfenêtres ; alors le Caïman Vert, sujet au coryza, avait deséternuements en séries qui ne finissaient plus, ce qui mettaittoute la classe dans une joie délirante. Et je n’avais pas monpareil pour lancer au plafond des boulettes de papier mâché,auxquelles pendaient par un fil des petits morceaux de papier vertdécoupés en forme de Caïman. Je trouvais ça bête, vulgaire etmalpropre, les boulettes de papier surtout, mais j’en subissais latentation irrésistible, et puis, pour tout dire, cela me donnaitparmi mes camarades une sympathique popularité que je n’avaisencore jamais connue.

Un jour, je cédai même à la tentation d’êtreouvertement agressif. On venait d’expliquer je ne sais quel passagede je ne sais quel auteur grec, où revenait souvent le mot gunê(femme), et je demandai la parole, – ce qui se faisait enproduisant du bout des doigts un léger bruit de castagnettes et endisant : « M’sieu ! M’sieu ! » (On avaitle droit d’interpeller en classe, mais seulement, bien entendu, surdes questions de style ou de linguistique.) Il ne m’était jamaisarrivé de prendre part à ces tournois d’érudition, aussi le CaïmanVert ne céda-t-il qu’avec étonnement et méfiance.

– M’sieu, dis-je, ça doit être de gunê,n’est-ce pas, que vient guenon ?

À ces mots, celle (la guenon) de Madagascar nese tint plus de fureur :

– Vous, répondit-elle, vous me ferez deuxcents vers pour demain matin !

Et toute la classe avait éclaté d’un rirebruyant, tandis que je baissais les yeux en m’efforçant de prendreun petit air d’innocence pour ne pas aggraver ma situation.

Deux cents vers pour demain matin !… aïe,aïe, pauvre tante Claire !… Car c’était elle, sans doute, quiles ferait ces deux cents vers-là. Aussitôt rentré à la maison, jemontai donc dans sa chambre pour la cajoler un peu et la mettre autravail avant d’aller me promener. Son choix se fixa commed’habitude sur la troisième satire de Boileau : « Quelsujet inconnu vous trouble et vous altère, D’où vous vientaujourd’hui cet air sombre et sévère, etc. » C’était sousl’emprise de cette poésie que sa plume courait le plus vite, carelle la savait par cœur, pour l’avoir déjà maintes fois copiée enpensum.

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