Prime jeunesse

XL

Je reprends le mystérieux petit cahier et, àune date de ce même novembre parisien, j’y trouve ceci :

Un soir d’il y a bien longtemps je me rendaiscomme de coutume à la Limoise pour y passer la journée du lendemainjeudi. Mon père m’avait conduit sur l’autre rive de la Charentejusqu’à cette lande appelée les Chaumes, et nous attendions là lebon vieux M. D*** qui devait venir au-devant de moi pour meprendre et m’amener chez lui. C’était l’heure du coucher du soleil– oh ! il y a plus de dix années de cela et j’étais encorebien petit enfant. – De loin, dans cette plaine aride des Chaumes,j’aperçus le vieillard qui venait à nous s’appuyant sur sacanne ! il me parut beaucoup plus grand que ce n’étaitnaturel, et il me fit peur. Je ne fus tout à fait rassuré que quandje lui eus parlé. Un orage effroyable commençait d’emplir le cielde ses nuages cuivrés et il y avait en l’air des zigzags de feu quicouraient dans tous les sens. Cela réveillait en moi comme dessouvenirs indécis de choses que j’aurais connues plusieurs sièclesauparavant. On venait de m’initier quelque peu aux Druides, cesprimitifs habitants de la Saintonge ; au fond d’un bois dechênes des environs, j’avais vu un de leurs autels, et je me disque le pays devait avoir ce soir-là le même aspect que de leurtemps.

Une fois entré à la Limoise, au crépuscule, jefils particulièrement frappé par l’aspect de ce grand salon decampagne que le tonnerre faisait trembler jusqu’en ses vieillesfondations. À cause de la torride chaleur, les fenêtres étaientencore ouvertes, malgré les premières gouttes de pluie ; levent d’orage faisait s’agiter dans l’obscurité les longs rideauxblancs qui parfois s’envolaient jusqu’au plafond. Nous étionsseuls, Lucette et moi, et nous avions peur tous deux ; lesentiment elmique de forme effrayante s’était emparé de moi avecune puissance inaccoutumée, comme si l’être ou la chose qui leproduisait s’approchait de nous jusqu’à nous frôler. Je n’ai jamaissu d’où ce mot elmique avait pu me venir ; c’est en rêve qu’ilavait été prononcé à mon oreille par quelque fantôme, et pour moiil était le seul pouvant désigner le je ne sais quoi inexprimablecaché la nuit au fond des bois de la Limoise.) J’avais apporté deRochefort, pour y apprendre une leçon le lendemain, un petit livrede morceaux choisis dans lequel à la lueur des éclairs, nous nousamusions, Lucette et moi, à lire des passages interrompus, en nouspenchant bien près, nos fronts l’un contre l’autre. Mais tout enlisant, je regardais aussi dehors je pensais avec inquiétude, que,derrière le vieux mur très bas de l’enclos il y avait tout de suiteles bois de chênes et la plaine de bruyères, éclairés par l’orage.Le souvenir des Druides surtout vint me faire frissonner ; jeme les représentai réveillés tous par ce grand bruit du tonnerre etcourant comme des fous entre les arbres, avec de longues robesblanches que le vent tourmentait autant que ces rideaux dusalon ; ils devaient sortir de partout, se multiplier, nouscerner de toutes parts, et à chaque éclair je tremblais de voir unede leurs sombres figures apparaître là tout près, dans lejardin…

Sur ce même cahier clandestin aux feuilles siminces, j’inscrivais aussi des fragments des lectures qui m’avaientle plus frappé, et je suis confondu de les retrouveraujourd’hui : j’avais oublié que le choix en était siétrange ! Des passages de livres de cabale, traduits del’hébreu, ou de livres des Rose-Croix du XVIIe siècle allemand, descitations de Trismégiste IV, ou de Jamblique, etc.

Les intelligences célestes se font voir et secommuniquent plus volontiers dans le silence et la solitude.

On aura donc pour les attendre un cabinetsecret etc.

(Les clavicules du rabbi Salomon, chap. III.)Il importe que, nous qui cherchons à atteindre les hauteurssublimes, nous nous efforcions d’abord de laisser derrière nous lesaffections charnelles, la fragilité des sens, les appétits quiviennent de la matière. (Tritémius.)

Enfin j’y trouve aussi, dans une page écriteen cryptographie, la première mention de ce gardien qui veille auSeuil de la Connaissance, de ce gardien terrifiant auquel je devaisêtre davantage initié bien des années plus tard, dans la Maison desSages, à Bénarès : Cemis custodia qualis vestibulosedeat ? Facies quae limina servet ? (Vois-tu quelgardien est assis à l’entrée ? Quelle figure terrible veillesur le seuil ?)…

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