Prime jeunesse

LI

Quitter la maison paternelle me parutcependant moins douloureux que l’an dernier, d’abord parce quec’était mon second départ, et puis surtout j’étais pour ainsi direanesthésié par la pensée de tout l’inconnu qui m’attendait enmer.

Au commencement d’octobre nous fîmes le voyagede Brest, tous ensemble, les huit enfants de Rochefort reçus àl’École Navale cette année-là, et un officier de marine, père del’un de nous, prit charge de nous surveiller en route. Le chemin defer Sud de Bretagne n’existait pas encore, et ce fut par le petitbateau à vapeur de la rivière de Châteaulin que nous arrivâmeslà-bas, le soir du second jour, au crépuscule, pour accoster aupied de la colossale muraille de granit qui soutient au-dessus dela mer l’esplanade du cours Dajot. Dans la rivière encaissée parlaquelle nous étions venus, entre des collines tapissées debruyères violettes ou roses, j’avais déjà remarqué le caractère,tout nouveau pour moi, de cette Bretagne qui devait exercer ensuiteun charme croissant sur mon imagination pendant une douzaine debelles années, mais qui plus tard me laissa tellement déçu… Je merappelle aussi que je fus frappé par l’aspect majestueux et morosede ce quartier de Brest auquel nous abordions ; le silencerégnait au pied des hautes maisons mornes et grises ; à cettetombée d’une nuit d’octobre, il faisait triste et humide dans lesallées d’ormeaux séculaires du cours Dajot, où languissait sur sonsocle une vieille nymphe démodée, en marbre blanc rongé par lescontinuelles pluies bretonnes. J’eus tout de suite conscienced’arriver dans une région plus dépourvue que la mienne de ce soleilque j’adorais déjà d’un amour presque païen. Et puis, au lieu denos pierres blanches, tout ce granit, toujours ce dur granit del’Armorique entassé avec profusion partout ! Oh ! combienles choses d’ici étaient différentes de celles de monpays !

Le lendemain donc, je fis ma première entréedans le grand et sombre arsenal de Brest, vallée de granit, –toujours ce granit, – déjà si étroite par elle-même et si encombréede matériel de combat, où l’on se sent de partout écrasé par lemonde de ces pierres bleuâtres, tant les ateliers, les magasins dela Marine s’étagent lourdement les uns par-dessus les autres.

Dans des passages surplombés où traînaient descanons, des obus, des câbles de navires, plusieurs corvées dematelots s’empressaient à transporter de lourdes choses, et tout celieu, – où je devais plus tard m’empresser moi-même à des armementsde navires, – me parut sévère et un peu terrible, malgré le beautemps qu’il faisait, ce jour-là par hasard, et la douce pâleur dusoleil d’octobre.

On nous mena dans une salle à muraillesmassives, parfumée au goudron maritime, où nous guettaient desadjudants, qui nous donnèrent d’abord des « numéros »pour remplacer nos noms, et puis se mirent à nous costumer enmarins. C’était la première fois que je me sentais définitivementseul au milieu d’inconnus, en même temps que c’était mon premiercontact avec cette classe de durs serviteurs de la Flotte, – quidepuis ce temps-là s’est gâtée, hélas ! comme toutes choses,au souffle du modernisme, mais qui de nos jours pourtant se composeencore en majeure partie d’hommes merveilleux par leur dévouement,leur endurance, leur loyauté, leur courage et leur cœur.

Dans le fond, ils avaient l’air plutôtpaternel et bon enfant, sous leur masque de range-à-bord, maisc’est égal, avec eux on subissait déjà l’emprise de la disciplinemilitaire, et je compris d’un seul coup que je n’étais plus libre,moi qui n’avais même pas connu le petit numérotage des lycées nileur discipline pour rire : – « Numéro 112,appelaient-ils, venez ici essayer une autre vareuse !… Allons,pressez-vous, numéro 93 ! » Elles étaient rudes à lapeau, les chemises qu’ils nous offraient, et, par-dessus degrossiers costumes en laine bleue, ils nous firent endosser descomplets de toile à voile plus raides que du carton, qui sentaientle filin neuf comme des néophytes qui viennent de prononcer leursvœux dans un monastère, nous abandonnions là, en même temps que nosnoms, tous nos vêtements, tous nos objets personnels ; jen’avais gardé que ma Bible, avec les quelques dernières lettres demon frère et de Lucette, que les bons adjudants rébarbatifs mepermirent de serrer dans ma chemise rugueuse.

Quand nos toilettes de bataille furent finies,on nous embarqua tous sur la canonnière de l’École, qui se mitpéniblement en route parmi des amarres tendues, des bouées, desentraves de toutes sortes, mais qui bientôt s’échappa de la valléede granit, – et alors la grande rade magnifique s’ouvrit devantnotre route, calme, luisante au soleil doux, et d’un bleu déjà unpeu doré par les ors du soir. Sur ce petit bateau qui nousemportait vers notre destinée nouvelle, nous étions un peu plus dequatre-vingts, enfants de mondes souvent très divers, d’aspirationset de goûts souvent contradictoires, qui allions pendant deuxlaborieuses années nous heurter parfois, ou bien nous affectionner,et nous nous dévisagions les uns les autresinterrogativement ; je devais sembler l’un des plus jeunes,avec un reste de naïveté enfantine dans le regard, et cependantj’étais, de tous, je crois bien, celui qui avait déjà le plus vécupar le cœur, par le rêve et par la souffrance…

L’heure avait pour moi quelque chosed’infiniment solennel, et j’ouvrais tout grands mes yeux. Ilfaisait beau, mais beau, invraisemblablement beau pour uneaprès-midi d’octobre à Brest, comme si cette rade avait voulu nousleurrer d’un premier sourire d’accueil, – cette rade immense surlaquelle nous allions peiner pendant deux années au milieu destourmentes d’Ouest, dans les froides rafales, dans la pluiefouettante et les embruns. Trois vaisseaux, qui me paraissaientgigantesques, trônaient à peu près seuls, là-bas, sur le miroirimmobile de la mer : lequel des trois serait ce Borda auquelje songeais depuis mon enfance avec tant de désir et aussi tantd’effroi ? Mais l’image qui, je ne sais pourquoi, me frappaitle plus, était cette sortie vers le large, ces deux petitspromontoires qui se faisaient face de chaque côté de la passe, l’unsurmonté d’une tour de phare droite comme une bougie plantée dansun rocher, le tout se profilant sur le beau jaune orange del’horizon ; cette image-là, elle s’est tellement gravée dansma tête, que c’est elle encore que je revois le plus facilementaujourd’hui, avec sa lumière et sa couleur de ce soird’arrivée.

Les trois grands vaisseaux, je demandaitimidement à un matelot de me les nommer : le plus procheétait l’lnflexible, l’École des Mousses ; le second, ce Bordaqui nous attendait ; le plus lointain, la Bretagne, l’Écoledes Novices. C’étaient encore un peu des vaisseaux d’autrefois, dutemps héroïque de la marine à voiles ; de très majestueuxvaisseaux, qui avaient gardé leurs mâtures ; ils étaientpeints de larges bandes alternées, noires et blanches, pourdélimiter nettement leurs trois ponts superposés, et combien peuils ressemblaient à ces affreuses machines d’un gris vaseux,noyées, sournoises, infernales, que sont nos cuirassésactuels ! Ces mâtures surtout les différenciaient ; ilsélevaient, dans le ciel nostalgique de la tranquille soirée, ceséchafaudages de mâts et de vergues qui sont presque abolis en nostemps de ferrailles tristes, mais qui constituaient cependant pourles jeunes hommes de si incomparables écoles d’agilité, de santé etde force !

Le Borda ! Nous arrivions, nous letouchions presque, et le soleil devenu rouge faisait luire gaiementla peinture toute fraîche de sa poupe monumentale, qui était à lamode ancienne, avec de belles cariatides penchées au-dessus del’eau pour soutenir le balcon du commandant avec leurs brasmusculeux.

Notre canonnière, après avoir exécuté unecourbe habile que je ne savais pas encore comprendre, vints’arrêter sans heurt à une échelle dont les marches étaient de boissoigneusement blanchi et dont les cuivres étincelaient. Desmatelots étaient là, qui attendaient notre accostage pour nouslancer des amarres, de ces matelots comme il y en avait naguère etcomme il y en a de moins en moins aujourd’hui ; de plus, onavait dû les choisir parmi les lestes et les braves pour mieux nousentraîner et nous servir d’exemple.

Assez émus tous d’arriver enfin là, nousgrimpâmes alors quatre à quatre, en petite troupe impétueuse, nousbousculant un peu, pour nous enfourner plus vite dans les flancs ducloître flottant. C’était une batterie d’aspect plutôt rude, maisvaste et claire, très accueillante, où l’air marin entrait par lessabords et qui exhalait discrètement la saine odeur des navires deguerre tenus très propres : ça sentait le sapin gratté, çasentait les cordes goudronnées, ça sentait le sel, les algues et lamer.

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