Prime jeunesse

XIII

Un jour de ce même avril, pendant que j’étaisdans ma chambre sur la rue, péniblement occupé à faire un thèmegrec pour le Caïman Vert (alias, la Guenon de Madagascar), je viss’arrêter devant notre porte un grand camion du chemin de fercontenant plusieurs malles et des caisses en « bois desîles », scellées toutes de larges cachets à la cire rouge.Aussitôt je compris ce que c’était, et, ne tenant plus en place,j’envoyai promener le devoir grec.

Dès que ces bagages de mon frère furent entrésdans notre cour et déposés à l’ombre sous la grande tonnelle dejasmin de la Virginie, toute la famille assemblée là se mit endevoir de pieusement les ouvrir, ce qui fit couler de silencieuseslarmes ; ses effets, son linge, son uniforme de grande tenueaux dorures encore toutes fraîches, son violon, ses livres…L’émotion de ma mère fut surtout profonde quand elle retrouva saBible, et moi je demandai aussitôt à voir les paroles qu’elle avaitinscrites pour lui à la première page et qu’au moment de sa mort ilse faisait relire par l’aumônier de l’Alphée.

Ces paroles, je veux les citer ici parcequ’elles attestent si bien cette foi calme et sûre qu’avait ma mèrebien-aimée, et dont elle a laissé sur mon âme l’empreinte à peuprès indélébile :

16 octobre 1858.

« Quiconque me confessera devant leshommes, je le confesserai aussi devant mon père qui est auxcieux.

Mais quiconque me reniera devant les hommes,je le renierai aussi devant mon père qui est aux cieux.

(Mathieu X, 32-33.)

* Les Bibles que nous avions tous en cetemps-là étaient une très fine édition portative imprimée à Londreset enfermée dans une enveloppe de cuir noir.

«  Que ces paroles sorties de la bouchedu Sauveur et tracées ici par la main de ta mère te frappent toutparticulièrement, mon fils bien-aimé, et fassent sur toi unesalutaire impression ! Que ce livre, je t’en supplie, ne soitpas un livre fermé ! Médites-en chaque jour quelques passagespour t’instruire et te fortifier.

Oh ! si je pouvais avoir la certitude quetu deviendras un véritable disciple du Christ, combien ma douleuren me séparant de toi perdrait de son amertume, car, mon fils jedemande moins à Dieu de te revoir sur cette terre de péché que deme retrouver avec toi et tous ceux que nous aimons dans lesdemeures éternelles et bienheureuses promises auxrachetés. »

Ta mère et ton amie,  »

NADINE V. »

Ce petit livre qui avait déjà tant couru lemonde, dans son enveloppe de cuir noir, exhalait une saine etdiscrète senteur d’herbier, qu’il a conservée encore ; avantde le rendre à ma mère, je découvris, entre les pages de papiertrès fin, une fleur desséchée, une pervenche rose, en tout pareilleà celle qu’il m’avait envoyée dans une de ses lettres d’Océanie, medisant qu’elle avait fleuri à la porte de sa maisonnettetahitienne.

On devinait qu’en présidant à la confection deses malles, au départ de Saïgon, il craignait déjà de n’avoir pasla force d’arriver jusqu’à nous, car des petits paquets, descoffrets étaient étiquetés de son écriture.

Il y avait entre autres des boîtes surlesquelles il avait écrit : « Papillons pour J… » etqui contenaient, pour mon musée, des papillons merveilleux.

De ces caisses qui répandaient une odeurexotique, – cette pénétrante odeur de Chine que je devais tantconnaître plus tard, – nous retirâmes aussi de précieux bibelotschinois. Mais j’y fis surtout une trouvaille qui m’enchanta :auprès de son revolver d’ordonnance, un petit revolver américain,très élégant pour l’époque, qui me fut attribué aussitôt, avec sonétui et ses cartouches. Cinq minutes après, je l’avais chargé etpassé à ma ceinture, où il fut à poste fixe pendant près de deuxans ; je l’emportais même aux classes du Caïman Vert, où je lelaissais circuler le long des bancs, caché sous nos cahiers, pourêtre montré à mes camarades, avec recommandation « de prendrebien garde à la détente qui était trop aisée et dangereuse ».Et cela rehaussait ma popularité et mon prestige, toujours un peuchancelants.

Je n’ai pas compris comment mes parents, quipar ailleurs veillaient si bien à écarter de moi tout danger, mepermettaient d’avoir du matin au soir une arme chargée à maceinture. On aurait pu relever de même, dans leur mode d’éducation,d’autres apparentes inconséquences, – qui après tout étaientpeut-être au fond la sagesse même. Ainsi mon frère, dans sa craintequ’on m’élevât trop en petite fille, ayant exigé depuis trois ansqu’on me fit prendre des leçons d’équitation à l’école de dressage,je montais déjà pas mal, et le directeur avait permis à ses gens dem’emmener avec eux sur les routes à la promenade des chevaux.Quelquefois donc, après m’être longuement amusé à mon théâtre dePeau d’Âne, seul ou en compagnie de ma petite camarade Jeanne, àfaire défiler dans nos décors de rêve nos poupées en miniaturevêtues comme des fées ou des sorcières, il m’arrivait de prendretout à coup ma cravache et d’aller courir les chemins, monté surquelque bête incomplètement dressée, en compagnie de grands diablesde « piqueux » avec qui j’avais fait amitié, mais quin’avaient vraiment rien du langage ni des manières de l’hôtel deRambouillet.

Toutefois, ce printemps-là, pour me distrairede ma tristesse, j’avais l’attente de deux événements annoncés pourle commencement de juin : d’abord le retour de Lucette dont lemari finissait bientôt ses deux ans de Guyane, ensuite la naissancede ce petit enfant de ma sœur, qui me semblait destiné à prendredans ma vie une place considérable, et dont il me tardait follementde connaître la figure.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer