Prime jeunesse

XXXII

Le déménagement de ma chambre m’occupa deuxjours, – et combien je me retrouvai là enfant, petit enfant même,malgré mon aventure de jeune homme dans le ravin des grottes !Après beaucoup de tergiversations, mon « musée » fut lelieu sur lequel se fixa mon choix, pour y transporter et ensevelirtant de chères petites choses ; aucune place dans la maisonn’était plus secrète, plus inviolable, ni plus complètement à moique ce réduit haut perché dont la fenêtre donnait sur lestranquilles lointains désuets du rempart, des prairies et de larivière. Si je parle longuement de ce « musée », dont jefis en outre, à partir de ces jours, une sorte de reliquaire, c’estqu’il a vraiment joué un grand rôle dans ma vie, même plus tarddans ma vie d’homme courant le monde, – et qui croirait cela envoyant cet appartement de poupée, dont je touchais déjà de la têtele plafond trop bas !…

J’eus vite fait d’arranger, sous l’étagère auxfossiles, toutes les grandes boîtes de mes jouets d’autrefois. Ilme fallut beaucoup plus de soins pour le transfert de mes humblesobjets précieux, gentilles boîtes à bonbons qui me rappelaient mespremiers de l’an de jadis, gentils bibelots qui dataient del’enfance de maman, vases ou statuettes en porcelaine, petiteschinoiseries surannées qui venaient de grands-oncles navigateurs,etc. Or, dans ce musée, il y avait un modeste bureau-secrétairepour enfant, qui, sous Louis XVI, avait servi aux toutes premièresétudes de l’une de mes aïeules huguenotes ; il m’était sacrécomme provenant de l’île, et je le jugeai digne de recevoir toutcela dans ses flancs vieillots. Mais il me parut urgent d’en faired’abord le scrupuleux nettoyage et de coller sur ses étagères, dansses tiroirs, le plus impeccable papier blanc. Tante Claire, bienentendu, était montée pour m’assister, comme dans toutes mesentreprises, et, sentant que le si proche départ pour Paris jetaitpour moi de l’angoisse sur ces puériles installations, ellecherchait de son mieux à me consoler.

Ce Paris, elle l’avait plusieurs fois habitéavant ma naissance, chez son oncle, frère de ma grand-mère, qui yétait receveur de l’enregistrement ; plus tard elle y étaitsouvent revenue pour accompagner ma sœur pendant ses périodesd’étude à l’atelier du peintre Léon Cognet, et je voyais bienqu’elle ne le détestait pas. – « Tu as tort d’en faire fi, –me disait-elle, tout en manœuvrant le pinceau pour enduire de colleles feuilles et les bandelettes blanches qu’elle me faisait passerà mesure, – tu as tort d’en faire fi, mon cher ; il est pleinde choses pour t’intéresser, tu verras !

Tiens, par exemple, le Louvre, il tepassionnera… et la musique, et les concerts, tu ne te doutes pas deconcerts pareils ! » Mais non, elle avait beau dire,j’avais par avance décidé qu’à Paris tout m’ennuierait… Pendantnotre patient travail de tapissiers, la fenêtre ouverte laissaitentrer le radieux soleil de fin septembre, avec le calme desentours, et avec aussi quelques-unes de ces guêpes ou abeilles quiont de tout temps affectionné ce lieu de silence, et quibourdonnaient très affairées autour de nous.

Sur la fin du second jour, quand tout futarrangé à mon gré, je répandis un peu partout du camphre et despaquets d’herbes aromatiques. Pour compléter ces petits soinsfunéraires, je recouvris même plusieurs objets avec desmousselines, – des morceaux, que je vois encore, d’une robe enorgandi blanc à vieilles fleurs brodées qui venaient de la jeunessede ma grand-tante Berthe, vers 1805 ; – ensuite je fis sortirpar pitié ces quelques guêpes et abeilles visiteuses, pour ne pasles ensevelir vivantes, et ce fut l’heure de fermer les yeux de mon« musée » (sa fenêtre, que personne ne rouvrirait plusjusqu’à mon retour). Quand de là-haut je regardai les lointainsfamiliers pour leur dire adieu, tout commençait déjà de s’illuminerdes rayons rouges du soir ; je me rappelle qu’à cet instant làjustement, sur la rivière à peine indiquée au milieu des prairies,passait une frégate, une belle frégate annoncée depuis le matin,qui revenait « des colonies », – et sa vue apportal’utile diversion à ma tristesse en faisant tout à coup dévier mapensée vers un avenir probable de voyages et d’aventures… Undernier regard aux coquillages, classés bien en ordre dans leurscasiers, un dernier regard au papillon « citronaurore »du domaine de Borie, dont l’éclat jaune était mis en valeur par lesmerveilleux grands papillons bleus de la Guyane, ses voisins devitrine, – et enfin, tante Claire et moi, nous fermâmes la porte etnous y mîmes les scellés en collant des bandes de papier toutautour, pour maintenir à l’intérieur ce parfum de sarcophage quiéloigne les mites et autres petits rongeurs attitrés des chosesmortes.

Un enfant qui avait de telles précautions etde telles craintes en se préparant à quitter le toit paternel,était vraiment bien peu armé pour la vie, bien peu armé surtoutcontre le temps et contre la mort…

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