Prime jeunesse

XXXVII

Un cousin germain de ma mère habitait Paris,sur l’autre rive. Sa femme, qui ressemblait beaucoup de visage àmadame de Sévigné, accentuait encore son effet en disposant commedes oreilles d’épagneul, à la manière Grand Siècle, ses admirablesboucles blondes ; elle n’avait du reste que ce défaut-là etcelui d’être poétesse, à part quoi elle était intelligente etbonne, et m’affectionnait, celle-ci encore, comme un véritableneveu. Une fois par semaine, elle donnait un thé aux membres d’unecertaine « Union des poètes », dont elle faisaitelle-même partie. Oh ! le singulier petit monde que j’ai connulà, presque chaque jeudi soir ! À tour de rôle, les invités selevaient et prenaient une pose pour nous communiquer leurs plusrécents produits. À peine achevaient-ils, que c’était une ovationbruyante ; tout le monde les entourait, en criant, en sepâmant d’extase, et, à mon avis, il n’y avait jamais de quoidevenir épileptique comme ça. Habitué que j’étais à ces plus calmessoirées de province où après une audition, fût-elle mêmeremarquable, l’assistance se borne à un discret chuchotementapprobateur, je me demandais : mais qu’est-ce qu’ils ont, maisqu’est-ce qui leur prend ? Chaque fois, dès que les auditeursflairaient l’approche de la strophe finale, leur figure secontractait comme sous l’effort d’un pénible travail interne ;visiblement ils élaboraient des phrases transcendantes pour définirà haute voix leur admiration. Pauvres gens, besogneux pour laplupart et tous névrosés, en mal d’impuissance etd’obscurité !…

Le seul que j’écoutais avec une certaineattention était un jeune homme pâli qui se composait une têtefatale ; il était aussi un neveu de la maison, du côté de latante aux belles boucles blondes ; il s’appelait Léon Dierx etdevint par la suite le « prince des poètes ».

Dès le premier soir, je fus prié de me mettreau piano et je leur jouai un menuet difficile, assez peu connu. Lepiano était excellent, avec des sons qui se prolongeaient commeceux d’une voix, et je sentis tout de suite que l’on m’écoutait, desorte que je jouai bien ; – alors ce fut du délire, d’autantplus que l’on me savait neveu du bon chocolat tout chaud et desbonnes sandwichs impatiemment attendues ; les poètes, avec ceslongs cheveux qui étaient encore à cette époque le symptômeextérieur de leur genre de maladie, s’approchèrent en affectant desmines extasiées : – « Oh ! monsieur… c’est un poèmeque vous venez de nous jouer là ! » – « Oh !monsieur… mais toute la poésie pastorale du dix-huitième siècles’est échappée de vos jeunes doigts ! » – « Tu asfait florès, mon cher », me dit la maîtresse de la maison,assez satisfaite du succès de son jeune parent provincial. Et moi,je saluais, d’un petit air timide et cafard, étouffant une envie derire et me demandant si je n’étais pas tombé là dans l’une descellules, les moins dangereuses assurément, mais non les moinscocasses, de cet immense asile pour hystériques, où j’étais venufinir mes études.

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