Prime jeunesse

XVIII

Depuis quelque temps, je voyais paraître cheznous un vieux monsieur à visage de corbeau dont le haut de forme,toujours mal peigné, avait l’air d’avoir de longues soies, commequi dirait un chapeau angora.

Ma grand-mère le recevait dans sa chambre et,après chacune de ses visites, elle semblait accablée. C’était,paraît-il, son notaire qui venait lui annoncer des pertes d’argent,à la suite de placements fâcheux qu’il lui avait conseillés, ainsiqu’à sa sœur, ma grand-tante d’Oléron. Comme tous les enfants, jene me souciais guère de ces questions-là, mais ce qui m’atteignitd’une façon douloureuse fut d’apprendre que nous ne serions bientôtplus propriétaires dans notre île, qu’il faudrait vendre nosderniers lambeaux de vignes et de marais salants, de même qu’ilavait déjà fallu renoncer à cette maison de Saint-Pierre d’où nosancêtres, à la révocation de l’édit de Nantes, étaient partis pourl’exil. Ce petit désastre contribuait du reste pour sa part àassombrir un peu notre vie familiale.

Toutefois un événement heureux succédapromptement à nos deuils : ma sœur ne nous quitta plus.

Son mari vint habiter, à environ vingt-deuxkilomètres de Rochefort, une petite ville, presque un village, quis’appelait Fontbruant, près d’une antique forêt de chênes verts.Leur installation, qui devait être provisoire, dura une douzained’années, – ce qui, à l’âge que j’avais alors, représente unepériode très longue, – et ce Fontbruant fut dans la suite un deslieux de la terre auxquels je m’attachai le plus passionnément.

Près d’une grand route, où quelques dernièresdiligences passaient encore en faisant leurs gaies sonnailles degrelots, et à la tête d’un pont jeté sur un ravin plein de sources,ils avaient choisi une adorable vieille maison, aux murs épaiscomme des remparts, avec deux jardins superposés, plantés de grandsarbres et qui communiquaient par un escalier de pierresmoussues.

J’avais là ma chambre, bien entendu, machambre à moi où jamais personne d’autre n’eut le droit de demeureret où, pendant mes premières années de marine, je devais revenirtant de fois avec une émotion très douce, entre mes longuescampagnes.

Alentour, dans un silence de désuétude, dansun calme que nos paysages de France ne connaissent déjà plus,s’étendait un site d’une beauté rare, quelque chose comme un restedes vieux temps de la Gaule qui, par miracle, se serait conservélà, oublié des hommes. En plus grand, et par suite en plus sauvage,cela ressemblait beaucoup, comme nature, à certaines parties desbois de la Limoise, et voilà pourquoi sans doute je m’y attachai sivite, m’y retrouvant chez moi.

C’était le même sol exquis, où partoutaffleurait la pierre grise et où ne croissaient que les plantesdélicates des lieux secs, les tapis de lichen, les graminées d’uneimpalpable finesse qui font comme une petite vapeur épandue sur laterre, et les orchidées dont les fleurs ont l’air de mouches envelours grimpant le long d’un brin de roseau. Comme arbresforestiers, c’étaient surtout des chênes verts dont le feuillageéternel imite celui des oliviers ; il y en avait là d’énormes,de ces chênes de notre Sud-Ouest, si lents à se développer maisqui, avec les siècles, finissent par s’arrondir à la manière desbanians hindous. Et à l’entrée de cette forêt, qui se maintenaittoute l’année du même vert sombre, sommeillait un vieux château dela Renaissance, aux fenêtres toujours fermées depuis plus de centans. Je veux aussi noter certain ravin où se passa, l’annéed’après, la scène la plus troublante de ma vie d’adolescent ;sur une longueur d’un kilomètre ou deux, ce ravin, qui ne tarda pasà devenir mon royaume favori, coupe comme une déchirure le vieuxsol pierreux de Saintonge et entretient dans son repli ombreuxtoute une végétation d’eau, en contraste absolu avec celle desplateaux d’alentour ; là, dans la nuit verte, c’est le domainedes mousses merveilleuses, des roseaux grands comme des bambous etdes fougères géantes ; la grande osmonde en particulier ydevient presque arborescente et je ne connais dans nos climatsaucun lieu ayant autant que celui-là des aspects de maraistropical. En outre, dans la muraille de rochers qui l’entoure,s’ouvrent en rang des espèces de porches d’église donnant accès àla nuit souterraine : des grottes, festonnées par la fantaisiemillénaire des stalactites et dont l’alignement forme comme unepetite rue très mystérieuse, aux profondes entrées noires.Oh ! quel incomparable champ d’exploration pour un jeuneaventurier de quinze ans, qui, du matin au soir le revolver à laceinture, scrutait les fouillis les plus inviolés, en se prenantpour un trappeur du Nouveau Monde !…

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