Prime jeunesse

XXXIV

Mes deux dernières journées furent consacréesà Fontbruant, où ma mère venait de me devancer. On m’avait permis àprésent de faire à pied les vingt-deux kilomètres de la route, etc’était par une région en ce temps-là solitaire et charmante, quin’était pas morcelée, n’appartenait à personne, et que l’on nommait« les communaux ».

Quand je jette les yeux en arrière, sur lelong déroulement de ma vie qui s’embrume déjà beaucoup, il y a parplaces comme des taches lumineuses qui appellent le regard de monsouvenir et au milieu desquelles les moindres détails des choses sedessinent encore avec un relief inaltéré. Ainsi mon retour àFontbruant ce jour-là, je le retrouve comme si c’était d’hier.

Parti de Rochefort le matin, j’arrivai là-basà l’heure chaude et morne de midi ; j’ouvris doucement legrand portail vert de la maison et j’entrai sans bruit. Personnedans le jardin, une torpeur méridienne, un silence d’été au milieuduquel une petite voix infiniment douce chantait en sourdine, etcomme en sommeil… Je ne sais rien au monde de mélancolique autantqu’un chant frêle, sur des notes hautes, s’élevant isolé dans lesilence d’un midi que le soleil accable. Cette mélancolie sans nom,qui si mystérieusement nous pénètre, m’avait déjà été plusieursfois révélée par le cri des sauterelles de la Limoise ; elleest la même que devaient me redonner plus tard les vocalises desmuezzins au-dessus des villes blanches de l’Islam, aux heures oùles maisons ne jettent plus d’ombre sur la terre ; la mêmeaussi que je devais retrouver dans les régions tout à faittorrides, en écoutant les petites chansons somnolentes des femmessénégalaises quand les sables du désert se pâment de chaleur.Aujourd’hui, cela me faisait mal à entendre, d’abord parce qu’il yavait dans l’air on ne sait quoi de languide pour annoncerl’arrière-saison, ensuite parce que l’angoisse du départ planaitpour moi sur ces dernières journées, enfin et surtout parce quecette voix, je l’avais aussitôt reconnue : c’était la chèrevoix de ma mère, si pure jadis, mais où je percevais pour lapremière fois quelque chose comme une imperceptible fêlure dans unson de cristal. La chanson aussi m’avait été familière toute mavie ; c’était une berceuse de l’île qui avait servi à nousendormir les uns et les autres depuis plusieurs générations. Et lachanson disait :

Passe la Dormette, Passe vers chez nous, Pourendormir Ninette, Jusqu’au point du jour.

Je m’arrêtai un moment pour écouter, immobile,et puis je contournai tout doucement la vieille maison pour merapprocher de la bien-aimée chanteuse ; je l’aperçus à traversdes branches sans qu’elle se doutât de mon arrivée, et je m’arrêtaiencore pour la regarder. Elle berçait sa petite-fille, le bébé dema sœur, et faisait les cent pas très lentement, dans une alléeétroite, au bord de la terrasse aux grosses pierres anciennesrongées de lichen et de mousse ; sur son passage, les corcorusqui tapissaient la lourde muraille la frôlaient un peu de leursbranchettes terminées par leurs fleurs en houppes de soie jaune, etles abeilles, les guêpes qui s’empressaient à faire leursprovisions d’automne, accompagnaient son chant comme d’un discretmurmure d’orgue d’église.

Passe la Dormette, Passe vers chez nous…

Cette Dormette de midi, que la voix appelait,était la même petite fée, bienfaisante aux enfants, qui avait jadisprésidé à mes premiers sommeils ; la douce incantation qui lapriait de venir n’aurait donc pas dû me sembler triste ;cependant mon cœur s’endeuilla peu à peu en l’écoutant, à cause dece silence, de ce chaud et presque morbide soleil, surtout de cetrès proche départ ; la vieille terrasse me semblait prête às’endormir comme la toute petite fille que l’on berçait, et pourmoi la chanson lente qui planait comme craintivement au-dessus denous cessa bientôt d’être une berceuse pour devenir une sorted’élégie, le dernier chant, eût-on dit, le chant de mort de toutmon cher passé, de mon enfance qui décidément allait finir, et,quand je sortis de derrière les branches pour aller me jeter dansles bras de maman, je n’étais pas loin de pleurer.

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